Cependant, certaines de ces technologies ont un problème: elles ont du mal à voir les gens de couleur.
En Décembre 2009, Wanda Zamen et Desi Cryer, deux employées de magasin spécialisé en matériel de camping à Waller dans le Texas, ont remarqué quelque chose d’étrange dans un ordinateur HP du magasin. L’ordinateur avait la fonctionnalité de détection et traçage des visages. Le système n’avait aucun mal à identifier et suivre Wanda qui est blanche mais il ne pouvait faire de même pour Desi qui est noir. Il en fait d’ailleurs la démonstration sur une vidéo Youtube qui a été visionnée près de 3 millions de fois. « Comme vous pouvez le constater, la caméra bouge pour montrer le visage de Wanda. Elle la suit. Mais au moment où ma noirceur entre dans le champ (…) la caméra s’arrête. » nous dit-il.
Un bug similaire a été trouvé dans l’appareil photo digital Nikon Coolpix S630. Créée pour surmonter l’éternel problème des personnes qui clignent des yeux lors de la prise de photos, l’appareil photo détecte les visages et prévient le photographe dès qu’il perçoit un sujet qui referme ses paupières. Mais lorsque Joz Wang, une jeune taïwanaise de Los Angeles, a essayé de prendre des photos de sa famille, l’appareil persista à montrer le même message d’erreur : « quelqu’un a-t-il cligné des yeux ? » Ce à quoi Wang répondit sur son blog : « Non, je n’ai pas cligné des yeux, je suis simplement Asiatique. »
De même, les jeux vidéo populaires de la Xbox 360 Kinect qui utilisent la reconnaissance des visages et détectent les mouvements du corps ont aussi du mal à identifier les visages non blancs.
Toutes ces erreurs technologiques sont corrigibles mais la question demeure : pourquoi même surviennent-elles ? Si la vue est un lien objectif avec ce qui nous entoure, non affecté par le vaste phénomène social, pourquoi est-ce qu’un type particulier de personne serait moins reconnaissable qu’un autre ?
Les ordinateurs ont du mal à reconnaître les minorités parce que la vue n’est pas, en réalité, un processus objectif non affecté par les conditions sociales. Ces conditions produisent l’habilité même à percevoir la différence entre humains. Ce qui est vu et l’habilité à percevoir, ne représentent pas des phénomènes mécaniques mais bien sociaux.
Il est aisé de reconnaître comment cette dynamique joue dans la création des technologies de reconnaissance faciale. Les promoteurs développent le logiciel en utilisant leur propre visage et ceux de leurs employés ainsi que des tiers mais ils ne prennent peut-être pas soin d’avoir un groupe d’entraînement diversifié. Les facteurs sociaux forgent alors les algorithmes qui constituent la vision de l’ordinateur et peuvent limiter la capacité des technologies à percevoir les minorités raciales.
Bien que les humains n’aient pas littéralement des développeurs de programmes qui les alimentent en algorithmes, les dynamiques sociales affectent la vision humaine de la même manière, déterminant ce qui est vu et ce qui ne l’est pas. Cela est valable pour la race et pas uniquement à travers le sens attribué à la différence raciale et qui est construit par les croyances et les idéologies. La race est rendue visible par les pratiques sociales – une suggestion confirmée ironiquement par les expériences de l’aveugle.
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Dans nos interactions quotidiennes, nous supposons souvent que la race reflète une division naturelle des groupes humains. Les traits visibles comme la couleur de la peau et la forme du visage sont examinés comme prodiguant un moyen clair sinon objectif, de classer les individus en catégories raciales qui, à leur tour, servent de base pour des hypothèses sur les tendances individuelles et de groupe. La race est devenue un aspect central des relations sociales précisément parce que sa visibilité prépondérante aussi bien que sa perception sont vus comme allant de soi : nous pensons connaître la race d’une personne lorsque nous la voyons.
Mais ceci est faux. Les éléments visuels de la race ne sont pas le résultat direct de ce qui est vu. Pour comprendre cette dynamique, nous nous tournons vers l’aveugle.
Puisque la race est fortement liée aux éléments visuels, il est largement supposé que cette dernière est de moindre importance dans le quotidien des non-voyants. Mais dans mon nouveau livre « Aveuglé par la vue : voir la race à travers les yeux des aveugles », j’ai interviewé plus de cent personnes aveugles dès la naissance – des gens qui n’ont jamais rien vu, à fortiori les traits physiques qui habituellement, servent de marqueurs visuel pour différencier les races – et j’ai trouvé que ce n’était pas le cas. Les aveugles comprennent et expérimentent la race comme tout le monde : visuellement.
