Le voilà qu’il déplie sa première pièce à conviction : « Ceci est une photo où vous posez à côté d’un slogan où il y a marqué « Sionistes au Goulag ». L’infâme accusée apparaît effectivement sur ladite photo, tout sourire – on pourrait même croire qu’elle est sympa – assise sur le quai d’une station de métro à la fin d’une manifestation de soutien à la résistance palestinienne. Avouons-le, à cet instant, on ne peut pas s’empêcher d’imaginer le petit Thomas, tout fier derrière ses petites lunettes, constituer son petit dossier d’inculpation, rassemblant dans son petit classeur les preuves – irréfutables ! – de ce qu’il est sûr et certain de pouvoir démontrer. On l’imagine jubiler aussi devant sa petite imprimante au moment où il se représente lui-même, en train de brandir la terrible photo au milieu des « Oh ! » et des « Ah ! » d’une assemblée de braves gens éberlués, et face à une Houria décomposée de voir ainsi démasquée cette redoutable preuve de culpabilité qu’elle avait pourtant si bien dissimulée… dans la liste des photos de profil de son compte public facebook.
Pour ceux qui n’auraient pas saisi l’évidente ignominie de la photo, le « Blanc valeureux » (1) propose une traduction « littérale » de l’inscription. « Ça signifie au sens strict que les juifs favorables à l’existence d’Israël doivent être envoyés dans des camps de concentration. »
Obnubilé par sa cible, le blanc-tireur ne se rend pas même compte qu’il vient de se couvrir de ridicule aux yeux de tous. De tous, sauf des sionistes et des identitaires. Ces nouveaux amis que cette belle affaire lui aura rapportés. Les jours d’après, on sait qu’il s’accrochera comme à une brindille à sa définition racialisante d’une idéologie politique : « Historiquement, un sioniste c’est un juif favorable à l’existence d’un État israélien ». Au moment où le Premier Ministre, Manuel Valls, déclare que « l’antisionisme est le synonyme de l’antisémitisme » et que l’État s’acharne à criminaliser la campagne BDS, Guénolé a choisi son camp. Et pour ce Lawrence d’Arabie des quartiers, calomnier la lutte pro-palestinienne, c’est pire qu’un mauvais calcul. C’est un suicide.
La suite du réquisitoire tiendra sa promesse. Racisme anti-blanc, misogynie, homophobie, communautarisme, voire séparatisme… La liste des blâmes suivra toujours le même procédé : une fausse méthode de géomètre, balisée d’équivalences douteuses et de canaillerie intellectuelle, où le « CQFD » se pointe soudainement comme un chien dans un jeu de quilles. 1) Le Blanc est une « généralisation fondée sur la couleur de la peau », 2) « la généralisation fondée sur la couleur de la peau, c’est du racisme » 3) « Vous êtes raciste, Madame Bouteldja » CQFD. Hélas, ce raisonnement parfaitement juste est parfaitement faux. Tout simplement parce que le Blanc n’est pas une généralisation fondée sur la couleur de la peau, mais bien, comme précisé dans l’avant-propos du livre paria : « une catégorie sociale et politique, produite par l’histoire moderne, au même titre qu’ouvriers ou femmes ».
En face, la scélérate n’a dit mot. À peine, a-t-elle froncé un sourcil. Il y a bien longtemps que son insolente tête d’indigène a été mise à prix. Bien longtemps que les chasseurs de prime, de droite comme de gauche, s’y sont cassé le nez. Elle maintient la dragée haute et sous son visage impassible se laisse entendre, revenue d’un tréfonds historique, la voix des récalcitrants : « Le Nègre t’emmerde ! ».
