Intéressant

Le chavisme après Chavez

Le décès d’Hugo Chávez a provoqué des réactions contrastées en France. Les grands médias et les partis politiques de gouvernement n’ont pas attendu que le cadavre du défunt soit froid pour, après quelques paroles de circonstances, le présenter comme un « dictateur » et un artisan du sous-développement de son pays. Comble de l’irrespect et fait emblématique de sa lecture postcoloniale des scénarios du Tiers-monde, le gouvernement français a envoyé le ministre des outre-mer à son enterrement.

En contrepartie, son deuil a été porté et sa mémoire saluée par la « gauche de la gauche » et toute la mouvance décoloniale et antiraciste de France qui en ont fait un symbole de l’anticapitalisme et de l’anti-impérialisme, en l’élevant même au statue d’idole. Ils n’ont pas manqué de signaler les fortes avancées en matière de droits sociaux réalisées par le gouvernement chaviste et, pour les seconds, de relayer les appels à la « mère-patrie » africaine de la part du feu président.

Dictateur ou héros révolutionnaire, ces appréciations ont aussi été modelées par ses prises de position internationales. A l’intérieur même des populations postcoloniales françaises, certains ont regretté son soutien aux dictatures arabes, notamment à Kadhafi et au régime syrien, voire son alliance avec le gouvernement iranien, et la majorité ont célébré son engagement sans failles pour la cause palestinienne et ses contributions à la constitution d’une opposition anti-impérialiste à l’hégémonie des intérêts américains.

Toutefois, le chavisme renvoie avant tout à un mouvement, un gouvernement et un processus politique interne au Venezuela. Il s’inscrit dans le contexte latino-américain, où il répond à des enjeux sociopolitiques spécifiques. C’est du point de vue de ces enjeux qu’il faut considérer le processus, en ne se contentant pas de généralités pour aussi significatives qu’elles puissent sembler.

En ce sens, on doit d’abord situer le chavisme dans l’histoire contemporaine latino-américaine, où il entretient des parentés certaines avec des processus précédents de la région. Il faut aussi le saisir dans le présent, où il répond à des conditions nouvelles et constitue un phénomène à l’originalité irréductible. C’est au travers de ce cheminement qu’on peut, finalement, mieux comprendre le sens et les implications de ses positionnements internationaux.

Chavisme et « développementisme »

Le chavisme a été associé à un socialisme : d’abord parce que Chávez lui-même l’a défini comme une transition vers le « socialisme du XXIème siècle » ; aussi à cause de son rapprochement significatif avec le gouvernement cubain, des expropriations de multinationales, des réformes sociales et de sa solidarité organique avec les secteurs populaires. Le théoricien du « socialisme du XXIème siècle » est Heinz Dieterich Steffan, un sociologue est-allemand résident au Mexique, qui a été conseiller d’Hugo Chávez, jusqu’en 2007. Sa proposition a prétendu apporter une alternative au vide de projet économique, social et politique des mouvements altermondialistes des années 1990. De son point de vue, les conditions étaient réunies au Venezuela (et ailleurs) pour le dépassement de l’économie capitaliste et de la démocratie représentative vers une économie socialiste et une démocratie participative.

Il est probable que Chávez ait réellement envisagé cette voie. Néanmoins, malgré les pas faits en ce sens, le gouvernement chaviste ne l’a pas prise. Sur le plan économique, le chavisme est demeuré dans un cadre capitaliste, tantôt envisagé comme un « capitalisme d’Etat », tantôt comme un « socialisme rentiste ». L’axe « socialiste » de ce projet à consister en la réappropriation des ressources pétrolières du pays et la redistribution de ses revenus, notamment au profit de politiques sociales centrées sur les milieux populaires. Il s’inscrit dans une vision « développementiste », d’un projet de modernisation et de développement impulsés par l’Etat et une bourgeoisie nationale qui, malgré les expropriations, maintiennent des accords d’exploitation avec les multinationales.

Cette option économique connut son apogée dans les années 1930-1970 en Amérique latine, avant l’intrusion des politiques néolibérales dans la région. Ses tentatives gouvernementales avaient alors été soutenues par la Conférence Economique pour l’Amérique latine (CEPAL). Durant les années 1960-1970, sa voie d’un « capitalisme national » avait été combattue par les gauches marxistes. A la même époque, la théorie latino-américaine de la dépendance l’avait sentencié comme étant un mirage, une modalité de la dépendance des économies nationales au capitalisme mondial. Selon la théorie de la dépendance, les projets de développement avaient paradoxalement et fatalement débouché sur le « développement du sous-développement » (Gunder Frank, 1967).

Chavisme et populisme

Le « développementisme » avait correspondu à des options politiques variées. Au Chili, il s’inscrivit dans l’optique de l’Alliance pour le Progrès de Kennedy et constitua l’axe des politiques économiques de la Démocratie Chrétienne, au gouvernement dans les années 1960. Au Mexique, en Argentine et au Brésil, il fut porté par les gouvernements national-populistes de Lázaro Cárdenas (1934-1940), Juan Domingo Perón (1946-1955) et Getulio Vargas (1930-1954). Face aux politiques néolibérales actuelles, les héritages de ces gouvernements sont défendus par des secteurs des gauches latino-américaines actuelles.

Même s’ils ont pu prendre des expressions variées et contradictoires, les néopopulismes latino-américains prennent leurs racines dans les national-populismes des années 1930-1950. Le « peuple » y renvoie en même temps, aux couches populaires et à l’ensemble indifférencié de la société nationale. Le « peuple » y constitue donc davantage une catégorie politique que sociale. Il connote moins les groupes sociaux d’en bas que l’horizon d’une unité nationale, l’ethos d’une collectivité où les « oubliés », les « marginaux » acquièrent un visage. La dimension symbolique et subjective y prédomine sur les conceptions objectivantes du conflit social.

Le national-populisme a été défini comme une tentative de modernisation économique et sociale, un projet d’intégration nationale qui recherche la réconciliation des différentes classes sociales et incorpore les demandes populaires sous l’égide de l’Etat. Il s’oppose à une modernisation imposée de l’extérieur. On l’a qualifié de « révolution nationale », dont les ennemis déclarés étaient l’impérialisme et les oligarchies « monopolistiques » de l’intérieur. En même temps, le national-populisme s’est caractérisé par son refus du développement et dépassement des antagonismes sociaux. Il a donc pu prendre des orientations profondément anticommunistes. De fait, en dehors du cas mexicain, les gouvernements national-populistes ont mis l’accent sur les attributs catholiques de la nation. Alain Touraine l’avait expliqué comme étant « la tentation du changement dans la continuité ».

