Abjection raciste

Gnawi Blues

Les sirènes d’ambulances et policiers perturbent cette matinée tranquille d’automne. A Washington, une jeune femme se fait tirer dessus à bout portant. Elle est mère célibataire, son bébé est dans la voiture lorsqu’elle est accostée par des flics, puis exécutée. Elle a tenté de franchir des barrières de sécurité près de la maison blanche. Incompréhension. C’est le énième incident impliquant l’abattage d’un Noir cette année. Tourbillon d’émotions. Colère, indignation. Dans quel pays suis-je venue me réfugier ? Manque. Le Maroc, sa chaleur, la douceur de son peuple. Il y a des fous dans mon pays oui, mais on ne tire pas à tous les coins de rue. On ne se prend pas pour un cowboy. Mais. Sommes-nous aussi racistes ? Se dresse un souvenir. La couverture d’un magazine titrant « le péril noir ». Piteuse reproduction des « périls musulmans » made in France. La vie n’est peut-être pas plus tranquille dans mon pays finalement.

Le soir même de cette tragique histoire, j’entends au loin une musique. Des battements. Je m’approche, suis mon oreille et ce sentiment de fouler ma terre de nouveau, grâce à cet air. C’est un dialogue entre la guedra et le djembé. Le balafon et l’oud en échos. Et des chants. Ils ressemblent à ceux des gnawas marocains. Ce sont des Africains de l’Ouest mêlés à des Arabes. Une bande formée par l’amour seul de la musique. Leur mélodie m’emporte. Je traverse leurs chants et me retrouve entre deux continents : tonne le tamtam de Rabat à Washington. Vibrent mes racines africaines et claquent en tandem les grelots du bendir. Un même vibrato pour un peuple qui préfère le rejet et la dissonance.

Insulté, le jeune homme avant d’être tué. Poussé, l’immigré, hors du camion de policiers. Violée la jeune ivoirienne qui attendait ses papiers. Tonne mon cœur à la lecture de ces drames gratuits dans mon pays. S’hérisse mon poil que l’on qualifie de « Blanc » alors que non messieurs dames. Ma couleur n’a rien à voir avec mon âme. Africaine, Arabe, Musulmane, Rifaine, fièrement non européenne. Que ma peau ne vous trompe pas. Maghrébine est mon origine et ce teint peut-être clair n’empêche pas les contrôles papiers ni les regards de travers lorsque mon nom sonne. Mais c’est une toute autre histoire que celle de mes déboires dans certaines rues parisiennes…

Ici se tourne quelque chose de tragique. Tonne le tamtam tandis que je marche dans cette ville dite démocratique où la schizophrénie règne. D’un quartier l’autre. A Washington, il y a le nord puis le sud. Frontière invisible mais palpable. Les sirènes n’arrêtent pas leur assaut à mes oreilles en quête de calme. On tue ici. On meurt là. C’est presque banal. Tandis qu’au nord, des lois sont passées dans certains conseils des habitants, pour limiter les infractions sonores des bus publics. Parce que vous comprenez, ici on aime le silence. Ici on aime ses fleurs, sa tranquillité. Pause. On préfère caresser la peau du tambour, doucement. Au Sud, les fleurs poussent à contre-pavé. Toutes seules. Elles n’ont pas de soins particuliers. L’Amour règne malgré tout alors elles poussent entre deux bons gros cailloux. Et on n’hésite pas à taper contre de l’acier pour faire entendre sa mélodie. Les magasins sont barricadés, les commerçants armés. Au nord la vie plane, les boutiques sont parfumées au bois de santal et dans la rue, on fume des Havane.

