L’émotion était blanche. L’identité blanche des signataires de l’appel, « le fascisme tue, ensemble combattons-le ! » est sans ambiguïté.
Dans le monde parallèle des indigènes, des mobilisations contre ces mêmes fascistes ont eu lieu : Suite à une agression ignoble par des fachos, la colère gagne la banlieue d’Argenteuil. La victime est, Leila O., une jeune musulmane enceinte qui allait perdre le bébé qu’elle portait. A quelques malheureuses exceptions, les manifestants étaient indigènes, les organisations étaient indigènes. L’émotion était indigène. L’indignation n’était ni nationale, ni strictement locale. Elle a suivi les contours de la nation indigène. L’identité indigène des signataires de l’appel d’Argenteuil, «l’islamophobie tue ! » est sans appel.
Le malaise, que je veux exposer ici est le suivant : Le PIR comme organisation politique et décoloniale n’existe que parce que le champ politique blanc est au service du pouvoir blanc – prioritairement au service des classes dominantes et secondairement au service du peuple blanc. Les immigrés et leurs descendants, lorsqu’ils bénéficient des acquis des luttes populaires et progressistes ne sont que les bénéficiaires collatéraux des dites luttes. Ils n’en sont pas les destinataires principaux sauf lorsqu’ils mènent et dirigent leurs propres combats. L’anniversaire des 30 ans de la marche nous rappelle sans ambages combien précieuses sont l’autonomie et la direction de nos affaires.
Ainsi, s’il va de soi que le PIR sera spontanément et dans la mesure de ses moyens de toutes les mobilisations en faveur de tout indigène subissant violences ou humiliations, son adhésion aux mobilisations contre le fascisme et pour la mémoire de Clément Méric nous pose un problème à la fois politique et moral. Clément Méric était un jeune blanc qui s’est engagé politiquement contre un ennemi commun : le fascisme. Mieux que ça, il était engagé, en position minoritaire, contre l’islamophobie. Ceci nous rend redevable et politiquement, et moralement vis-à-vis de lui et cela justifie amplement notre participation aux premières mobilisations. Mais cette reconnaissance exprimée et assumée par nous peut-elle justifier la poursuite de notre engagement aux cotés des forces qui se constituent autour d’ « un des leurs » mais qui restent extrêmement timorées face à la violence inouïe que subissent les non-blancs ? En d’autres termes, le PIR doit-il participer et par conséquent renforcer les forces qui s’entêtent à servir le peuple blanc, à dissoudre la lutte contre le racisme dans l’antifascime, pour mieux invisibiliser les conflits d’intérêts raciaux qui structurent et divisent les classes populaires, et à mépriser, volontairement ou pas, les indigènes qui sont les premières et nombreuses victimes du racisme d’État ? Le PIR doit-il se solidariser de ces forces, mouvements, associations qui, par calcul politique (empêcher la division) et/ou par indifférence raciste (l’islamophobie n’existe pas) se font les complices objectifs des fascistes qu’ils combattent (sincèrement) et qui ne manqueront pas de s’interroger – et de déplorer – l’absence des basanés – « qui sont pourtant dans l’œil du cyclone fasciste ».
Face à ce dilemme, ma décision est prise : j’irai marcher le 23 juin au milieu des blancs, au rythme de mots d’ordre qui me seront globalement étrangers et décidés par des organisations qui construisent leur unité sur notre exclusion et grâce à ces indispensables ennemis que sont le FN ou le fascisme. J’irai marcher pour honorer la mémoire d’un frère de lutte, tout comme Tommie Smith et John Carlos ont porté le cercueil de l’Australien Peter Norman. D’aucun y verra au pire, une forme de capitulation dans l’honneur, au mieux, la manifestation de ce que l’on pourrait appeler une pol-éthique. Les deux sont vrais, il faut bien l’admettre. Sans ce pouvoir que l’immigration et la banlieue peinent à construire, la dépendance sera notre destin et la victoire contre le racisme, une chimère. A terme, les classes populaires blanches subiront – bien qu’après nous – le retour du bâton.
Heureusement, James Baldwin est là pour me consoler : « C’est de la montage de la suprématie blanche que les noirs ont à coups de pic détaché la pierre de leur personnalité. J’ai le plus grand respect pour cette humble armée d’hommes et de femmes noirs qui piétinait devant d’innombrables portes de service, disant « oui, Monsieur » et « non, Madame » afin d’acquérir un nouveau toit pour l’école, de nouveaux livres, d’autres lits pour les dortoirs. Cela ne leur plaisait guère de dire « oui », Monsieur » et « non, Madame », mais le pays ne manifestait aucune hâte à éduquer ses Noirs, et ces hommes et ces femmes savaient qu’il fallait que cette besogne-là soit faite et ils mirent leur amour-propre dans leur poche afin de l’accomplir. »
Houria Bouteldja