Elle est là pour porter le projet d’une politique nouvelle, poser les conditions d’une alliance stratégique entre les races sociales en vue de leur émancipation collective, et d’une paix possible. Et rien ne l’en détourne. Elle assume tout, sans jamais « se cacher derrière son petit doigt » et dans un élan tout naturel, lâche un sublime « Oui, et alors ? » à la face du Grand Guignol qui croyait trouver là le moyen ultime de la voir se décontenancer. À ses côtés, Maboula Soumahoro fait bloc avec sa sœur de lutte. À la mine imperturbable de Houria, elle rallie son rire irrévérencieux, son éloquence et sa logique édifiante : « On n’arrête pas de répéter que les races n’existent pas, qu’on ne sait pas ce qu’est un blanc, ou ce qu’est un noir. Et tout d’un coup, quand il s’agit de parler du racisme anti-blancs, là, la catégorie blancs n’est plus du tout questionnée. On ne se demande plus qu’est-ce donc qu’un blanc ? ». Anastasia Colosimo, elle qui s’était montrée si soucieuse de reconnaître la pleine souveraineté de l’individu vis-à-vis de ses prétendues appartenances réductrices, regarde ses pieds. Bah, c’est vrai, ça. C’est quoi un Blanc en fait ?!
Antiracisme moral VS Antiracisme politique
Oui, on aura bien ri ce soir-là. Mais pas seulement. Car ce qu’il s’est passé dépasse le seul amusement vaudevillesque. C’est un condensé de plus de 30 ans de conflits structurant l’antiracisme français qui s’est débobiné sous nos yeux. Du « clash Guénolé/Bouteldja » jaillit une criante vérité. Il est le reflet à peine caricaturé de ce qui oppose l’antiracisme officiel et moral à l’antiracisme politique des « premiers concernés ». Depuis au moins les Marches pour l’Égalité des années 1980, le champ antiraciste français est un champ de bataille. D’un côté du ring, l’antiracisme blanc : il conçoit le racisme comme un phénomène moral, psychologique, comportemental et inter-individuel. Pour les antiracistes blancs, le racisme est « universel », et puise ses origines profondes dans un sentiment propre à l’humanité toute entière : la haine et la fameuse « peur de l’Autre ». Il s’agit alors d’éduquer les racistes, avec des campagnes publicitaires « choc », de leur apprendre à « aimer les autres pour s’aimer soi-même », à pousser des cries d’orfraie dès qu’ils entendent le mot « race », car, comme chacun sait, « seule la race humaine existe ». Son entrée fracassante sur la scène médiatique s’est matérialisée avec la création d’une succursale du Parti socialiste : « SOS racisme ». « Touche pas à mon pote », slogan arboré fièrement à l’époque par nombre de militants blancs trop heureux de venir secourir les pauvres immigrés, peine aujourd’hui à symboliser autre chose que la crème de la crème du paternalisme de gauche.
De l’autre côté du ring, l’antiracisme politique : pour lui, le racisme n’est ni une opinion, ni seulement un délit, c’est un système de domination politique, un ensemble de rapports sociaux historiquement structuré depuis la traite négrière et la colonisation des pays du Sud par les pays du Nord. Les races ont été produites pour les besoins de l’expansion coloniale. Aujourd’hui, elles continuent à charpenter les inégalités statutaires des post-coloniaux et confèrent des privilèges aux Blancs. Intrinsèquement adossé aux structures du pouvoir, le racisme est ainsi un problème politique qui engage le fonctionnement de l’ensemble de la société.
Un titre récent de la revue Vacarme affirmait « La race n’existe pas mais elle tue ». C’était un bon début. Quant à nous, nous dirions : la race tue donc elle existe ! Ah mais c’est que vous voulez la faire exister, Madame Bouteldja, s’écrirait l’entêté Guénolé. Croit-il vraiment que tous les mots ont un pouvoir performatif ? Qu’on fait exister la race parce qu’on la nomme, et non qu’on la nomme parce qu’elle existe? Qu’il suffit de prononcer ou de taire le mot race pour le faire tour à tour exister puis disparaître ? Depuis que les postcoloniaux ont eu l’idée folle de vouloir faire de la politique, ils ont reçu tous les avertissements des nominalistes de comptoir. Vous faites le jeu de l’extrême-droite ! Vous reproduisez ce que vous dénoncez ! Vous êtes racistes !