Tonne le tamtam de Rabat à Washington. Je me balade dans ma ville natale. Je suis heureuse, adolescente, amoureuse du combat de Mandela, de penser mes amis noirs à l’abri, sur mon territoire. Pauvre naïve. Il me faudra longtemps pour comprendre. Voir. Y croire. J’entends des azzi [1] en veux-tu en voilà. J’entends des éclats de rire et vois pointer des doigts. J’entends des kelb [2] . Et puis un jour mon amie, une sœur, me dit « mais oui les Marocains sont racistes ! On est venu me demander l’heure un jour et on m’a frottée la peau comme pour la nettoyer ! D’autres fois on crache sur mon passage. Mais tu ne savais pas ? Vraiment ? »

Horreur. Mon cœur bat la chamade. J’interroge, j’enquête auprès de mes concitoyens. On ne se gêne pas, c’est même naturel. On me claque à l’oreille : « ils bouffent n’importe quoi. Ils sont sales » Le sol tremble sous mes pieds. J’enquête dans mon histoire. Forcément j’étais au lycée français, dénaturée, déracinée. On m’enseignait les Gaulois. On m’enseignait le colonialisme. Et l’Histoire de mon peuple n’avait pas droit au chapitre mais ça aussi, c’est une autre histoire. J’ai donc du fouiller les tiroirs, interroger les anciens. J’ai trouvé que l’esclavage dans mon si beau pays n’avait été aboli que trop récemment. J’ai subi une douche froide en lisant que les dada étaient des esclaves parfois vendues petites filles. Du Sénégal ou du Mali. Fines cuisinières, gouvernantes tant aimées par la génération de mes grands-parents. Dissonance cognitive. On savait tous. On était tous complice. Mais tout paraissait couler de source et c’est la banalité du mal.

Poussé le môme depuis le van des flics sur une route désertée de toute humanité. Roulé par terre comme un sac de marchandise indésirable. On cogne on frappe. Personne ne s’étonne du sort d’un immigré trop sombre. Quoi ? Le Maroc doit-il charitablement recueillir ceux dont l’Europe ne veut pas ? Le Maroc, fier exécutant d’ordres venant du Nord ? « Ne doit pas passer ! » Triplement souligné. Inlassablement ressassé. Alors. L’immigré atterrissant dans notre pays où le premier rêve est l’eldorado étranger, se fait piétiner à souhait. Et quoi on se plaint ? Tapis dans l’ombre, ils scrutent pourtant le même horizon que leurs frères de misère couleur marocaine. D’ailleurs, elle n’a pas de race, notre sœur la détresse. Mais elle n’est pas la sœur de tous bien sûr. L’élite grasse et bienheureuse, se prélasse dans ses coussins de soie. « Ne pas déranger » affiché sur son front dégarni d’intelligence. Cette génération de ventres plâtrés contre terre, savourant la botte qui les écrase. Elle en redemande. Elle remercie. Elle exècre les subalternes et court à sa perte mais chut. Suspension du bruit du tamtam pour elle. Il ne faut pas la réveiller de son sommeil auto-destructeur.

On affiche sur les fenêtres d’immeubles casablancais « Interdit de louer aux Africains ». Des Marocains sont devenus en un éclat d’annonce, « Européens ». Hurlement du Djembé. Il y en a qui sont ravis de pouvoir faire aux autres ce qu’on leur a fait tandis que d’autres se croient vraiment au sud de l’Europe et non au nord de l’Afrique. Reprise du rythme en douceur avec un balafon mélancolique.

Je marche plus vite, plus fort pour faire renaître la mélodie et les tebilats interviennent. S’ajoutent les tamas et mon âme résonne. Elle vibre du chant des gnawas qui ressemblent à ceux du blues. Ils ont leur festival annuel nos musiciens. Il y a foule à Essaouira. Il y a transe. On tangue au rythme de leur complainte aux sonorités parfois guinéennes. Mais, au petit matin, ils sont traités comme l’amant indésirable d’une nuit de beuverie. En plein jour, on préfère la clarté du teint. On aime sur son écran télé, voir un visage crème que chocolat.

Et nous, cette génération d’aveuglés. Je hurle à l’injustice, exige une autre appartenance géographique. C’est étouffant de tourner en rond dans l’abus et la bêtise. Mais c’est l’Afrique. Cette terre particulière dont on ne peut se défaire. Il faut donc lutter. Résister, faire changer. Je regarde vers l’Amérique, le combat d’aînés. Je rêve en scrutant l’horizon outre-Atlantique. Angela Davis me prend par la main et m’indique que les femmes esclaves étaient les gardiennes de la résistance et de la lutte pour la libération, pendant que leur contrepartie blanche se parait des bijoux du mâle dominant. J’écoute Malcolm X me parler des esclaves de maison et de ceux des champs. Des vendus et des rebelles. Stokeley Carmichael insiste en tapant du poing sur l’Histoire et son nécessaire apprentissage. J’en sais quelque chose moi la colonisée à qui on a voulu refourguer une autre identité.