Dans tous les cas, le populisme engage l’encadrement des classes populaires et l’identification directe entre le leader politique, souvent historique (le « caudillo »), et le « peuple », comme catégorie politique. Le caudillisme ne suffit certes pas à le définir, mais lui est consubstantiel. C’est en ce sens qu’on définit souvent le chavisme comme un « néopopulisme de gauche », en contraste avec d’autres néopopulismes, dits de droite. Ceux-ci, bien qu’accommodés aux politiques néolibérales, conservent les traits politiques du populisme. Ils privilégient la mobilisation populaire sur les médiations institutionnelles des régimes de représentation. Cela a fait dire que le populisme est incompatible avec les institutions de la démocratie représentative qu’il tend inéluctablement à affaiblir. Pourtant, il émerge comme mouvement et alternative de gouvernement depuis l’intérieur des démocraties représentatives. Il leur est intrinsèquement lié, comme elles le sont à lui. De fait, sa légitimité est indissociable de ses victoires électorales.

Chavisme et péronisme

Les caractères qui rapprochent le chavisme du populisme et son virage à gauche imposent d’explorer son rapport avec les populismes historiques et les gauches latino-américaines, afin de le situer dans cette histoire. De ce point de vue, la comparaison avec le péronisme argentin résulte pertinente, en particulier si l’on se centre sur l’évolution du péronisme durant les années 1960-1970.

Suite au coup d’Etat de 1955 et à l’exil du général Perón en Espagne, les tentatives de « normalisation démocratique » de l’Argentine se heurtèrent à la force du parti péroniste qu’il fallait exclure des processus électoraux. En pleine guerre froide, l’Argentine n’avait pas échappé à l’influence du marxisme et de l’émergence de gauches qui exigeaient un tournant socialiste de l’économie nationale. En même temps, le péronisme n’avait pas perdu de son influence et la possibilité d’un changement d’envergure était devenue indissociable de l’exigence de retour du général.

Issue d’une nouvelle génération péroniste, la guérilla des montoneros conciliait ces deux objectifs : retour du péronisme au pouvoir et virage socialiste du péronisme. A l’époque, sous l’impact de la révolution cubaine de 1959, les gauches révolutionnaires latino-américaines avaient rompu avec le populisme, au profit de la voie marxiste-léniniste et de ses préceptes avant-gardistes. Néanmoins, des théories révolutionnaires circulaient, notamment d’inspiration trotskyste, qui considéraient le populisme comme une étape nécessaire vers le socialisme, à cause de la spécificité des sociétés latino-américaines. En Argentine, la gauche péroniste s’opposait à l’orthodoxie marxiste-léniniste des gauches révolutionnaires des pays de la région. Elle proclamait l’unité entre la voie défendue vers le socialisme et le projet « populaire » du péronisme qui devait inéluctablement déboucher sur cette voie.

Or, cela ne s’est pas produit. Quand le général Perón rentra en Argentine, en 1973, le conflit entre lui et son aile gauche fut immédiat. On envisageait alors un « péronisme de droite », le péronisme « traditionnel » de la bureaucratie syndicale, des entrepreneurs et de l’armée, et un « péronisme de gauche », dont les montoneros étaient l’expression la plus visible mais pas la seule. Selon le modèle corporatiste assez étendu en Amérique latine et que Perón avait admiré chez Mussolini, les bureaucraties syndicales étaient directement intégrées à l’appareil d’Etat. La gauche péroniste exigeait une participation populaire accrue et autonome au sein du mouvement péroniste. Pourtant, l’aile « conservatrice » du péronisme, comme on l’appelait alors, bénéficiait d’un fort soutien populaire qu’elle opposait à l’avant-gardisme des montoneros.

La rupture se consomma, lors des célébrations du premier mai 1974, quand le général prit ouvertement parti pour la mouvance syndicale contre les « imberbes » et les « idiots » qui prétendaient contester la légitimité syndicale à l’intérieur du mouvement péroniste. La répression contre les montoneros commença durant le gouvernement du général (ce que la gauche péroniste a mis du temps à accepter) pour se radicaliser sous celui de son épouse Isabel, après son décès, et s’étendre et culminer durant la dictature militaire argentine, après le coup d’Etat de 1976.

Néanmoins, entre le péronisme et le chavisme, il existe une différence de poids. Le général Perón avait éprouvé des sympathies certaines pour le fascisme européen et était demeuré profondément anti-communistes En contraste, Hugo Chávez s’est explicitement inscrit dans la trajectoire des gauches latino-américaines. On pourrait donc croire qu’il a fait le choix de la « révolution sociale » contre la « révolution nationale ». Or, même s’il en définit un nouveau cycle et met l’accent à gauche, en ouvrant la perspective d’un socialisme futur, le projet s’inscrit largement dans la continuité des national-populismes du passé. Il n’a pas que les traits généraux d’un populisme (caudillisme, mobilisation populaire) ; il en reprend le projet socio-économique et le modèle étatique.

Il engage aussi des contradictions semblables à celles du péronisme. Au sein du chavisme, on a l’habitude de distinguer trois secteurs : les réseaux d’organisations populaires-communautaires, le Parti Socialiste Uni de Venezuela et le pôle des entrepreneurs-militaires. Les syndicats n’ont pas le rôle central qu’ils avaient dans le péronisme, notamment à cause de la prépondérance de l’économie informelle au Venezuela. Cela a impliqué un encadrement plus informel des organisations populaires directement guidées par le leader de la révolution bolivarienne.

L’héritier de Chávez à la présidence de la République, Nicolas Maduro, est organiquement lié au parti. Chávez le percevait comme le plus loyal à son projet. Toutefois, il doit prendre en compte le pôle des entrepreneurs-militaires. Le secteur des organisations populaires est le plus faible politiquement. Ses éléments les plus radicaux dénoncent la « bureaucratie » d’Etat et les « mafias » enrichies du « chavisme de droite » qui détourneraient la révolution bolivarienne de ses principes. Ils réfutent le modèle de « gouvernabilité révolutionnaire » défendu par le gouvernement qui serait, à terme, la tombe des conquêtes sociales du chavisme.

