L’islamophobie, axe fondamental de la contre-révolution coloniale

Le texte qui suit est un extrait, légèrement redécoupé, du livre de Sadri Khiari : « La contre-révolution coloniale, de De Gaulle à Sarkozy », La Fabrique, 2009.

Tout est là. Être français et musulman, du point de vue de l’ « identité nationale » républicaine, est un oxymoron. Il n’est pas possible d’être l’un et l’autre à la fois. Tant, du moins, que la conception même de la nation, telle qu’elle s’est construite dans la République, n’est pas radicalement recomposée, tant que l’« identité nationale » articule privilège « gaulois » et privilège blanc-européen-chrétien. L’offensive contre les musulmans – et contre l’Islam, de manière générale constitue ainsi l’un des volets de la défense de ce double privilège face au spectre indigène. C’est un axe autour duquel s’est construit le consensus blanc.

Pour Thomas Deltombe qui étudie l’islamophobie médiatique, « ce sont les grandes grèves de l’industrie automobile, entre 1982 et 1984, qui marquent un tournant décisif dans les relations entre le gouvernement et les immigrés: la référence à l’islam va être utilisée par le gouvernement pour discréditer une grève qui n’a pas grand-chose de religieux. Alors que la grève des OS débute au printemps 1982 dans les usines Citroën et Talbot d’Aulnay-sous-Bois et de Poissy, les médias s’intéressent rapidement à l’aspect « islamique » de cette mobilisation que les leaders syndicaux habituels ont du mal à canaliser. Les mosquées d’entreprise fleurissent tout à coup sur les écrans de télévision. Les photos des OS en prière s’étalent dans la presse écrite. Les caricaturistes transforment les cheminées d’usine en minarets. La rumeur gonfle d’une manipulation « intégriste ». La presse d’extrême droite, bien sûr, se défoule contre les ouvriers « khomeynistes ». Gaston Deferre, le ministre socialiste de l’Intérieur, évoque «les grèves saintes d’intégristes, de musulmans, de chiites». Le lendemain, le Premier ministre, Pierre Mauroy, déclare: «Les principales difficultés qui demeurent sont posées par des travailleurs immigrés dont je ne méconnais pas les problèmes mais qui, il faut bien le constater, sont agités par des groupes religieux et politiques, qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises[1] ».

Le front de l’islam est donc ouvert; il prendra d’autant plus d’importance dans la stratégie du Pouvoir blanc que les nouvelles générations issues de l’immigration sont de plus en plus nombreuses à se revendiquer de la religion de leurs parents. En 1989, la fatwa iranienne contre Salman Rushdie, puis la première « affaire » du voile ont scellé ainsi une nouvelle étape dans la construction du consensus blanc, un consensus encore plus large désormais puisqu’il s’étend désormais jusqu’à une frange de l’extrême gauche. Le premier bénéficiaire en est le Front national. Le 26 novembre 1989, il obtient des scores exceptionnels aux élections législatives partielles à Dreux et à Marseille. À peine les résultats du scrutin sont-ils connus que le Premier ministre socialiste, Michel Rocard, déclare que la France ne peut pas « héberger toute la misère du monde »[2], relayé par Mitterrand qui estime que « le seuil de tolérance a été atteint dans les années 1970 » [3]. Jacques Chirac, pour sa part, affirme que la France a « un problème de saturation »[4]; il réclame la fermeture des frontières, davantage de répression à l’encontre de l’immigration irrégulière, la réforme du droit d’asile et du Code de la nationalité. Parler de l’islam en France, c’est bien parler de l’immigration!