Et claque la peau du tamtam, rappelant les chants d’ancêtres pas blancs du tout, qui ont combattu pour leur terre ocre. Résonne mon âme que cela plaise ou non. Oui les racines sont africaines et fières de leur héritage. De leur noblesse.

Passe dans la rue de mon songe éveillé un cortège. Césaire, Senghor et Fanon en concert. J’ose rejoindre leur marche, suis honorée de les voir, les entendre. J’ai aussi envie de m’excuser pour mes frères et sœurs marocains, pas assez Noirs en esprit et qui ne rêvent que de passer leur peau à coup de javel. Qui aspirent à ce qu’on les voit comme des Marie ou des François plutôt que des Ahmed et Samira. Ils ne parlent qu’en français. Veulent effacer leur langue. Ce coeur identitaire. Et puis… Et puis viennent les pseudos musulmans avec leur arsenal de faux hadiths et rosaires en ivoire trafiqué. Ils viennent me dire que l’Islam des Mohammed Ali ou Malik Shabazz ne vaut rien. « Ils n’ont pas les rites qu’il faut » essaie-t-on de plaquer sur mon tamtam. Mais leur passion du divin est intacte rétorque le bendir. Le ney vient faire couler l’élixir d’un exil de l’âme de sa source première. Une âme incolore car Dieu a-t-il même une couleur, à part celle que les hommes tentent de lui imposer ? N’a-t-Il pas, en un temps apparemment trop lointain, dicté à son Prophète qu’il n’y avait nulle différence entre un riche et un pauvre, un arabe et un non arabe, Blanc et Noir sauf par la piété ? Le monde devient irrémédiablement un enclos dont les maîtres sont les étroits d’esprit bêtes et futiles.

La peau des tambours se tend, brûle. Le poing tombe et décide. Excusez-moi si, à vos bras croisés dans la contrition, je préfère les paumes tournées vers un Ciel Clément. La danse dans le divin invoque les vers du sage populaire Sidi Bahloul « Il m’a donné la terre pour lit et le Ciel comme toit. Les hommes sont ses créatures. Et moi je fais partie de Sa création ». La terre est à tous, le ciel recouvre tout sans discrimination. Et l’harmonie décolle. La transe transcende. Mais la mémoire des hommes n’est jamais assez longue, la conscience jamais assez aiguisée. On se dresse comme un seul homme contre l’occupation en Palestine mais attendez que des Palestiniens viennent se réfugier sur nos terres et on affichera tout aussi sec « interdit de louer aux Arabes ». Après tout, on n’est pas à un racisme près. Toutes les sordides idioties ont leur place une fois la boîte de Pandore ouverte.Nous Arabes ? Nous Africains ? Nous certainement déconnectés de l’histoire. Nous, certainement loin de toute unité. Nous, têtus à nous rendre puzzle plutôt qu’unifiés. J’ai rencontré un jeune militant cinéaste qui m’a dit être à sang pour sang berbère et rejeter tout ce qui est Arabe. Que de fausses notes ! C’est la cacophonie pour un temps. Pause nécessaire pour récupérer la bonne musique.

Je rêve des mains qui s’agitent enfin et des doigts qui pointent contre cette lâcheté, cette intolérance. Ces silences et ces têtes baissées. Ce regard biaisé de la société. Ce mépris colonial renouvelé. Cette haine de soi plaquée sur les autres.

Mon pied retourne à Washington, capitale du pseudo pays des égalités. Pays où un jeune Trayvon fut assassiné pour sa couleur. Suspect fut sa première identité. Jeune innocent, sa vérité. Tonne mon tamtam qui veut foudroyer ces drames. Décalages. Abrutissement. Aveuglement. « Protégez votre territoire » dit la loi qui a donné au Blanc un permis de tuer. Protégez-le même lorsqu’une femme, victime d’un accident de voiture, vient frapper à votre porte pour réclamer de l’aide. Coup de fil, coup de fusil. Le troc mortel a toujours eu la cote chez l’oncle Sam. Trayvon n’est ni le premier ni le dernier. Billie Holliday se mêle à la danse et entonne son « fruit étrange » arrosant de sang le tronc d’un arbre innocent. Et le fard démocratique s’estompe. La façade de la statue de la liberté se fend. Et la Justice, mais quelle justice ? Elle n’est jamais aveugle à la couleur.

