Le contexte social et politique
L‘onde de choc émotionnelle provoquée par les attaques et sa mise en scène politico-médiatique ont créé, en France, un climat politique de violence institutionnelle. En effet, au lendemain des attentats, une minute de silence a été imposée par le gouvernement. Ceux qui ont refusé de la respecter ont été la cible de représailles, au travers de licenciements et de dénonciations à la police. Quelques jours après, de nombreuses personnes ont été accusées d’« apologie du terrorisme » et déférées devant les tribunaux, avec l’application de peines de prison ferme, pour avoir posté des statuts douteux ou simplement critiques sur les réseaux sociaux. Cette répression s’est étendue dans les écoles, à mille lieux de toute éthique pédagogique, puisqu’elle consacre la délation. Les enfants et adolescents principalement issus de l’immigration qui avaient manifesté leur « défiance » ont été reportés à la police et au parquet. En plus d’être contre-productives, en alimentant le climat social d’injustice, de discrimination et de déni politique des problèmes de fond à l’origine des trajectoires funestes et tragiques des « tueurs » de Charlie Hebdo, ces mesures visent à aligner sur l’unité nationale, en faisant taire toute contestation de ses objectifs politiques de renforcement de l‘ordre social qui a engendré l’engrenage de la violence.
Parallèlement, une campagne médiatique s’est déchaînée contre ceux qui avaient dénoncé l’islamophobie de Charlie Hebdo. Elle a mobilisé certaines des principales voix françaises de l’islamophobie qui y ont vu une opportunité pour se déresponsabiliser du climat social qui a conduit à cette tragédie, en déniant toute légitimité au combat anti-islamophobe. Au nom d’une liberté d’expression inféodée à leurs privilèges, ils prétendent censurer les luttes contre ces privilèges. Ainsi, la « liberté d’expression » devient un prétexte pour réduire au silence ceux qui y ont le moins accès, comme on l’a encore vu, durant l’été 2014, avec la répression des manifestations pro-palestiniennes et, auparavant, avec l’interdiction des spectacles de Dieudonné, un humoriste noir dont les tendances « antisémites » ne reçoivent pas le même traitement que l’islamophobie de Charlie Hebdo. Dès lors qu’on la situe dans le contexte de ces rapports sociaux de pouvoir et de lutte, la défense de la « liberté d’expression » prend incontestablement un sens idéologique et paradoxal qui fait régner l’intimidation et la peur.
Bref, le traitement médiatico-politique des événements cherche systématiquement à occulter les causes sociales et géopolitiques des attaques, afin de mieux reproduire les conditions structurelles qui en ont été le terreau, au bénéfice du statu quo et même du renforcement des inégalités et des privilèges qui y sont liés. Or, les trajectoires de Mohammed Merah, des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly prennent racine dans un contexte de déclassement social et de racisme structurel, où ils incarnent la violence-boomerang des « colonisés », telle que l’envisageaient Fanon et Sartre[1]. Par ailleurs, elle est indissociable des guerres du Moyen-Orient qui relient le racisme structurel du contexte français et l’impérialisme, l’ordre « colonial » global et les conflits sociopolitiques des sociétés arabes. De ce point de vue, la violence extrême des contextes « périphériques », médiatisée par les propres divisions structurelles et violence interne des Etats hégémoniques dans le système mondial, revient là où elle a été générée. La compassion asymétrique pour les victimes innombrables de ce processus global, tant à l’intérieur – notamment avec la violence policière contre les descendants de l’immigration – qu’à l’extérieur, ne fait donc que rendre compte des rapports de force objectifs qu’il engage. De la sorte, l’une des principales causes des attaques, c’est précisément la faiblesse des luttes collectives et le vide d’alternatives politiques, sur quoi nous reviendrons dans la suite du texte, qui alimentent le désespoir et produisent cette violence réactive, au bénéfice de l’ordre existant qui l’exploite politiquement à son profit.
Le contexte social, postérieur aux attaques, ne fait d’ailleurs que rendre compte des conflits réels qui traversent la société française, obscurcis par l’imposition de la grille de lecture du « choc de civilisations », mais aussi par la gauche blanche qui refuse de les considérer en tant que tels, en leur opposant systématiquement la « lutte des classes » ou, pire encore, de vagues principes humanistes. Tandis que la « marche » national-républicaine du 11 janvier a fortement mobilisé la population blanche du pays, elle a reçu peu de soutiens et même engendré de l’hostilité et de l’ironie parmi les cibles du racisme structurel et de sa violence sociale, en particulier chez les noirs et les arabes des quartiers populaires qui, depuis longtemps, ne croient plus aux sacro-saints principes de la République qui les discrimine, tout en prétendant les « intégrer »[2].