Il faut admettre que cet antiracisme politique laisse peu de place « aux bienveillances sous conditions » que les militants antiracistes blancs ont su si longtemps imposer aux indigènes. L’injonction à l’exemplarité, dont le petit numéro de Guénolé fait office d’illustration, est un traitement raciste qui contraint la voix des postcoloniaux à n’être recevable qu’à la condition de présenter patte blanche et d’entrer dans les canons revendicatifs d’une modernité occidentale hégémonique. Autre option pour s’épargner la douane Guénolé : taper sur les siens. Faites donc l’auto-critique zélée des vices et turpitudes de votre propre communauté et vous verrez se dérouler devant vous un tapis de velours rose-socialiste. Aussi Nadia Remadna, « la mère courage », aura-t-elle ravivé le souvenir atterrant d’une Fadela Amara obsédée par le « communautarisme des banlieues », « l’islam radical », « la victimisation des jeunes de quartier ». À l’écouter, le racisme est le fait de tous mais surtout des Noirs et des Arabes. Et s’il leur arrivait de se retrouver ainsi relégués au bas de l’échelle sociale, c’est bien à cause de leurs crispations identitaires, de leur incorrigible mauvaise volonté et de leur satané attachement à l’islam incompatible avec les valeurs de la République. N’ayant visiblement pas tiré les bonnes leçons de l’Histoire, combien de temps Nadia Remadna, auteure du livre « Comment j’ai sauvé mes enfants », gardera-t-elle intacte l’illusion de s’être ainsi sauvée elle-même de son sort d’indigène ?
L’hégémonisation de l’antiracisme radical
En vérité, l’antiracisme politique a procédé depuis plusieurs années à une clarification substantielle de son contenu politique. L’autonomie revendiquée des mouvements de l’immigration vis-à-vis des partis politiques et des organisations blanches a entraîné une recomposition majeure du champ antiraciste. Recomposition dont les principales étapes historiques – les Marches pour l’Égalité des années 1980, la Marche pour honorer la mémoire des victimes de l’esclavage du 23 mai 1998, les nombreuses mobilisations contre la loi du 15 mars 2004 excluant les filles voilées de l’école, la Marche des Indigènes de la République et les révoltes des quartiers de novembre 2005, puis la Marche de la Dignité de 2015 – ont mis en relief une « évolution inversée » de l’antiracisme blanc et de l’antiracisme indigène. À mesure que le premier voit sa déconfiture confirmée par sa désertion progressive des milieux de l’immigration, le second se déploie plus sûrement à travers l’apparition d’organisations indigènes fondées sur la base d’un antiracisme radical, se déclinant en plusieurs fronts de lutte : contre l’islamophobie, contre la négrophobie, contre la rromophobie, pour la Palestine. Le travail soutenu de ces organisations, dont la généalogie s’inscrit directement dans le contexte politique qui a vu éclater les révoltes de novembre 2005 (CCIF, PIR, BAN, Voix des Rroms, UNPA, les Indivisibles …) a engagé un processus d’hégémonisation de l’antiracisme radical, tout en engageant un véritable rapport de force politique au-delà du champ antiraciste. Dernière grande mobilisation en date : la Marche de la Dignité du 31 octobre 2015. Parmi les organisations présentes, aucune d’entre elles n’a rejeté la question raciale comme champ d’organisation stratégique. C’est bien que la légitimité exclusive « des premiers concernés » par le racisme d’État, c’est-à-dire des Noirs, des musulmans et des Rroms, s’est taillée une place difficilement contestable dans le militantisme indigène.
