« Le Métis » et le Pouvoir Blanc

Parmi les étendards du Pouvoir Blanc et de ses déclinaisons « antiracistes », il en est un qui ne souffre aucune remise en question : celui des « mariages mixtes », et son corollaire, le métissage. Cette question est la frontière ultime entre les gens du progrès et ceux de la régression. « L’amour » triomphant de « la Haine », détruisant les frontières raciales, existe-t-il plus belle image, plus beau remède à toutes les dominations? Cette belle image, il faut pourtant la piétiner, n’en déplaise à Serge Halimi [1]. Celui qui ose le faire ne peut être, à coup sûr, qu’un ennemi de l’humanité vraie, un partisan du « séparatisme racial », un raciste, un vrai.

Les Blancs aiment « l’Amour », tout comme ils aiment « la Paix », avec des majuscules et un silence de cathédrale tout autour. Notre silence. Car qui mieux que les non-blancs pour connaitre le véritable visage du sauveur blanc ? Derrière sa générosité, derrière son amour, derrière ses lois et sa paix universelle, nous connaissons son vrai visage, celui de la domination. Les relations intimes, les corps, les identités, n’échappent pas à la violence des rapports sociaux de race. Le « mariage mixte » et son produit, « le métis », sont le théâtre de cette violence. Et on n’échappe pas d’un rapport de force, on y prend position.

« Le métissage » sert aujourd’hui d’argument pour contrer l’antiracisme matérialiste, une injonction sacrée, une stratégie de défense du pouvoir blanc. Car c’est ce qu’est d’abord le métissage, une stratégie, à double tranchant.

C’est sur cette stratégie qu’il va s’agir ici de se pencher. Et en forme de préambule, il va me falloir introduire mon « je », car cette stratégie me concerne à plus d’un titre. J’aborderai donc ce texte en prenant cette précaution, en forme de concession à nos adversaires : je suis ce qu’ils appellent un métis[2].

 

Le monstre à deux faces

 

En tant que métis, le Pouvoir blanc me donne deux visages. À l’image des siens : celui du raciste assumé et celui du blanc universaliste.

Pour le suprématiste blanc assumé, celui que presque plus aucun raciste ne prétend être, celui que les blancs de gauche prétendent encore combattre, je suis, nous sommes la réalisation de la menace sur sa race et sa civilisation. Nous salissons son sang, nous en sommes les preuves vivantes. Nous sommes les éclaireurs d’une armée de bâtards qui va bientôt le submerger, et ouvrir la porte à l’invasion définitive. Quand il nous voit, il pense au rapport qui nous a engendrés, à la femme blanche souillée qui hante ses fantasmes. Face à notre existence, rares sont pourtant les racistes assumés qui sont prêts à encore considérer sérieusement la solution radicale choisie par leurs prédécesseurs des siècles passés, l’interdiction pure et simple des unions interraciales. Ils optent alors pour un discours et une stratégie plus souple, l’arrêt de l’invasion et notre disparition graduelle, à travers l’assimilation et son corollaire nécessaire, le métissage. Ce qui les rapproche, malgré leurs évidentes dénégations à une telle affirmation, de l’autre visage du pouvoir blanc, celui exprimé par les blancs de gauche et leur multiculturalisme de façade.

Pour l’autre visage du pouvoir blanc, son visage dominant aujourd’hui, celui que le blanc de gauche affectionne particulièrement, le discours semble en apparence tout autre. Il aime les étrangers, lui, ils sont ses invités. Mais ce qu’il préfère encore plus ce sont les métis, qu’il aime d’un amour particulier. Nous sommes témoins qu’il aime les étrangers, et que les étrangers l’aiment. Nous sommes la preuve vivante qu’il n’est pas raciste.

Nous sommes ses alliés, et il nous donne une mission. Il nous dit que le métissage est la seule voie vers la disparition du racisme, qu’il est la seule voie vers la réalisation d’une Humanité une et entière. Avec lui, bien sûr. Le métis est l’ « avenir de l’Humanité », « nous serons tous des métis », d’ailleurs « nous sommes tous des métis », n’est-ce pas?

A cette affirmation du blanc, il nous faut d’abord répondre: « Nous ne serons pas tes métis ». Mais ce n’est qu’un point de départ. Voici pourquoi.

 

Nous sommes des armes

 

« Le métis » est une catégorie, une arme du pouvoir blanc. C’est lui qui nous définit ainsi, lui qui structure les catégories raciales qui nous font exister en tant que « métis ». Il y a métissage parce qu’il y a races.