Désormais l’offensive contre l’islam n’allait plus cesser de s’amplifier, scandée par les convulsions de la politique internationale et leurs incidences parfois meurtrières en France[5]. De 1993 à 1995, c’est la deuxième cohabitation. Jacques Chirac est de nouveau Premier ministre; Charles Pasqua retrouve son portefeuille place Beauvau. Il ne ménagera aucun effort pour alimenter la peur de l’islam et justifier l’appui apporté par son gouvernement à la junte militaire algérienne qui, depuis l’« arrêt du processus électoral» en janvier 1992, mène une véritable guerre contre les organisations politiques islamistes. La gauche partage cette même orientation au nom de la défense de la laïcité et de l’émancipation des femmes. Bonne occasion également de réactiver la vieille division coloniale entre Kabyles et Arabes. Les premiers seraient des démocrates, laïcs, respectueux du droit des femmes. Vraiment civilisés. Les seconds, tout le contraire. À la rentrée 1994, le ministre de l’Éducation nationale, François Bayrou, annonce l’interdiction du voile dans les établissements publics. Le Conseil d’État annule la décision, mais la polémique est relancée. Une autre future candidate à l’élection présidentielle, Ségolène Royal, déclare alors sur France 2: « Je voudrais quand même rappeler que, pour le port du voile, on tue en Algérie. Je crois qu’on ne doit pas faire un amalgame entre tous les signes extérieurs de religion. Ce que je crois aussi, c’est qu’il faut s’interroger sur le degré de liberté de ces jeunes filles car, derrière le voile, je pense qu’il y a un mouvement politique d’adultes, l’islamisme, qui cherche quand même à subvertir l’école laïque et qui cherche surtout à subvertir l’égalité des droits pour les filles »[6]. Dans Les Damnés de la terre, Fanon mentionnait déjà ce type de discours coloniaux. « Là, écrivait-il, on entend à longueur de journée des réflexions odieuses sur le voile des femmes, sur la polygamie, sur le mépris supposés des Arabes pour le sexe féminin »[7].

Dans le débat public, islam, immigration, banlieues, sécurité sont systématiquement associés. Thomas Deltombe souligne ainsi que les médias « insistent sur l’attraction « naturelle » des jeunes de banlieue pour les thèses islamistes »[8]. En 1995, soupçonné d’être impliqué dans des attentats terroristes, Khaled Kelkal est tué de sang-froid par des policiers. Aux yeux du plus grand nombre, il est la preuve flagrante que les jeunes musulmans des cités ont une propension quasi naturelle à la violence. « La grande interrogation des médias, remarque encore Deltombe, va consister à se demander si le jeune homme a agi parce qu’il est « islamiste » ou parce qu’il est « de banlieue ». Pendant un mois, l’islam devient un phénomène de banlieue et la banlieue un quasi-phénomène islamique, dont Kelkal serait le symbole »[9].

Je pourrais poursuivre, faire le récit détaillé de tous les prétextes qui ont été impudemment utilisés par les forces politiques blanches, leurs intellectuels et leurs médias afin de réactiver les plus abjectes représentations coloniales – du barbare qu’il faut supplicier au sauvage à civiliser. Dans la République laïque, on n’ose guère en appeler publiquement au souvenir des croisades, mais, incidemment, par petites touches, entre les mots, le message subliminal est le même que celui qu’énonce clairement George Bush: la civilisation chrétienne est menacée par les hordes musulmanes. La fureur islamophobe, attisée par les attentats du Il septembre 2001 et le nouveau colonialisme américain, atteint son comble en 2003 avec l’affaire des sœurs Alma et Lila Levy[10], la loi contre le voile[11] et la sordide campagne contre Tariq Ramadan. De l’extrême droite à l’extrême gauche, le front blanc se resserre. Rares seront ceux, principalement au sein de la gauche radicale, qui prendront alors le risque de s’écarter du consensus blanc.