Je vois valser dans une salle de tribunal des Blancs ternis par leur erreur mais qui se font blanchir parfois par des Noirs aux masques blancs. Surtout à la télé. Avoir son plateau, son moment médiatique a un prix. Alors on s’excuse, on s’autoflagelle, s’autoqualifie de « race violente ». Et tandis qu’on abandonne ses frères et sœurs, la rue gronde. Toutes les couleurs versent dans les grandes artères de dizaines de villes. C’est l’Humain dans toute sa symphonie qui dénonce l’injustice. Les cris sont chargés du poids du passé jamais vraiment enterré. Trayvon résonne et s’ajoute à la liste des symboles d’une société double, victime d’agnosie. Rodney King partage le même coin de mur. Celui des lynchés par de faux justiciers portant des médailles en toc. Une vidéo témoignage. Tabassage. À terre, on le bouscule et roue de coups et la Maghrébine ne peut s’empêcher de penser à ce qui se passe dans certaines banlieues françaises. Ces shérifs copié-collés qui se croient tout permis. On insulte, on frappe ceux qui étaient des esclaves sur ce continent et on fait de même avec les ex-colonisés dans le cœur des Lumières.

J’écoute Médine et lève le poing en cadence : « baisser les bras ne se fera que sous la pierre tombale ». France et Amérique se réclament de porter haut le flambeau de la Civilisation. À coup de teasers et flingues. On brandit même des peaux de banane pour les ministres qu’on voit comme guenon. Non le monde ne tourne pas rond. Trop est dit, trop de sang et d’encre coulés mais rien n’est fait. Sommes-nous vraiment en 2013 ? Le Sud reste Sud et les subalternes ne peuvent pas parler. Pas le droit de pointer le Nord du doigt, tais-toi banania.

Tonne le tamtam de mes frères de sang, clame le guembri de ma terre. Pourquoi tant de haine dans tant de similitude ? Les trémolos et soupirs de Holliday, la rythmique saccadée de Ben Harper fusionnent parfaitement avec ceux du Maalem Guinia et Mustapha Bakbou. Rien n’est unique, tout s’assemble pour mieux rassembler, unir. Alors pourquoi tant de rejet hurle le djembé d’un son quasi monotone. Malcolm X me met face à ma naïveté. Les droits ne s’obtiennent qu’avec la force et non dans la civilité. Non pas grâce aux discours fleuris des proses et similarités. Senghor a la rime cinglante. Il faut se défaire de la lâcheté que commande un contexte dénué de principes et empli de courbettes, c’est là l’authenticité.

Gnawa et blues forment donc ma nouvelle danse. Dans la capitale du pays libre toujours, cette jeune mère exécutée sans préavis, sans justice, me taraude. On s’étonne, on la dit normale, brillante même, avant de balancer douze heures plus tard, qu’elle était dépressive, sous traitement. Et plus un mot depuis. L’histoire est enterrée à côté de Miriam. Son orpheline de fille devra filer son propre conte, entre deux familles transitoires. Fin. Les flics sont les héros du jour. Ils protègent, gardent les alentours du cœur de la démocratie. Cette maison trop blanche pour le Noir qui l’occupe. Celui qui ne parle de race que lorsqu’il y est contraint. Celui que tout le monde prit pour le nouveau visage de l’Amérique. L’illusion d’un passé surmonté. Il s’appuie sur l’émotion pour taire la polémique. Quelques larmes et le tour est joué. Faute de vraie politique il met sous le tapis la hache de guerre levée par les brûleurs de croix.

Les musiciens remballent leurs instruments et les sirènes de la folie des hommes reprennent.

 

Souleyma Haddaoui, Membre du PIR

 

[1] Azzi signifie « nègre » dans le dialecte marocain.

[2] Chien.

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