Le métissage est un invariant du pouvoir colonial. Partout où il a conquis et pillé, il a jeté ses hommes sur nos mères et tué nos pères. Nous avons été conçus, nous métis, comme les étapes nécessaires vers la totale dissolution des peuples colonisés[3]. Le Pouvoir Blanc a jalonné toutes les étapes de ce processus par des catégories, que nos frères et soeurs noirs connaissent mieux que tous, à travers les catégories du système du colorisme : une infinité de déclinaisons, une échelle hiérarchique écrasante, une course à la blancheur dont le Blanc a défini les règles.

La stratégie coloniale du métissage est également profondément sexualisée. Le colon voyait le métis de père blanc comme la preuve de son pouvoir sur le corps de la femme indigène. Il voulait l’éduquer, lui donner son nom, en faire « quelqu’un », inférieur bien sur, mais quelqu’un. Il voyait au contraire le métis de mère blanche comme une menace, une insulte, un péché. Sur lui planait l’ombre de l’homme indigène. L’homme indigène était l’ennemi, le premier voué à la disparition, l’asservissement, la castration. Dans la plupart des systèmes mis progressivement en place par le colon, la règle était que l’épouse adoptait le statut juridique du mari. Les législations coloniales se présentaient comme un projet d’émancipation des femmes indigènes contre les coutumes de leurs peuples, marquant ainsi dans les pratiques et les imaginaires cette figure des « homme blancs sauvant les femmes brunes des hommes bruns »[4]. Le métissage ne devait se faire que par le haut, vers le blanc, à travers l’homme blanc. L’émancipation passait par sa blancheur à lui, à lui seul. L’inverse n’était pas envisageable au temps de la conquête armée, puis est devenu une menace et un tabou avec l’installation des communautés blanches.

Le métissage, comme tout produit du pouvoir colonial est un phénomène dialectique. Notre existence posait en droit des questions qui ont fait exister un véritable « problème métis », qui a participé à la solidification des catégories juridiques de la race [5]. En même temps que croissait son pouvoir dans les pays conquis, que se multipliaient les fruits de ses unions avec les femmes indigènes, le colon se sentait menacé. Et si les règles que l’homme blanc avait patiemment mises en place n’étaient plus respectées ? Si sa femme, ses filles lui échappaient? Si l’homme indigène, asservi au fond de ses mines, prenait sa revanche ? Et si ces femmes indigènes, si dociles, détournaient ses enfants de sa blancheur ? Cette crainte a commencé à se graver dans son esprit et à peupler son imaginaire le plus sombre.

Alors le colon s’est barricadé. Dans son camp retranché en terre conquise, pour commencer. Il en vint en plusieurs endroits à créer des barrières sociales et juridiques pour empêcher l’union entre un homme indigène et une femme européenne[6], voire toute forme d’union interraciale[7]. Il en venait à douter de sa supériorité virile, à ne plus croire à son propre discours. Il se demandait si ces populations qu’il avait créées n’allaient pas le faire disparaître, lui. Et c’est ce qui se produisait. Ses « enfants » retrouvaient leurs peuples, détournaient ses ressources et ses armes dans la lutte contre le colonisateur. Le métis tuait le père Blanc.

Le colon rentra donc chez lui, dans ses frontières, après cette humiliante défaite. Et le Pouvoir Blanc changea de visage, de discours et de méthode, ouvrant cette nouvelle ère désignée trop vite comme « post-coloniale », l’ère de la contre-révolution coloniale. Car la lutte de la puissance indigène continuait, tout comme celle du pouvoir blanc pour le maintien de sa domination. Il mit en place alors de nouveaux mécanismes de domination à l’extérieur, et de nouvelles barrières à l’intérieur. Il rendit tabou le mot « race » qu’il avait inventé, invoqua des sociétés multiculturelles à l’intérieur de ses frontières. A nouveau, il voulut faire de nous, métis, les modèles de son projet pour l’ensemble des indigènes, celui de leur assimilation, de leur dissolution dans son modèle de « civilisation ».

 

Le Début de leur Fin

 

Le Blanc veut toujours faire de nous ses premières lignes. Il nous veut près de lui et à son service. Contre les nôtres, nous sommes les meilleurs de ses « évolués ». Parmi les siens, nous sommes les pires de ses bâtards. Il nous donne des privilèges sur nos peuples, nous cite en exemple, nous donne de bonnes notes. Mais ce privilège est conditionné à deux choses, se démarquer des nôtres, et ne pas prendre sa place à lui.