Révolution plus nationale que sociale ; capitalisme d’Etat et redistribution des richesses nationales au bénéfice de politiques sociales ; contrôle politique vertical sur les organisations populaires et contradictions internes au mouvement ; respect de la légalité électorale dont il tire sa légitimité et tensions avec les institutions de la démocratie représentative au milieu d’une forte polarisation politique ; le chavisme entretient des parentés certaines avec le péronisme.

Celles-ci s’expriment aussi sur le plan de la définition du cadre identitaire du projet national. L’exaltation de la figure criollo de Bolivar, comme père de la patrie, et les références récurrentes à la « catholicité » de la nation ne s’inscrivent pas en rupture avec ses conceptions hégémoniques. On sait très bien que c’est durant les années 1930, puis sous le péronisme, que le mythe de la « nation catholique » s’imposa en Argentine pour se retourner contre Perón. Elle servit de base idéologique à la dictature militaire pour combattre le « communisme » défini comme l’ennemi intérieur de la « civilisation chrétienne et occidentale ».

Au Venezuela, la reconnaissance des communautés indigènes et l’exaltation des racines africaines introduisent une distinction avec le passé récent, tout en les subordonnant au cadre blanc-métis, dont Bolivar est l’incarnation. Une vision contre-hégémonique de la nation ne pourrait certes qu’incorporer la donnée du métissage, mais justement dans un renversement de perspectives que le chavisme n’opère pas, dès lors qu’il définit son projet comme une révolution « bolivarienne ». On comprend donc mieux les dissidences de certains leaders sociaux et caciques indigènes qui, après avoir soutenu Chávez, ont dénoncé l’action des caudillos locaux, de l’armée et des multinationales contre les intérêts des communautés indigènes.

Chavisme et socialisme

Le chavisme étant avant tout un populisme, il faut donc y situer son virage à gauche et son discours socialiste. Le socialisme objective les antagonismes sociaux et recherche la transformation de la structure sociale ; le populisme envisage un changement dans la continuité. Le chavisme met certes l’accent sur les classes défavorisées et la perspective d’une transformation sociale. Toutefois, il privilégie l’intégration nationale et l’identification entre la subjectivité populaire et le leader sur la rupture sociale. Le basculement annoncé par la « transition vers le socialisme » semble avoir perdu du terrain. S’il a constitué une perspective réelle, ce qui n’est pas sûr, il est encore moins sûr qu’il puisse résulter d’une expérience populiste, du moins pas sans ruptures.

De ce point de vue, le rapprochement entre Chávez et la révolution cubaine est très intéressant. En effet, celle-ci avait signifié une rupture avec les populismes des années 1930-1950, en s’engageant sur la voie de l’avant-gardisme révolutionnaire et du marxisme-léninisme. On la situe généralement aux antipodes des populismes latino-américains. Or, aujourd’hui on assiste au rapprochement entre une expérience populiste et le gouvernement cubain. Cela témoigne du virage du chavisme à gauche, sans qu’il ne bascule pour autant dans le socialisme.

Toutefois, s’il existe un point en commun entre les deux expériences, c’est bien celui de l’établissement d’une bureaucratie d’Etat sous le commandement d’un leader historique, au détriment de l’autonomie des organisations populaires. Le chavisme a certes opéré le déplacement, interne aux gauches latino-américaines, de la vision d’un « socialisme d’en haut » impulsé par les avant-gardes vers l’auto-organisation populaire et la démocratie participative. Si on ne peut pas dire que rien n’ait été fait en ce sens, la prédominance bureaucratique constitue un trait central du processus.

Pour être mieux fixé, il faut donc comparer le chavisme à une autre expérience latino-américaine contemporaine, l’Unité populaire chilienne. Celle-ci, malgré son option marxiste-léniniste pour une profonde transformation de la structure sociale, avait privilégié la voie électorale, la tentative de s’adjuger un soutien de masse et l’organisation populaire sur la lutte armée et l’avant-gardisme castriste. Elle n’en avait pas moins mis l’accent sur les partis et organisations politiques, plus que sur les bases syndicales et populaires.

D’emblée, ce qui frappe c’est la similitude des polarisations politiques autour de l’Unité populaire et du chavisme : d’un côté, d’amples secteurs des couches privilégiées et des classes moyennes qui dénoncent l’inefficacité du projet économique et les menaces qui pèsent sur la démocratie représentative ; de l’autre, le fort soutien et la participation politique des couches subalternes qui célèbrent les avancées sociales.

Néanmoins, une différence cruciale demeure. L’Unité Populaire avait clairement fait le choix du marxisme-léninisme, de la rupture qu’elle cherchait à concilier avec la légalité démocratique, d’où le concept de « transition vers le socialisme ». En revanche, le chavisme s’est installé dans une ambiguïté majeure, où la « transition vers le socialisme » n’est pas seulement définie par le respect de la légalité démocratique, mais aussi par le cadre populiste qui surdétermine l’action politique.

Cela n’élimine pas les ponts : le marxisme-léninisme de l’Unité Populaire impliquait le double enjeu de la transformation sociale interne et de la lutte anti-impérialiste, il recherchait l’unification de l’agent populaire, avant la rupture, en avançant par réformes successives ; le chavisme inscrit dans une optique anti-impérialiste et de construction d’une identité collective populaire, sustentée par les réformes sociales, où l’optique de la rupture n’est pas exclue.

La distinction majeure réside, en dernière instance, moins dans le discours que dans les conditions politiques construites de facto par l’action gouvernementale : la perspective du socialisme structurait l’Unité Populaire ; dans le chavisme, elle constitue l’élément contingent d’un mouvement structuré par des alliances qui privilégient d’autres voies et intérêts.

Dictateur ou héros révolutionnaire ?

C’est informé de l’histoire qu’on peut, dès lors, examiner les grands récits qui circulent sur le chavisme. Le premier d’entre eux n’a eu de cesse de présenter Hugo Chávez comme un « dictateur », une menace pour la démocratie en Amérique latine. C’est le discours des puissances occidentales et de l’opposition anti-chaviste vénézuélienne. Ils argumentent contre le chavisme : l’affaiblissement des institutions démocratiques, la réduction de la liberté d’expression, les intimidations qui pèsent sur les organisations citoyennes indépendantes, le contrôle clientélaire des milieux populaires, la corruption endémique, l’insécurité croissante, l’inefficacité économique, dont la rente pétrolière serait le paravent, et le fait d’attiser le ressentiment populaire et la polarisation.