L’offensive islamophobe a pris diverses formes: répressive, idéologique, mais aussi intégrationniste. L’intégrationnisme, comme tactique politique coloniale, a deux facettes. Elle consiste, rappelons-le : à semer le trouble dans la conscience des colonisés, à dissoudre leurs identités, à camoufler les inégalités statutaires. Elle consiste aussi à diviser les colonisés, à promouvoir en leur sein des élites et des flics qui auront la charge de les encadrer et de les contrôler, notamment au travers d’instances particulières de représentation, enchâssées dans les dispositifs institutionnels du Pouvoir blanc. Si la première facette de cette tactique prend la forme de la valorisation de l’« islam modéré», de la promotion des musulmans « modernistes », des musulmanes « émancipées », sa seconde facette, à la fois complémentaire et antagonique, à peine ébauchée à l’époque giscardienne, a commencé à être sérieusement mise en œuvre par le ministre socialiste de l’Intérieur Pierre Joxe, qui instaure en 1989 l’éphémère Conseil de réflexion sur l’islam en France (Corif). Les velléités d’organisation du culte musulman, sous l’égide de l’État, seront poursuivies par tous les ministres de l’Intérieur qui lui ont succédé. Charles Pasqua, Jean-Louis Debré, Jean-Pierre Chevènement et, enfin, Nicolas Sarkozy, le plus malin de tous, auquel nous devons le Conseil français du culte musulman (CFCM) qui est parvenu à rassembler les principales organisations musulmanes sous le patronage du ministère de l’Intérieur. En échange de leur « loyalisme », des efforts qu’elles mènent pour vider l’islam de tout esprit de rébellion, de leur collaboration à la politique de surveillance des populations musulmanes notamment dans les cités, ces organisations se voient accorder une légitimité institutionnelle, quelques concessions destinées à faciliter les pratiques cultuelles, et, bien sûr, le partage entre elles – et non sans tensions- du « marché » de l’islam français.

Aziz Zemmouri et Vincent Geisser ont mis en évidence l’inspiration que cette politique a puisée dans la gestion de l’islam colonial, la similarité de leurs substrats idéologiques et des finalités qui les animent. « Dès les premiers temps de la conquête, écrivent-ils, l’administration coloniale tenta d’imposer un « clergé musulman »-, la formule était employée par certains administrateurs coloniaux -, censé servir loyalement les intérêts de la France »[12]. À travers la « fonctionnarisation » des « clercs musulmans », expliquent-ils, il s’agissait de garantir leur soutien aux autorités coloniales « et surtout de prévenir toute tentative de résistance religieuse ». Hier comme aujourd’hui, l’officialisation de la représentation de l’islam sous la tutelle de l’administration « avait pour contrepartie logique une politique de surveillance et de répression des religieux dits « indépendants », dont les activités étaient jugées subversives ». L’organisation d’une représentation institutionnalisée de l’islam s’est accompagnée de la volonté de développer des structures officielles de formation d’« imams sur mesure » et d’étouffer les associations soucieuses de favoriser l’épanouissement d’un islam indépendant. La politique du gouvernement à cet égard est relayée par les instances intermédiaires de l’État, collectivités locales et municipalités, principales médiations de la résistance populaire blanche dans les quartiers qui, souvent en s’appuyant sur les rapports fournis par les Renseignements généraux, « pratiquent une forme de favoritisme à l’égard de certaines associations musulmanes réputées « modérées » et « présentables », au détriment d’autres « peu fréquentables », auxquelles on accole assez facilement les étiques d' »intégristes » et/ou de « fondamentalistes ». Les cas de villes comme Montpellier, Marseille ou Vénissieux sont exemplaires de cette gestion autoritaire, où les maires tentent de promouvoir un « islam municipal », loyal et fidèle, ostracisant dans le même temps toutes les autres organisations musulmanes »[13].