En s’attachant à ne pas s’associer à ces mobilisations antiracistes dont elles ont définitivement perdu le leadership, les organisations antiracistes officielles telles que la Licra, la LDH et le MRAP ont, quant à elles, accéléré leur naufrage. On se souvient d’une tribune cosignée par l’union sacrée de l’antiracisme officiel (Licra, LDH, Mrap, SOS racisme), publiée dans le Monde un mois avant la Marche de la Dignité. Le texte intitulé « Régionales : les organisations antiracistes sonnent l’alarme », s’est révélé être la parfaite antithèse de la dynamique lancée par la Marche : nulle mention des trois principaux racismes d’État (islamophobie, négrophobie, rromophobie) contrairement à une dénonciation spécifique de l’antisémitisme, et une appréhension purement moral du racisme, circonscrit au seul camp du Front national. C’est aussi dans les pages du Monde qu’on retrouve Emmanuel Debono, plutôt discret sur le plateau de « Ce soir ou jamais » mais qui n’avait pas hésité à crier haro sur le baudet en signant un édito mémorable : « Un nouvel antiracisme s’affirme par l’exclusion du Blanc ». Lancinantes et coutumières accusations de « racisme anti-blanc », de « judéophobie » et de « communautarisme » s’y étaient exposées avec un aplomb que l’on aurait aisément jugé naïf s’il n’était pas l’expression d’une contre-offensive de l’antiracisme paternaliste des premières heures.
Islamophobie, un faux débat sémantique
Représentée par Sabrina Goldman pendant l’émission, la Licra qui n’éprouve aucune peine à reconnaître l’existence du racisme anti-blancs, « a du mal » avec le terme « islamophobie ». « Je suis très sensible à ces musulmans qui ont besoin de leur mot pour désigner le mal dont ils sont victimes. Je suis vraiment sensible à ça. Mais, pour autant, je trouve que c’est dangereux. » Voyez-vous ça, Madame Goldman est « sensible » à la souffrance des musulmans mais pour autant préfère quand même leur livrer une bataille sémantique. Évidemment, on sait comme le débat autour du terme « islamophobie » n’est que faussement « purement sémantique ». Qui ose encore feindre de ne pas comprendre quel racisme spécifique il désigne et quel moyen de lutte il permet de mettre entre les mains des musulmans pour assurer la défense de leur dignité ? Ce jeu de dupes commence déjà à s’essouffler. « C’est le mot qu’ont choisi ceux qui en sont les victimes ! », dira Houria Bouteldja. « Oui, mais quand même. », insistera Madame Licra. Oui, mais quand même, il ne faudrait pas qu’ils se mettent tous à dire eux aussi : « Je tiens à l’islam ! », « Je suis une musulmane fondamentale », « Il faut parler de l’islam avec respect ! », autant d’assertions qui ont dû en faire frissonner des dos républicains.
C’est tout de même autre chose que l’inénarrable démonstration de Guénolé sur la « désislamisation » des musulmans de France. Qui d’autres que les islamophobes croit-il rassurer en avançant que les musulmans de France ne sont finalement pas si nombreux que ça, que lorsqu’ils le sont, ils ne sont en fait pas vraiment musulmans, et qu’ils le sont même de moins en moins ? Entendez le propos : ne nous inquiétons pas, si on ne les embête pas trop avec nos « clichés » sur leur prétendue islamité, les musulmans encore récalcitrants, trop pratiquants, trop radicaux, vont peu à peu ne faire qu’un avec la République, un peu « comme les Bretons se sont desethnicisés ». Oui, parce que, – faut suivre hein !– , « les races sociales », la « communauté musulmane », ça n’existe pas et ça « essentialise » mais l’ethnie, ça oui, ça existe ! Quoique, on ne sait plus trop, puisqu’en fait, selon docteur Guénolé, tout le monde est en cours de deséthnicisation…. Hum hum. On a sûrement dû sauter une étape guénolesque. C’est que le vaudeville reprend ! Après avoir mentionné des recherches « très sérieuses », d’une voix aussi solennelle que s’il s’agissait de la découverte d’un nouvel atome « à l’heure où je vous parle, des chercheurs du CNRS sont en train de… », et dont on ne sait finalement pas trop en quoi cela clôt le débat sur les statistiques ethniques, Guénolé nous réserve une conclusion magistrale, un bouquet final, à faire pâlir le plus somptueux des feux d’artifice du 14 juillet : « Le racisme, c’est mal. » Rideau.
Louisa Yousfi, membre du PIR
(1) En breton, Guénolé signifie « Blanc valeureux ». Ça ne s’invente pas.