Elle a certes convoqué quelques secteurs musulmans et de l’immigration postcoloniale, mais presque exclusivement au sein de ceux qui sont « clients » de l’ordre en place, notamment des leaders religieux assujettis à l’Etat et promus par lui, des fidèles qu’ils peuvent canaliser, des plus « assimilés » socialement et, à l’inverse, des immigrés récents qui « découvrent » le contexte français et sont plus facilement séduits par les mirages intégrationnistes. Si ces soutiens minoritaires ont pu vouloir manifester leur humanité commune – ce qu’on peut comprendre – ou sous le coup des sommations multiples, refuser de donner des armes au racisme et à la suspicion, ils ont aussi cherché à exprimer leur appartenance à la communauté nationale et leurs convictions intégrationnistes. Or, l’unité nationale sert à les exclure et à les soumettre, étant d’une façon ou d’une autre dirigée contre eux. Sa première conséquence sera le renforcement de l’infériorisation statutaire et de la gestion coloniale de l’Islam, en France. Dans le système raciste, l’appartenance nationale et la simple idée d’être « ensemble », les assignations identitaires et la « diversité », l’humanisme et la citoyenneté sont aussi illusoires que piégés. Ce sont des leurres qui ne peuvent être dépassés que par la transformation concrète des rapports sociaux et la construction d’une autre majorité, où il faut mettre en perspective les identités collectives.
Stratégie du choc et luttes structurelles
La restauration nationale en cours s’inscrit dans la trajectoire de l’ordre « colonial » global, de la domination raciale, de la stratégie du « choc de civilisations » et de leurs enjeux sociaux, économiques et idéologiques. Ces dernières années, l’ordre raciste français, ainsi que l’impérialisme, ont été bousculés. En France, malgré sa marginalisation et relative faiblesse, l’antiracisme politique était parvenu à engendrer un grand mouvement de soutien à la Palestine, à mettre l’islamophobie au cœur du débat public et à développer des mobilisations diverses parmi les descendants de l’immigration postcoloniale, en rupture avec les partis dominants et notamment la gauche blanche. Malgré les résistances de l’extrême-gauche française à la grille de lecture raciale, il commençait même à y recevoir des soutiens ponctuels. En même temps, le contexte global s’est caractérisé par les tentatives révolutionnaires dans le monde arabe, les mutations géopolitiques qui voient la Chine devenir la première puissance économique mondiale, les embourbements militaires des puissances occidentales en Irak, en Afghanistan et en Afrique, et l’affaiblissement général de l’impérialisme.
Ces événements et les mauvais et bons sentiments suscités par eux ont été exploités, afin de reprendre le terrain perdu. L’ordre répond par l’équation qui lui convient le mieux, sa « guerre contre le terrorisme » : un « terrorisme » dont les Musulmans sont la première cible et que l’impérialisme a lui-même engendré, notamment par ses interventions militaires qui y trouvent un nouvel alibi. En ce sens, des organisations, telles qu’Al Qaeda et Daesh sont un produit funeste de l’impérialisme et des régimes postcoloniaux arabes qui ont favorisé leur développement. Ils font tous ensemble système, au détriment des luttes structurelles et de populations prises dans l’étau. Par ailleurs, la « guerre contre le terrorisme » manie des concepts suffisamment vagues pour autoriser les confusions et étendre les champs de bataille à volonté. Enfin, n’oublions pas que la guerre est un laboratoire de rapports sociaux. En ce sens, si l’unité nationale sert à quelque chose, c’est surtout à consolider le consensus blanc et à faire reculer les luttes structurelles, en ouvrant ainsi un nouveau pan de l’oppression que subit le tiers-peuple en France[3], ainsi que le tiers-monde.
De ce point de vue, la stratégie du choc doit être située dans la trajectoire de l’ordre « colonial » et de la domination raciale, c’est-à-dire dans les rapports sociaux de lutte occultés sous les langages universalistes et les mirages de l’unité. C’est dans ces rapports sociaux qu’elle prend sens et non comme une « diversion » face à des enjeux qui seraient plus fondamentaux et qui sont, en réalité, contenus dans le renversement décolonial des lectures politiques orthodoxes de la gauche blanche. En même temps qu’elle intensifie et reflète la polarisation raciale, cette stratégie en brouille les enjeux sociaux et politiques de lutte, en imposant des lectures idéologiques telles que le combat de la « liberté » contre l’« obscurantisme », reproduites à l’envers par l’« ennemi » ainsi engendré. En prétendant se réfléchir dans le miroir de cette « barbarie » supposée et provoquée, elle perpétue les mythes propices à la reproduction de l’ordre en vigueur, comme celui de la liberté. Or, cet ordre en est la plus complète négation, en premier lieu pour ceux qui le subissent. On voudrait faire de l’Islam le cœur du problème, quand les attaques qui viennent de se produire sont l’expression mimétique d’une violence structurelle en voie de radicalisation, ce qui constituera le terreau d’autres trajectoires similaires.