On aurait tort, cependant, de ne voir dans l’islamophobie contemporaine que les flatulences tardives d’une vieille peur chrétienne de l’« islam conquérant ». Ses puanteurs sont les mêmes, mais ce qui fermente dans les boyaux de l’islamophobe, ce n’est pas la haine de l’islam en tant que croyance. Celle-ci est bien plus le produit de la politique islamophobe que sa motivation initiale. Il ne s’agit pas tant de défendre ou d’étendre la chrétienté pour elle-même que d’en consacrer la mémoire comme l’une des composantes de la blanchitude. Les islamophobes qui nous disent n’avoir pour ennemi que l’« islam radical » ne sont donc hypocrites qu’à moitié. Ils ne défendent pas la chrétienté contre l’islam; ils défendent la suprématie blanche dans la forme relativement sécularisée qui est la sienne aujourd’hui. L’« islam radical », du point de vue de ces républicains, c’est tout bonnement l’islam indocile, rétif à l’occidentalisation, l’islam creuset d’une dissidence indigène. Le musulman qui veut pouvoir exprimer son islamité dans l’espace public est pour eux un islamiste radical non pas parce qu’il remettrait en cause la laïcité, mais parce qu’il incite les indigènes à s’affirmer dans l’espace public. Il est un terroriste non pas parce qu’il assassine des « victimes innocentes », mais dès lors qu’il s’introduit par effraction dans l’espace public. Peu leur importe que Tariq Ramadan soit favorable ou non à la lapidation; à leurs yeux, il est un « intégriste », il entretient des liens avec le « terrorisme », parce qu’il dit aux musulmans: ne restez pas en dehors de l’espace public, faites de la politique. Quand les islamophobes dénoncent le « prosélytisme musulman », ils ne parlent pas tant de prosélytisme religieux que d’incitation à l’occupation indigène de l’espace public. Quand ils interdisent le voile à l’école, ils interdisent l’accès de l’espace public aux indigènes qui rechignent à être « beurisés ». Quand ils assurent défendre l’émancipation des femmes musulmanes tout en respectant leur foi, c’est encore un leurre: ils veulent, en fait, interdire aux femmes leur émancipation en tant qu’indigènes. Les musulmans (et plus largement les indigènes) ne sont les bienvenus dans l’espace public qu’à la stricte condition qu’ils s’en prennent à d’autres musulmans, c’est-à-dire qu’ils se battent contre eux-mêmes. La République est une religion islamophobe. L’islamophobie ne combat pas le musulman en tant que musulman mais le musulman en tant que rebelle potentiel à l’ordre blanc, et c’est pourquoi tout musulman est un intégriste ou un terroriste en puissance. Elle ne se développe pas principalement dans le champ de l’intolérance religieuse mais dans celui de la lutte raciale. Elle ne constitue donc qu’un volet de cette contre-offensive coloniale qui est menée contre l’ensemble des indigènes et, plus particulièrement, contre l’espace privilégié de leurs résistances, les cités populaires où se nouent les différentes facettes de la politique sécuritaire.

 

Sadri Khiari, membre du PIR

 

Extrait de son livre : « La contre-révolution coloniale, de De Gaulle à Sarkozy« , La Fabrique, 2009

 

 Notes

[1] Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.50. La référence au chiisme est évidemment inspirée de la révolution iranienne. Les évènements au Moyen-Orient ont en effet des répercussions directes en France où ils alimentent l’islamophobie. Ainsi, l’engagement des troupes française depuis septembre 1982 dans le cadre d’une « force multinationale » stationnée au Liban a des implications immédiates: enlèvement de ressortissants français, successions d’attentats à Paris et Marseille. Les Palestiniens et les musulmans libanais sont présentés comme de terribles barbares face auxquels les chrétiens du Liban et l’Etat d’Israël se défendent comme ils peuvent.

[2] « Sept sur Sept », TF1, 3 décembre 1989, cité dans Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.118

[3] Allocution présidentielle, TF1, Antenne 2, 10 décembre 1989, cité dans Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.118

[4] JT de 20 heures, TF1, 8 décembre 1989, cité dans Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.118

[5] Vagues d’attentats au milieu des années 1990.

[6] Le 25 octobre 1994, Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.230

[7] F.Fanon, Les Damnés de la Terre, Paris, La découverte, 2004, p.156

[8] Th. Deltombe, L’Islam Imaginaire, p.205

[9]Ibid, p.244

[10]A la rentrée 2003, les deux élèves sont exclues par le conseil de discipline du lycée d’Aubervilliers parce qu’elles refusent de retirer leurs voiles. De puis les mois de mai-juin, la polémique sur le voile avait été relancée par le gouvernement de droite dans le contexte d’un puissant mouvement de grève contre la réforme des retraites. Le PS n’est pas en reste: Jack Lang dépose une proposition de loi visant à interdire le port du « foulard » à l’école. Pour sa part, Laurent Fabius défend l’interdiction des « signes religieux ostentatoires » à l’école et dans l’espace public.

[11] La loi sur la laïcité, votée en mars 2004, interdit le port de tout signe religieux « ostensible » à l’école.

[12] A.Zemouri, V.Geisser, Marianne et Allah. Les politiques français face à la « question musulmane », Paris, La Découverte, 2007, p.82

[13] Ibid, p.26

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