L’opposition est très hétérogène. On y trouve notamment la droite dure, la démocratie chrétienne et la social-démocratie, c’est-à-dire les forces politiques traditionnelles du champ politique. Malgré son hétérogénéité, l’antichavisme s’y est érigé en idéologie, certes hétéroclite, mais capable de convoquer autour de cette détestation commune.

Elle est l’expression de la nostalgie de la « normalité démocratique ». Or, l’examen de ce que fut le modèle « démocratique » avant Chávez n’autorise pas vraiment la nostalgie. Les logiques oligarchiques du champ politique, le pouvoir monopolistique des grands médias, le clientélisme, la corruption et la non-circulation des demandes populaires y étaient la donne. Cet antichavisme, tant interne qu’externe, prend un air hyper-réactionnaire d’anticastrisme. Il puise dans les défaites politiques des partis traditionnels, mobilise les inquiétudes des classes moyennes et aimante certaines des dissensions politiques de ceux qui avaient, dans un premier temps, soutenu le chavisme.

Malgré les tendances autoritaires incontestables du gouvernement chaviste, celui-ci a gagné les élections successives en toute légitimité et il demeure impossible de remettre en cause les conquêtes sociales opérées par lui, ainsi que le soutien populaire dont il jouit. Chavez s’est certes attaqué aux groupes médiatiques qui avaient soutenu le coup d’Etat de 2002 pour des raisons bien évidentes, tout en promouvant ses propres médias. Toutefois, la présence de l’opposition dans les médias et la rue rappelle que la liberté d’expression n’a pas été abolie. Finalement, les institutions, même affaiblies, n’ont pas été dissoutes dans le processus. Quant à la polarisation, on peut se demander dans quelle mesure un processus de changement peut l’éviter et ce qu’il en est d’une démocratie dont la viabilité dépend de l’évitement du changement. En outre, la polarisation n’est pas le fait du chavisme, mais celui des deux camps.

En contrepartie à cette thèse, il existe celle qui présente Chavez comme un héros révolutionnaire et le chavisme comme un processus révolutionnaire. Elle a été promue par le chavisme lui-même qui s’est présenté comme une « révolution bolivarienne » et a été relayée par tous ses soutiens à l’étranger. Les éléments forts de cette thèse ont été la posture anti-impérialiste de son gouvernement, dont il a étendu les alliances en Amérique latine et ailleurs dans le monde, et le fait d’avoir écarté du pouvoir les partis traditionnels et les bourgeoisies monopolistiques qui en avaient eu la primeur avant lui. L’accent mis sur les demandes populaires et la démocratie participative en ont été les aspects les plus mis en avant.

Malgré tout, les observations historiques antérieurement faites obligent à modérer cette thèse. Le chavisme a certes remis au goût du jour l’imaginaire révolutionnaire de la gauche latino-américaine, si en vogue dans les années 1960-1970, tandis que la plupart de ces gauches s’étaient converties, depuis, à la docte démocratique. On relève, en ce sens, des croisements significatifs. Tandis que certains partis de la gauche latino-américaine proviennent d’une matrice marxiste, plus radicalement située à gauche que les populismes qui les avaient précédés, ils se retrouvent aujourd’hui inscrits dans le champ de la social-démocratie qui apparaît comme bien plus représentative de la continuité qu’un projet populiste comme le chavisme.

Le chavisme a donc réactivé les grands symboles du passé révolutionnaire latino-américain, en commençant par la geste indépendantiste et en se réappropriant des figures révolutionnaires historiques, comme notamment celle de Fidel Castro qu’Hugo Chávez n’a eu de cesse d’exalter et au chevet duquel il est accouru, quand celui-ci est tombé malade. L’échange de pétrole contre les ressources humaines de la révolution cubaine a scellé le pacte. Malgré toutes les distanciations qui se sont produites dans le champ politique et intellectuel, qu’y a-t-il en effet de plus révolutionnaire dans l’imaginaire latino-américain que la révolution cubaine et son onde de choc régionale des années 1960 ? Il a fait la même chose dans l’optique de l’affirmation de la catholicité de la nation, en remettant au goût du jour la théologie de la libération et en discernant des prix de « pensée latino-américaine de la libération » à des représentants significatifs de ce courant de pensée.

La convocation symbolique de ce passé contient certainement un potentiel révolutionnaire pour le présent et le futur, s’il s’accompagne d’un discernement historique et politique. Néanmoins, dans la mesure où cet usage est principalement mythifiant à des fins de personnalisation et conservation du pouvoir politique plus que de transformation, il devient paradoxal. C’est bien là l’ambiguïté majeure de l’inscription du chavisme dans l’histoire latino-américaine contemporaine : deux lectures sont toujours possibles.

Révolutionnaire, cela reste à voir, mais le chavisme demeure jusqu’à preuve du contraire un projet populiste, dont les critiques de gauche soulèvent les limites en termes de changement social et de démocratie participative. L’affirmation pose problème. En effet, l’attribut de « populiste » est devenu une mise en accusation, tant en Amérique latine qu’ailleurs dans le monde.

C’est, pourtant, oublié ce que cette expression politique a eu de structurant dans l’histoire politique contemporaine de la région. Au-delà des usages communs dépréciatifs du terme « populiste », le populisme a eu ses lettres de noblesse politique et ses apologistes en Amérique latine, dont l’une des grandes figures intellectuelles du passé est le Péruvien Víctor Raúl Haya de la Torre et, dans l’actualité, l’Argentin et pro-chaviste déclaré Ernesto Laclau.

Apologie et critique du populisme

Dans La raison populiste, Ernesto Laclau défend la thèse selon laquelle, loin d’être irrationnel et de constituer une « antipolitique », le populisme est une manière de construire le politique et qu’il a une rationalité propre. Laclau y définit le « peuple » comme une catégorie politique, irréductible à une base sociale. Il construit l’horizon d’une société réconciliée, d’une totalité inaccessible, dans la perspective de laquelle se situe l’articulation politique des demandes inassouvies et se génèrent les identités collectives. Au milieu de ses contradictions, le populisme renvoie à ce principe constitutif qui échappe à tout corpus univoque d’idées. Cela explique pourquoi il peut être de droite ou de gauche, fasciste ou socialiste, se retrouver dans le chavisme ou dans le Front National, en France, et mobiliser des configurations variées de classes. En ce sens, il n’est ni révolutionnaire, ni réductible à l’exercice d’un contrôle politique.