Lorsqu’interrogés sur ce qu’est la race, les aveugles auxquels j’ai parlé l’ont majoritairement définie par la couleur de peau, les caractéristiques du visage et autres indices visuels. Prenez Nell par exemple, une femme aveugle, blanche, qui dit que la race « est non seulement une couleur de peau mais [d’autres] caractéristiques (…) [comme] la structure des os et celle du visage (…)la couleur peut être une caractéristique constructive. Mais [la race] n’est pas seulement basée sur la couleur. »
C’était un sentiment répandu. Mais ce qui ressort de cela et d’autres réponses, est non seulement la sophistication visuelle avec laquelle les aveugles conceptualisent la race mais que cet entendement visuel façonne leur vécu. Aussi bien pour les aveugles que pour ceux dotés de la vue, les choix, expériences et interactions quotidiens sont réfléchis en fonction de l’entendement de la race. Examinons ce témoignage rapporté par Madge, une aveugle blanche :
« La race est importante en matière de rancard. Je me rappelle cet homme à l’université, dans le programme pour aveugles. La plupart des hommes qui y étaient ne m’impressionnaient pas. Mais ce mec se distinguait vraiment. Je l’appréciais et aimais lui parler. Lorsque j’ai compris qu’il était noir, j’ai su que ça n’allait pas marcher pour moi. Je me suis cependant sentie un peu mal parce que j’espérais que ça marcherait. Mais c’est là que [la race] en général fait une grande différence dans ma vie. »
Les aveugles sont constamment conditionnés socialement pour faire attention à la race et son implication à travers la famille, les amis, les institutions qui affirment à la fois la tangibilité et la visibilité de la race. Une aveugle blanche répondit en citant un exemple de comment cela se passe tôt dans l’existence :
« Je n’ai jamais pensé à la couleur de peau jusqu’à ce que j’ai près de huit ans. Je parlais à ma famille de mon petit ami et j’ai rapporté une photo de Vince. Mes parents m’ont dit « Crystal, c’est un garçon de couleur ». J’ai dit « oui, c’est une pellicule de couleur ». Alors ils m’ont assise et m’ont parlé des races et des différences. J’étais très, très en colère et j’ai pleuré puis gratté le gloss avant de détruire les photos. J’ai ensuite été parler à Vince une semaine plus tard et lui ai dit que nous ne pouvions plus être ensemble. »
Cette patrouille des frontières raciales n’est pas limitée aux enfants. Elle existe tout au long de la vie. Brianne, une aveugle blanche se souvient :
« J’étais dans le centre commercial et il se trouve que la personne qui m’aidait [à faire mes courses] était noire et une femme est venue vers moi. L’homme en question était allé me chercher quelque chose dont j’avais besoin et cette femme vint vers moi et me dit « excusez-moi mais savez-vous que votre mari est noir ? » et j’ai répondu « mon mari n’est pas noir (…) Comment savez-vous cela ? Mon mari n’est même pas là ! »
Ces expériences sont éloquentes non seulement par rapport aux moyens par lesquels la race devient remarquable pour les aveugles mais elles attirent l’attention sur comment elle devient visible pour tout le monde. Les interactions sociales qui mènent à la perception visuelle de la race par les aveugles affectent de manière égale la conscience raciale de ceux qui voient. Mais le rôle de ces interactions est moins apparent dans le cas de ceux qui ont la vue parce qu’ils perçoivent la race comme une évidence visuelle. Aborder la race en-dehors du champ visuel peut nous aider à comprendre comment les individus sont conditionnés à penser de manière raciale sans considération pour ce qu’ils voient.
Il est assez singulier de constater que ce processus de visibilité de la race n’est pas purement décrit par le constructionnisme1 social : théorie dominante aussi bien dans l’académie que la pensée autour de la race.
Le constructionnisme social résiste l’idée selon laquelle les catégories de race reflètent des significations, habilités ou inhabilités inhérentes. Au lieu de cela, il attire l’attention sur les moyens par lesquels les forces sociales, économiques et politiques peuvent appeler à rattacher certaines significations aux corps racialisés. Le projet constructionniste implique une remise en forme des processus sociaux qui mènent à la création des sens sociaux, leur rapport à la différence raciale des corps et la subtile dynamique par laquelle ces significations et rattachements sont faussement expérimentés comme naturels, inhérents et d’éternels traits communs à certains groupes.
Le constructionnisme social a fait de profondes contributions mais il ne prend pas totalement en considération les forces qui rendent la différence raciale visible, laissant plutôt la race paraître visuellement évidente et selon ses propres termes. Ma recherche sur la compréhension des aveugles et leurs expériences avec la race démontre que la connaissance de la race ne va pas de soi. Au contraire, les interactions sociales – les équations qu’impliquent les engagements humains—produisent l’aptitude même à percevoir la race comme un élément visuel proéminent, tout comme les algorithmes mathématiques forgent les limites de l’ordinateur dans sa capacité à faire les distinctions (de visage et couleur). La race devient, plutôt qu’être simplement, visible.
Les vies raciales des aveugles perturbent les suppositions irréfléchies que nous faisons tous au sujet de la race et selon lesquelles nous rendons naturelle l’aptitude à voir et expérimenter la différence raciale. Cela montre à quel point les personnes qui voient sont aveuglées par la vue. La vision elle-même les entraîne à traiter les différences perceptibles comme des distinctions évidentes, masquant ainsi les pratiques sociales qui rendent ces distinctions visibles.
L’évidence visuelle supposée de la race engendre de graves conséquences. Elle représente les prémisses d’une hiérarchie sociale habituée à privilégier un groupe aux dépens d’autres. C’est seulement à travers une critique radicale de ces prémisses que nous pouvons repenser les relations sociales afin de développer une justice raciale.
Cependant, le dialogue qui existe actuellement au sujet de la race ne permet pas cette critique. Tel un ancien ordinateur devenu lent, inefficace et sans réaction face à ce qui est requis de lui, le discours sur la race est devenu de manière similaire, sans intérêt et improductif. Il est plus que temps de redémarrer (reboot) la race, développer de nouvelles approches pour penser, examiner et remédier aux inégalités qui existent malgré l’égalité juridique formelle. Plutôt que supposer que voir c’est croire, lorsqu’il s’agit de la race, de nouveaux efforts sur le front de la justice raciale doivent commencer sur le principe que croire, dans un sens, c’est voir.
Cet article est extrait et adapté de “Blinded By Sight: Seeing Race Through the Eyes of the Blind” publié en Janvier 2014 par Stanford University Press.
Traduit de l’anglais par Souleyma Haddaoui, Membre du PIR
Source : What Can Blind People Tell Us About Race?
1 Terme nouveau dans l’usage français et mis donc en italique par le traducteur