- La classe ouvrière anglaise a joué un rôle majeur dans sa propre formation.
- La conscience sociale est primordiale dans cette formation, ce qui signifie que les classes émergent lorsque des Hommes, via des expériences communes, articulent leurs intérêts comme s’opposant aux intérêts d’autres Hommes.La formation de la classe ouvrière anglaise s’arrête au début des années 1830, moment à partir duquel on ne peut plus parler de « formation de la classe ouvrière » mais plutôt de « classe ouvrière formée ».
- La formation de la classe ouvrière anglaise s’arrête au début des années 1830, moment à partir duquel on ne peut plus parler de « formation de la classe ouvrière » mais plutôt de « classe ouvrière formée ».
Si l’ouvrage de Thompson est, bien évidemment, un ouvrage magistral dans l’histoire et la théorie du mouvement ouvrier britannique, un élément reste néanmoins clairement absent : la manière dont les antagonismes raciaux ont participé à la formation de cette classe ouvrière. Bien que certains textes se soient déjà attardés sur cette question, ce n’est que l’année dernière (2014) qu’a été publié l’un des livres les plus complets sur le sujet : Racism, Class and the Racialized Outsider de Satnam Virdee. Dès le début de son livre, Satnam Virdee écrit que la question raciale n’est pas un élément périphérique, mais bien central, de la manière dont la classe ouvrière anglaise a voulu à la fois assurer la justice économique et sociale, et démocratiser la société anglaise. Il existe, bien évidemment, de nombreux travaux qui montrent comment l’Empire a influé sur la formation des classes sociales en Angleterre, mais les travaux qui expliquent comment les indigènes (people from the Empire) arrivant sur l’île britannique ont joué un rôle dans la vie et les institutions de la classe ouvrière restent bien plus rares. Cette cécité raciale (race-blindness) n’est pas seulement un problème d’ordre historique mais elle joue aussi un rôle dans la mémoire du mouvement ouvrier contemporain, selon Virdee, les rares épisodes où les « minorités racialisées » (racialized minority) ont été présentes dans l’histoire du mouvement ouvrier se résument aux événements de Cable-Street (1936) – lors d’affrontement entre des membres de la British Union of Fascists et des militants juifs et irlandais antifascistes – et de Grunwick (1976 – 1978) – lors d’un mouvement majeur de grèves d’ouvrières, originaires pour la plupart d’Asie du Sud. Pour Satnam Virdee, analyser la formation et la dé-formation (Making and Unmaking) de la classe ouvrière anglaise via le prisme des antagonismes raciaux permet de dé-mythifier les épisodes les plus glorieux de l’histoire du mouvement ouvrier anglais, comme celui du Chartisme (dans les années 1830/40) ou encore la formation des Partis travailliste et Communiste de Grande-Bretagne (au début du XXème siècle). L’intérêt de l’ouvrage de Virdee réside dans le fait de vouloir mettre l’accent à la fois sur les rapports entre les non-blancs britanniques et le mouvement ouvrier, notamment sur le racisme d’une large partie du mouvement ouvrier britannique, mais également sur les moments de réelle solidarité anti-raciste. De plus, Virdee utilise le terme de race avec une certaine rigueur historique puisqu’il n’entend pas ce terme comme un synonyme de couleur de peau, ou de concurrence pigmentaire, mais bien en tant que rapport social, ce qui l’entraîne à considérer aussi bien les Juifs que les Irlandais comme faisant partie intégrante des parias racialisés (Racialized Outsider) à certains moments de l’histoire britannique. Le racisme que subissaient les Irlandais étant, sans doute, moins connu en France que celui que subissaient les Juifs, nous renvoyons à l’ouvrage de Noël Igniatiev How the Irish Became White (1995).