Le projet populiste de Chavez ne serait donc pas une menace pour la démocratie représentative. Face à des démocraties vidées de contenu, où prédominent les intérêts oligarchiques et les demandes populaires ne circulent pas, il permettrait, au contraire, de doter le processus démocratique respecté d’une légitimité populaire et d’un projet économique, alternatif au « cancer » du néolibéralisme dans la région.

Cette thèse est bien entendu controversée. Au-delà du caractère hyper-réactionnaire de l’antichavisme qui aimante fatalement toutes les critiques aux dérives autoritaires du chavisme, certaines de ces critiques sont fondées. Le chavisme laisse peu de place aux expressions autonomes de citoyenneté et il a une propension certaine à réduire les médiations institutionnelles. Par ailleurs, toute le monde dans l’opposition n’est pas complètement aveugle face à ce que fut la réalité politique et sociale du pays avant Chávez.

Cependant, en Amérique latine, la critique du populisme n’est pas principalement « démocratique ». Elle relève d’une tradition marxiste. Celle-ci trouve actuellement un écho parmi les chavistes qui souhaitent la concrétion du socialisme et de la démocratie populaire, promise par Chávez lui-même. En même temps, les voix critiques contre la « bureaucratie bolivarienne » n’ont pas de place dans le chavisme et sont immédiatement accusées de trahison et menacées de marginalisation politique.

Pour cette raison, la critique est principalement menée par une sorte de « troisième secteur », très minoritaire et notamment motivé par des idéaux libertaires, qui refuse de s’aligner sur la polarisation entre chavisme et antichavisme. Opposé au chavisme, il l’est encore plus à l’antichavisme, puisqu’il prétend défendre les principes et conquêtes de la constitution bolivarienne contre la « gouvernance révolutionnaire ». Certains leaders sociaux – indigènes, syndicaux, urbains, d’abord actifs dans les rangs chavistes, ont rejoint ce troisième secteur, non moins hétérogène que le chavisme et l’antichavisme. Ce troisième secteur a connu une répression, dont sont tour-à-tour accusés le chavisme et l’antichavisme, l’Etat et les multinationales. La polarisation ne lui a pas permis de prospérer, mais a aussi paradoxalement contribué à la modération de cette répression.

Les critiques formulées depuis le libéralisme politique et économique et celles fondées sur une conception plus radicale du changement social et de la démocratie participative sont incompatibles. Il est impossible de ne pas trancher et, en même temps, on ne peut ignorer les enjeux exprimés des deux côtés : les démocraties représentatives latino-américaines sont des régimes oligarchiques, où l’inégalité sociale et le principe de délégation constituent un obstacle irréductible à l’authenticité démocratique ; la révolution cubaine a montré les limites d’un « socialisme d’en haut », mais aussi de tout idéal de transformation sociale et de démocratie populaire qui ne prendrait pas en compte la donnée du pluralisme et des institutions, au-delà même des garanties réclamées depuis les structures sociales avec lesquelles il s’agirait de rompre.

La tentative de l’Unité Populaire chilienne de concilier son projet de transformation sociale avec le processus démocratique a été, dans une certaine mesure, l’expérience macropolitique la plus proche d’apporter une réponse à ces contradictions. Elle s’est terminée par un coup d’Etat et l’instauration de la dictature militaire. Celle-ci a été soutenue par ceux-là mêmes qui se disaient inquiets des menaces que l’Unité Populaire faisait peser sur les « libertés » démocratiques. On attribuait la responsabilité du coup d’Etat à l’irresponsabilité de l’Unité Populaire qui avait polarisé le pays. Cela revenait à dire qu’il ne pouvait y avoir de démocratie que dans les limites autorisées par l’oligarchie.

Après la dictature, le parti socialiste chilien en a tiré toutes les conséquences. Son retour au pouvoir a impliqué le renoncement à tout projet de transformation sociale et l’alignement sur les politiques néolibérales engendrées pendant la dictature, au nom de la « gouvernabilité démocratique ». A cause de ses réussites économiques et de sa stabilité politique, on a parlé de « modèle chilien ». Celui-ci se trouve actuellement plongé dans une profonde crise de légitimité qui, toutefois, ne menace pas encore sa conservation.

Le chavisme constitue, finalement, une tentative de réponse, en même temps traditionnelle et rénovée, à ces contradictions. Il se situe à l’intersection difficilement soutenable d’alternatives unilatérales, non moins sures. Ses deux sources de légitimité – électorale et populaire – que Laclau semble considérer complémentaires au sein du chavisme, sont simultanément affaiblies l’une par l’autre, c’est-à-dire respectivement situées en porte-à-faux avec les principes représentatifs et révolutionnaires que le populisme conteste et convoque.

C’est pour cela qu’on peut envisager le chavisme comme un modèle éventuellement fonctionnel, trompeur d’autres points de vue, ou comme un processus ambivalent condamné à l’échec. Face à lui, s’érigent des alternatives qui réclament autant d’être approfondies que raisonnées dans des sens contradictoires qui ne peuvent se concilier, ni s’abolir complètement. Il peut déboucher sur une normalisation démocratique paradoxale, suivre une pente fascisante ou ouvrir d’autres voies sociopolitiques, puisqu’il constitue dans une certaine mesure un moment en suspens de toutes les tensions politiques en œuvre dans le corps social.

En synthèse, il convient d’éviter l’idéalisation et la réduction du populisme. Si la critique du populisme reste nécessaire, bien que menée au nom d’impératifs contraires qui se font écho, il ne fait aucun doute que celui-ci répond à des contradictions, enjeux et vitalités irréductibles. Rien n’attire autant de critiques, dans le populisme, que la personnalisation du pouvoir et l’assujettissement aveugle des masses au leader. Rien non plus ne reflète aussi bien les contradictions des antipopulismes de droite et de gauche que ce leader et ce peuple qui se constituent ensemble dans la subversion de leurs catégories. Ce « peuple » qui n’émerge des régimes de souveraineté populaire que comme une menace pour eux (réelle ou perçue comme telle) dit, finalement, la distance qui les sépare du principe supposé les fonder. Il défie aussi la rationalité politique des projets révolutionnaires qui le méprisent.