Quand la gauche française s’oppose à cette stratégie, en refusant de considérer la domination raciale, elle ne fait que servir les conditions sociales et politiques, où elle a prospéré. Elle ne peut justement être combattue que par le développement des luttes décoloniales. Dans cette perspective, notre lutte indigène de libération est aussi la condition de l’émancipation des blancs, notamment de ceux qui ont le moins à gagner dans l’ordre que cet engrenage perpétue et les effets qu’il produit. Contre les duperies de l’unité nationale, il est possible de construire une majorité décoloniale de rupture avec le système raciste, impérialiste et capitaliste, avec ses mythes citoyens et avec ses assignations identitaires imposées, en générant un projet qui permette l’émancipation de tous. Un tel renversement de perspective implique une approche différente de la longue durée historique et des conflits politiques et sociaux actuels.
Or, l’un des principaux facteurs du « nihilisme » des très rares « jeunes », pour le moment, issus de l’immigration et des quartiers populaires qui s’engagent dans une violence aveugle et sans issue réside précisément dans la faiblesse et la marginalisation des luttes décoloniales, en France. Outre les propres difficultés qu’engage un tel projet dans des conditions asymétriques, leur faiblesse est due à leur sabotage systématique par les pouvoirs en place, au travers de la répression, de la délégitimation symbolique et de la cooptation clientélaire par les partis politiques et les divers agents de l’Etat français. Les instances religieuses et communautaires imposées par l’Etat y jouent un rôle primordial. Pourtant, des décennies d’intégrationnisme forcé et de soumission n’ont aucunement freiné le racisme et la polarisation raciale. Elles ont seulement contribué à la reproduction de la domination, à l’inégalité du rapport de force et au brouillage des enjeux véritables de cette polarisation. Elle est aussi indirectement le produit des propres démissions de la gauche et de son incapacité à envisager les conflits sociaux en termes de races sociales. Ceci n’a servi à mobiliser ni les classes populaires blanches, de plus en plus absorbées par le vote d’extrême-droite, ni les populations visées par le racisme structurel, en contribuant paradoxalement aux divisions que la gauche déplore. Le problème doit être radicalement inversé : la lutte décoloniale est la condition d’un contre-mouvement de plus en plus urgent, afin de sortir de l’engrenage infernal où les mots d’ordre de l’unité nationale prétendent nous enfermer.
En guise de conclusion: la perspective d’un contre-mouvement
Bref, la construction d’un contre-mouvement est plus que jamais nécessaire. Elle découle d’abord de la lutte décoloniale. Nous, indigènes de la République française, devons-nous nous organiser politiquement, parce que nous sommes les premiers visés par la violence structurelle. En l’absence d’une voie politique décoloniale qui unifie les « colonisés » de l’intérieur, nous demeurerons livrés aux impasses et exposés à tous les abus. Sans espoir, alternatives et lien politique, notre jeunesse sera constamment menacée par les pires tentations et donc plus que jamais la cible de la violence symbolique et de la répression. Mais la voie décoloniale est aussi une occasion à saisir pour tous ceux qui ont intérêt à rompre avec l’ordre raciste et impérialiste qui, en même temps qu’il leur accorde des privilèges, contribue à leur propre domination. C’est une occasion à saisir pour la gauche anticapitaliste, si elle veut sortir de ses propres impasses. C’est, enfin, la seule issue possible à un engrenage politique et social qui, en même temps qu’il impose la stratégie du choc, ne peut être dépassé par des vagues humanismes, des universalismes paradoxaux et les vieux mots d’ordre des « gardiens du temple marxiste » qui refusent d’historiciser et de politiser les rapports de races sociales, en tant que tels.
De ce point de vue, l’onde de choc des attaques à Charlie Hebdo a contribué, dans un premier temps, à l’unification du pouvoir blanc et a fait peser sur nos luttes, en plus de la menace de la répression, celle de leur recul, de leur isolement et du renforcement de leur éparpillement. Néanmoins, elle a aussi eu l’effet inverse : parce que les circonstances l’imposent et aussi parce que des voies nouvelles doivent être explorées, afin de sortir de l’engrenage en cours, elle a permis aux résistances indigènes de se reconnaître, elle a fait « bouger » des positions avant cabrées, face à la lutte décoloniale, et elle a ouvert la perspective d’éventuelles alliances futures. La bataille n’est pas perdue : loin de là, elle ne fait que commencer.
Malik Tahar-Chaouch, Houria Bouteldja, membres du PIR
Article d’abord publié dans sa version anglaise sur le site Jacobin Mag
Notes
[1]http://classiques.uqac.ca/classiques/fanon_franz/damnes_de_la_terre/damnes_de_la_terre.html
[2] A ce propos, cet excellent article: http://indigenes-republique.fr/charlie-vu-par-les-arabes-et-les-noirs-des-quartiers/#_ftnref3
[3] Voir à ce propos: http://indigenes-republique.fr/le-peuple-et-le-tiers-peuple/7/
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