Ainsi, dans un article de Satnam Virdee, récemment traduit en français, celui-ci écrit, à propos des réformes sociales et politiques ayant permis une plus importante intégration d’une certaine frange du prolétariat :
« Le racisme – qui a pu prendre de multiples formes – a accompagné ce processus d’intégration de la classe ouvrière. Dès les années 1850-1860, l’inclusion de la partie de la classe ouvrière considérée comme « respectable », celle entre autres des ouvriers qualifiés, allait de pair avec le renforcement d’un racisme qui prenait pour cible les catholiques irlandais. Si les Anglais s’associaient déjà au protestantisme, cette identité fut l’objet d’une surdétermination à cette période : ils se définissaient aussi de plus en plus comme membres de la race anglo-saxonne. Les catholiques irlandais – longtemps exclus de la nation du fait de leur catholicisme – se retrouvèrent doublement désavantagés du fait de leur catholicisme et de leur appartenance supposée à la race celtique.[1] »
Une histoire sociale faisant l’impasse sur l’importance de la question raciale, ou ne voyant celle-ci que comme périphérique, verrait ainsi dans ces années, une période de progrès sociaux. Il est vrai que certaines périodes de l’histoire ont connu des réformes importantes en faveur des ouvriers blancs, mais c’est par l’intégration de cette frange des ouvriers que s’est faite l’exclusion de toute une autre partie du prolétariat. Virdee montre ainsi que la classe ouvrière n’était pas imperméable à la construction d’une identité nationale britannique qui se construisait en opposition aux non-blancs. En effet, le processus de nationalisation du prolétariat britannique se faisait aussi par une racialisation de celui-ci. Or, et c’est là la force du livre de Virdee, l’auteur montre qu’il y eut des manifestations de réelle solidarité entre la frange blanche du prolétariat et les non-blancs. Cependant, il démontre que c’est seulement après 1968, les luttes décoloniales en Afrique, Asie et dans les Caraïbes, les luttes noires aux États-Unis et en Grande-Bretagne, qu’une frange du mouvement ouvrier blanc bifurqua sur la question du racisme et soutint les descendants d’Asiatiques ou d’Afro-Caribéens vivant en Grande-Bretagne, et que c’est lors des crises systémiques du capitalisme que la solidarité anti-raciste de la classe ouvrière britannique se fit, épisodiquement.
Plutôt que de proclamer abstraitement « l’articulation race-classe », l’ouvrage de Satnam Virdee démontre que la classe ouvrière est aussi touchée par le processus de racialisation à l’origine des antagonismes raciaux. Ce livre est très parlant pour le contexte français également. Dans La contre-révolution coloniale en France (2009), Sadri Khiari montre en effet l’importance qu’ont eue les résistances indigènes au sein du prolétariat français :
« Médiées par les luttes de classes, relayées parfois par les syndicats blancs, soutenues par des mouvements de solidarité, certaines de ces luttes ont laissé des traces, mais on sous-estime généralement leur diversité et leur ampleur, notamment au cours des années 1970. Et comme on considère les travailleurs immigrés comme des victimes et seulement des victimes, « boucs émissaires » sans consistance politique réelle, on néglige l’impact profond de leurs luttes ; on n’aperçoit pas les recompositions que leur action fait subir au champ politique.[2] »
Cependant, les effets des luttes indigènes ne furent pas les mêmes sur le mouvement ouvrier français que sur le mouvement ouvrier britannique ; le Mouvement des Travailleurs Arabes, fut soutenu quasi-exclusivement par la Gauche Prolétarienne, tandis-ce que la Ligue Communiste Révolutionnaire et, bien évidemment, le Parti Communiste Français, furent plus timides et accusèrent même le M.T.A de diviser la classe ouvrière (remarquons qu’il est assez ironique d’accuser un mouvement anti-raciste de diviser la classe ouvrière sans prendre en compte les structures et les conditions matérielles qui divisent objectivement la classe ouvrière). L’ouvrage de Virdee entre donc bien en résonance avec les luttes des ouvriers indigènes en France, et c’est en cela qu’il est intéressant de comparer l’évolution de l’attitude de la gauche britannique, à celle de la gauche française, face aux luttes du prolétariat non-blanc. Ce qu’écrit Virdee, sur le fait que les moments de plus grande inclusion du prolétariat britannique allèrent de pair avec une plus grande exclusion du prolétariat non-blanc, est également vrai pour le cas français. Pourtant, la gauche « radicale » française a souvent vu les indigènes comme faisant partie intégrante d’une lutte « de tous les prolétaires », puisqu’ils sont touchés par les mêmes problèmes (ce qui est vrai), tout en refusant d’accorder la moindre importance (ou alors de manière périphérique) à la spécificité de l’oppression raciale. Or, la place qu’occupent les non-blancs au sein du prolétariat est directement liée à leur condition raciale comme le montre Laure Pitti dans ses travaux. La condition des OS immigrés va de pair avec la politisation plus importante de ceux-ci. Ainsi, la dynamique engendrée par les grèves d’ouvriers immigrés dans les années 1970 va se retrouver dans la lutte pour le logement, contre les expulsions et le racisme d’État[3]. Ce processus d’inclusion/exclusion mutuelle dans le rapport de la gauche radicale française aux indigènes est toujours valable aujourd’hui et a pour conséquence que la gauche radicale n’accepte les indigènes que dans leurs revendications associatives ou syndicales (ce qui est, bien évidemment, primordial) tout en se méfiant d’eux lorsqu’ils posent la question du pouvoir et entendent se mêler du politique.
Selim Nadi, membre du PIR
Notes
[1]Satnam Virdee, « Politique des parias. Sur la racialisation de la classe ouvrière anglaise », Période,
[2]Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France, La Fabrique, Paris, 2009, p. 87.
[3]Voir : Laure Pitti, « Des grèves de la dignité aux luttes contre les licenciements : les travailleurs immigrés de Citroën et Talbot, 1982-1984 »