Le chavisme et les gauches latino-américaines

Une classification des voies de la gauche, en Amérique latine, est confrontée au péril du schématisme et risque aussi d’être lacunaire, tant ce champ politique est ample et riche de distinctions. On peut quand même s’essayer à une première exploration, afin de terminer d’y situer le chavisme et ses possibles.

Les grandes controverses des années 1950-1960 entre populisme et socialisme, développementisme et anticapitalisme avaient débouché sur une hégémonie marxiste incontestable à l’intérieur des gauches latino-américaines. Les gauches marxistes latino-américaines étaient marquées par leurs continuités et discontinuités avec le populisme (ce qui contribue aussi à expliquer les rapprochements postérieurs) et constituées de tendances multiples.

On peut observer, à partir des années 1980, une évolution postmarxiste des gauches latino-américaines, qui a embrassé le défi des démocratisations et a été entérinée par la fin de la Guerre Froide. Il y eut une transition assez rapide du « tout révolutionnaire » au « tout démocratique ». Il s’y développa des contre-mouvements qui, tout en conservant une optique socialiste, se situèrent sur le terrain de la démocratie participative et impulsèrent de nouvelles agendas, notamment indigènes. D’autres prirent un virage libéral, sans pour autant renoncer à tout leur bagage marxiste. Naturellement, les passages et les glissements entre ces positions ont été possibles. Finalement, les néopopulismes tant de droite que de gauche sont revenus à l’ordre du jour, s’articulant à gauche de différentes manières avec le passé marxiste et ses propres évolutions.

En ce sens, on peut envisager des tendances social-démocratique, néopopuliste et « basiste », dont les frontières ne sont pas toujours claires, ni fixes, tant elles empruntent les unes aux autres. Demeure bien entendu l’exception socialiste cubaine. Après avoir été le référent principal des gauches révolutionnaires de la région, au point d’être appelé le « seul territoire libéré de l’Amérique latine », Cuba s’est retrouvé aux marges des dynamiques régionales, jusqu’à précisément l’arrivée de Chávez au pouvoir.

Dans la première tendance, le dépassement du capitalisme n’est plus à l’ordre du jour et la conversion au modèle de la démocratie représentative s’est produite. On y met souvent l’accent sur la justice sociale et l’importance de la société civile comme compléments nécessaires de la consolidation des institutions et de la pluralité politique. Cette gauche est plutôt un terreau favorable au néolibéralisme, comme la ligne actuellement dominante du Parti de la Révolution Démocratique (PRD), au Mexique, et le Parti Socialiste chilien.

La seconde tendance est très bien représentée par le chavisme. Toutefois, elle décrit des trajectoires et expériences politiques diverses qui ne sauraient se réduire au cas vénézuélien, comme notamment celles d’Evo Morales, en Bolivie, et Rafael Correa, en Equateur. D’emblée, le poids des mouvements sociaux indigènes y est autrement plus important. Malgré leur antilibéralisme, on ne peut pas les considérer en rupture avec le capitalisme et la démocratie représentative, mais elles s’inscrivent assurément en porte-à-faux avec le néolibéralisme, promettent un socialisme futur et engagent des formes de démocratie directe. Cela définit nettement un nouveau cycle dans les populismes latino-américains.

La troisième tendance met l’accent sur l’auto-organisation populaire, c’est-à-dire la construction du contre-modèle démocratique et socialiste depuis les « bases », clairement hostile à la démocratie représentative et anticapitaliste. En même temps qu’on s’y situe dans une perspective socialiste, c’est-à-dire dans la continuité du passé révolutionnaire récent, on se montre critique avec le « socialisme d’en haut ». Cette tendance a connu un grand essor au Brésil et, dans une optique indigène, on peut notamment lui associer le mouvement néozapatiste, au Mexique.

Néanmoins, tout cela n’est pas si simple. La matrice respectivement « basiste » et « populiste » des gouvernements brésilien et argentin actuels est incontestable. Pourtant, ces gouvernements ont des propensions social-démocratiques assez évidentes. En même temps, ils participent de la recherche d’un modèle économique alternatif au néolibéralisme, dans le cadre du Mercosur.

A l’intérieur du PRD mexicain, le deux fois candidat à l’élection présidentielle (2006 – 2012), qui vient de fonder son propre parti, Andrés Manuel López Obrador a été perçu comme un leader typiquement populiste, foncièrement opposé au néolibéralisme. Dans une certaine mesure, ceci est certain, même si l’inertie du système politique mexicain en modère l’expression. Etrangement, le populisme renvoie à la figure historique de Lázaro Cárdenas, le plus prestigieux président du Mexique, au siècle dernier, et il nuit à quiconque en porte le stigmate, notamment auprès de certaines classes moyennes qui sentent leur statut social menacé, même si cela a eu sa contrepartie dans les secteurs les plus diplômés.

Finalement, on a vu comment le chavisme avait introduit des éléments de démocratie participative au cœur de son projet politique. Ceci est par exemple encore plus significatif dans la Bolivie d’Evo Morales, où le populisme flirte fortement avec le marxisme et le « basisme ».

De ce point de vue, il faut bien distinguer la conception basiste de la citoyenneté populaire du citoyennisme plus classique de la tendance social-démocratique. La première s’inscrit plutôt en rupture avec le modèle représentatif; le second en est une expression centrale. Malgré cette différenciation, face à l’Etat chaviste, la volonté d’approfondir la démocratie participative et la valorisation de la société civile ont pu coïncider : notamment quand la seconde a reconnu que la consolidation de la démocratie représentative devait intégrer les conquêtes de la démocratie participative ; ou encore quand l’accent mis sur cette dernière a généralisé le combat pour l’autonomie. Cela montre qu’il existe des ponts, même si les logiques sont foncièrement différentes.

Comme aucun de ces modèles de gauche n’a démontré être LA voie, pas plus que le socialisme révolutionnaire du passé, les débats se multiplient sur des oppositions telles que délégation/assemblée populaire, représentation/participation, action étatique/autonomie populaire, transformation macrosociale/action directe au niveau microsocial ; sans oublier le classique et récurrent capitalisme/socialisme.