Il nous préfère, nous répète que nous sommes différents. Il dit que nous sommes ses pupilles, que nous sommes des orphelins de nos peuples, qu’il nous protègera de la violence qu’il leur attribue. Combien de fois ne nous répète-t-il pas que nous sommes menacés par « l’essentialisme » des luttes des nôtres ? Quand la puissance indigène lui oppose son « Nous », quand elle dit « race », le Blanc répond « le métis ». Il veut faire de nous des traîtres à la race. Nous sommes l’argument ultime et le bouclier humain qu’il oppose à la puissance indigène.

Le métissage est une violence continuelle. Le dictionnaire de l’homme blanc nous dit que nous sommes deux moitiés égales. Ses philosophes et ses laquais nous serinent de nous accepter « tels que nous sommes », d’être des individus singulier, c’est à dire seuls. Nos corps et nos esprits sont le lieu d’un combat intérieur, d’un apartheid qui traverse nos corps et nos esprits de part en part. Nous n’avons pas « le choix » entre deux parts égales que nous devrions accorder. En nous se confrontent un dominant et un dominé, qui sont le moteur de notre devenir identitaire. Mais nous ne sommes pas singuliers, pas distincts des nôtres, nous sommes au centre d’un rapport de force racial dont nous ne sommes pas les seuls sujets. Nous sommes simplement aux avant-postes d’une lutte que tous les indigènes vivent, la lutte des races sociales.

Cette lutte est en nous. Mais nous ne sommes pas seuls. L’assimilation à laquelle le pouvoir blanc veut contraindre tous les indigènes, nous la connaissons intimement. Nous ne sommes pas métis, c’est le Pouvoir Blanc qui nous fait, c’est l’ordre racial qui nous fait exister en tant que tels. Du plus « visiblement » métissé au plus « white passing »[8], nous sommes des Indigènes, nous sommes des non-blancs. Cette identité métisse construite par le blanc ne peut être statique, elle est un rapport de force entre les deux pôles de la lutte pour le pouvoir. Le Pouvoir blanc nous impose le devenir blanc, nous impose notre propre dissolution. Il est la seule source de ce que ses philosophes appellent notre « crise identitaire ». Oui, nous devons être nous-mêmes, nous ne sommes pas des potentialités. Dire ce que nous sommes, c’est dire « Je suis Noir », c’est dire « Je suis Arabe », dire « Je suis Indigène ». C’est prendre le parti de nous-mêmes. La Puissance Indigène est l’expression de ce que nous sommes, de notre lutte pour être ce que nous sommes. Il faut rejeter cette séparation de l’être et du devenir. L’être est un devenir continuel. C’est dans le seul rapport de force racial, dans la seule confrontation avec le Pouvoir Blanc, que nous pourrons réellement devenir ce que nous sommes déjà, le début de sa fin.

« Entre le Blanc et moi, il y a irrémédiablement un rapport de transcendance. Mais on a oublié la constance de mon amour. Je me définis comme tension absolue d’ouverture. Et je prends cette négritude et, les larmes aux yeux, j’en reconstitue le mécanisme. Ce qui avait été mis en pièces est par mes mains, lianes intuitives, rebâti, édifié. Plus violente retentit ma clameur : je suis un nègre, je suis un nègre, je suis un nègre… » Frantz Fanon, « Peau noire, masque blanc »

 

Azzedine Benabdellah, membre du PIR

 

Notes

[1] Dans son article publié dans le Monde Diplomatique de mai 2015, Serge Halimi accuse le PIR d’œuvrer à « la division permanente des catégories populaires », au « séparatisme racial ou religieux », et au « choc des civilisations », en se basant sur une version tronquée des réponses de Houria Bouteldja à une série de questions sur les mariages mixtes. Voir « Comment échapper à la confusion politique« , Le Monde Diplomatique, mai 2015

[2] Au plus fort de la période coloniale, « métis » désignait un type spécifique de métissage, parmi d’autres, avec de fortes variations selon les contextes, les époques et les empires. Aujourd’hui ce terme est devenu le terme générique pour nous désigner, et c’est dans ce sens qu’il est employé ici.

[3] Selon les contextes et les époques, cette stratégie est allée de la pure et simple disparition des peuples à l’encadrement des sociétés coloniales par les « évolués ».

[4] Selon la formule exprimée par Gayatri SPIVAK, « Can the Subaltern speak?« , 1988

[5] Le droit colonial face aux enfants métis

[6] Des projets de loi en ce sens furent déposés pour de nombreuses colonies, à l’instar de Madagascar

[7] Comme ce fut le cas en Afrique du Sud à partir de 1949

[8] Un indigène pouvant « passer pour blanc ». Voir l’excellent article de Dante Ibrahim Matta : « Peau claire et conscience noire. Pour une décolonisation de la race« 

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