Il ne fait aucun doute qu’au milieu de ces recompositions, la fin de la guerre froide a largement contribué au positionnement très à gauche du chavisme. En ce sens, des renversements se sont produits : ce qui était considéré « le plus à gauche » s’est déplacé vers une zone médiane ou a été rejeté sur les marges; ce qui, par le passé, faisait office de troisième voie entre le socialisme et le capitalisme porte aujourd’hui l’étendard du socialisme – réel ou fictif – et se situe d’un côté de la polarisation. Quoiqu’il en soit, la gauche est plus que jamais devenue un champ de bataille symbolique, où chacun tente de s’attribuer le monopole du « gauchisme légitime ».

Or, au-delà de l’idéologie, tout cela relève aussi d’un problème d’articulation politique de positionnalités sociales. En Amérique latine, il n’existe pas une classe ouvrière homogène, comme elle a pu exister en Europe. Les classes populaires sont hétérogènes et, plus généralement, les classes sociales volatiles et difficiles à catégoriser ; la notion-même de classe sociale y est sujette à des discussions conceptuelles raffinées. Cela explique les difficultés à construire un mouvement politique contre-hégémonique, surtout à partir d’une optique uni-classiste. Les populismes ont été les plus aptes à mobiliser les masses, justement à cause de leur capacité à articuler politiquement différentes positions sociales. Cela n’évite bien entendu pas l’existence d’une opposition significative. En contrepartie, malgré les polarisations sociales qu’ils ont engendrées, les néopopulismes de gauche et même une expérience marxiste comme l’Unité Populaire ont bénéficié de soutiens transversaux dans la société. En ce sens, tant dans le populisme que pour le dépasser, ce qui fait la différence, c’est la capacité à intégrer différentes dimensions de l’action collective.

Le devenir du chavisme

Le chavisme a introduit des discontinuités importantes dans le système politique vénézuélien. Le phénomène et le processus qu’il a engendré engagent une complexité sociopolitique qui ne peut être réduite aux slogans des uns et des autres, des antis et des pros. Il est encore plus difficile d’anticiper le futur du processus et de savoir où mènera la porte historique qui s’est ouverte.

A court terme, il semblerait que Nicolas Maduro soit en bonne position pour gagner la prochaine élection présidentielle, même si une surprise est toujours possible. L’émotion encore vive du décès du Commandant Chávez constitue un atout majeur. En même temps, son absence affaiblit sans aucun doute le camp chaviste et donnera lieu à des recompositions imprévisibles, tant dans le camp chaviste que du côté de l’opposition. L’obsession actuelle des chavistes est de conserver l’unité, avant organisée autour du leader et maintenant autour de sa mémoire et du processus politique mis en route par lui.

A moyen terme, il est difficile de savoir si cette unité se maintiendra. Trois voies principales sont envisagées, qui pourraient en accentuer les divisions latentes. La première consiste à consolider la « gouvernabilité bolivarienne », c’est-à-dire l’orientation « médiane » prise pendant les dernières années de la présidence de Chávez, afin de conserver l’unité de tous les secteurs du chavisme. Cette voie est confrontée à la polarisation politique grandissante et aux propres dissensions, au sein du chavisme, où il existe des attentes d’approfondissement des réformes sociales et de la démocratie participative. Malgré la polarisation, certains considèrent ce modèle comme « fonctionnel » pour le Venezuela. D’autres mettent davantage l’accent sur les difficultés qu’il aura à se perpétuer : d’abord parce qu’après le décès de Chávez, l’opposition est plus décidée que jamais à le renverser ; et aussi à cause de ses propres limites internes. Les difficultés économiques qu’affronte le pays, d’un côté, et les attentes sociales encore inassouvies, de l’autre, sont autant d’obstacles à sa consolidation. Finalement, sa bureaucratisation est dénoncée de toutes parts.

Une autre voie possible serait sa radicalisation, la moins probable. Cependant, il faut s’entendre sur le terme « radicalisation ». Pour les pessimistes, cette radicalisation serait forcément autoritaire : soit vers un socialisme autoritaire ; soit sur la voie engagée du capitalisme d’Etat et dans un sens strictement populiste. Elle signifierait, en même temps, l’affaiblissement extrême de la démocratie représentative et la répression des mouvements sociaux autonomes, ne bénéficiant pas non plus aux organisations populaires. Pour les optimistes, il s’agirait précisément de mettre en œuvre le « socialisme du XXIème siècle », c’est-à-dire d’instaurer le socialisme et d’opter définitivement pour un modèle participatif de démocratie. En ce sens, ce qui pose problème c’est le rapport entre le centralisme étatique et l’auto-organisation populaire. Conçue dans la perspective de son lien organique avec l’Etat chaviste ou comme une alternative au projet chaviste, l’autonomie de l’organisation populaire est considérée comme la garantie d’un socialisme authentique et d’une démocratie véritablement participative.

Il est peu probable que le chavisme emprunte cette voie. Le pôle des entrepreneurs-militaires a manifesté davantage de distance avec la révolution cubaine. Le parti est surtout soucieux de conserver l’hégémonie du gouvernement chaviste et de concilier ses différentes secteurs. Les premiers signes de l’après-Chávez vont davantage dans le sens de mobiliser autour de la mémoire de Chávez et de maintenir la ligne engagée, c’est-à-dire de garantir que le processus survive à son leader. Une radicalisation autoritaire, afin de compenser sa perte, est toujours possible. En revanche, la radicalisation du « socialisme du XXIème siècle » est confrontée à des obstacles majeurs, à l’intérieur-même du chavisme, et serait source de divisions.

De ce point de vue, une autre voie possible consisterait à adopter une attitude plus conciliatrice avec les autres forces politiques, d’atténuer la polarisation. La recherche d’une « normalisation démocratique » n’est pas impossible. Pour cela, le chavisme devrait renoncer à ses lignes d’actions les plus impopulaires dans l’opposition. D’une part, les chavistes « radicaux » ne manqueraient pas d’y voir une trahison. D’autre part, il n’est pas sûr que l’opposition soit disposée à permettre la perpétuation du gouvernement chaviste et même des recompositions et des pactes plus larges, en acceptant de dépolariser la situation. Cela pourrait avoir un intérêt tactique pour elle. Néanmoins, son objectif est incontestablement de provoquer la défaite du chavisme, tôt ou tard.

La principale question consiste donc à savoir si, à moyen terme, le chavisme se maintiendra au gouvernement. Comme projet politique, il lui est assez difficile de se concevoir dans l’opposition, de devenir un simple parti dans le « jeu démocratique », d’autant qu’il est bien davantage qu’un parti. Il pourrait certes y définir une alternative transcendante, capable de peser sur lui, mais définitivement éloignée de ses ambitions les plus radicales. C’est une évolution possible, puisque ces ambitions demeurent relatives.

Néanmoins, par la nature-même du projet politique, une telle évolution pourrait aussi engager des résistances bien au-delà du cadre électoral, surtout si une opposition victorieuse prétendait opérer des virages radicaux et mener des croisades décisives contre le chavisme. D’un autre côté, la légitimité du chavisme reste dépendante de ses victoires électorales et il est aussi assez improbable qu’il rompe le cours normal de la légalité démocratique.

Un tel choix, surtout non-accompagné d’une réelle transformation sociale et démocratique qui modifie les conditions politiques, trouverait sur sa route des résistances externes et internes considérables. L’armée aurait un rôle décisif à jouer. Si le gouvernement chaviste pouvait y survivre, il prendrait la forme d’une simulation démocratique ou d’une dictature. Les conditions de son instauration ne bénéficieraient pas forcément aux attentes sociales et de démocratie participative qui s’y sont faites jour. Même dans la perspective d’une transformation véritablement engagée, l’attitude à adopter face au processus démocratique est un problème épineux qui engage autant des considérations stratégiques que le projet politique lui-même. Se maintenir dans ces limites ou rompre le processus peut être également paradoxal et se terminer négativement. En dernière, cela dépend de ce qui se construit concrètement et de la capacité pratique à répondre aux défis démocratiques et sociaux, d’y définir un projet et une stratégie qui ne soient ni unilatéraux, ni diffus.

Bref, face aux deux extrêmes d’un chavisme transformé en parti parmi les partis et de l’instauration d’une dictature chaviste, le devenir le plus probable du chavisme est au milieu : une force politique qui ne sera jamais comme les autres, même dans l’opposition, ou un gouvernement toujours confronté à la possibilité de sa défaite future. Quoiqu’il arrive, le chavisme structurera vraisemblablement la vie politique vénézuélienne pour les décennies à venir, comme cela s’est produit avec le péronisme en Argentine. Il est et restera un vecteur de construction d’identités politiques, dont les expressions varieront sûrement et pourront même être antagoniques entre elles.

En ce sens, l’ombre de Chávez ne cessera de planer sur la gauche et la politique vénézuéliennes. Il en a lui-même construit les conditions, en n’ayant de cesse de construire sa légende et en liant le processus politique qu’il a lancé à sa personnalité et à son commandement. Tant la figure du leader que les usages du symbole posthume qui en résulte sont ambivalents. On voit déjà comment Nicolas Maduro utilise la mémoire de Chávez jusqu’à l’absurde, à ses propres fins politiques. Cette mythification, manipulatrice, infantilisante et vidée de contenu, est étrangère au sentiment populaire qu’elle prétend exploiter et n’a aucune valeur émancipatrice. Néanmoins, le symbole de Chávez n’est le monopole de personne et il pourra aussi être un catalyseur de volontés politiques certainement significatives. Critique ou mépris du populisme, symbole ou mythification du commandant Chávez, il y a là des nuances importantes, quand on envisage le chavisme.

En guise de conclusion : chavisme et enjeux internationaux

Pour beaucoup de ceux pour qui Chávez est devenu un symbole, c’est moins le processus interne que ses positionnements internationaux qui retiennent l’attention. Quoiqu’il en soit du chavisme au Venezuela, ses admirateurs et ses détracteurs ne veulent voir que ce qu’il représente dans le monde d’aujourd’hui.

Pourtant, il existe une corrélation certaine entre ses ambivalences internes et externes. Le projet politique l’a porté vers la solidarité avec l’anti-impérialisme et le soutien à la cause palestinienne. Ses propres limites internes ont pu le rendre insensibles aux luttes démocratiques contre les dictatures postcoloniales arabes, surtout celles rangées, depuis ses propres appréciations, dans le « camp anti-impérialiste ». C’est la raison pour laquelle il a soutenu le régime syrien et Kadhafi, en Libye.

Or, le printemps arabe résiste à des grilles d’interprétation binaires. S’il est logique de rejeter l’intervention impérialiste de l’OTAN en Libye ou de se montrer circonspect devant les intérêts qui pourraient profiter de la chute du régime syrien pour y pousser leur propre agenda, s’il ne faut pas non plus idéaliser leurs oppositions, cela n’engage pas forcément une solidarité avec ces régimes, au détriment des aspirations au changement.

De ce point de vue, toute solidarité anti-impérialiste, voire « décoloniale », comme il semblerait qu’elle puisse exister entre l’Amérique latine et le monde arabe, ne peut pas uniquement se situer sur le plan de la généralité. Il est important qu’elle prenne en compte les processus historiques concrets, les réalités singulières, entre lesquels il existe des ponts et des différences. De fait, il n’y aurait rien de plus paradoxal que de générer à son tour une narrative unique du monde, sur le modèle seulement inversé de celle-là même qu’on prétend terrasser.

Une discussion comparative sur les contextes postcoloniaux et enjeux décoloniaux du monde arabe et de l’Amérique latine, voire sur l’immigration postcoloniale dans les pays européens, ouvrirait des perspectives majeures. Elles les ouvriraient dans la seule mesure où elle ne soit pas à son tour « mythifiante » et qu’elle puisse affronter la complexité des processus, de leur comparaison et des défis sociopolitiques qu’ils posent.

En Amérique latine, le défi décolonial s’inscrit dans la trajectoire des gauches latino-américaines qu’il transcende et dont il est indissociable. Les questions du populisme, du socialisme et de la construction des identités collectives contre-hégémoniques y sont étroitement liées, même quand on se situe sur le terrain indigène. Ce dernier n’épuise d’ailleurs pas la problématique. S’il faut questionner les cadres hégémoniques dans lesquels se sont formulés les projets de nation, c’est-à-dire notamment le mythe de l’indifférenciation métisse, il est clair que la donnée du métissage ne peut être exclue d’une vision décoloniale régionale.

C’est une autre discussion qu »il ne s’agit pas de développer ici. Etre sensible aux enjeux des processus politiques qui se jouent actuellement, en Amérique latine, comme notamment le chavisme, y contribue. Ce texte n’a pas été inspiré par la prétention d’avoir les réponses. Cependant, des problèmes s’y sont posés qui permettent de dépasser les appréciations mythifiantes et méprisantes du chavisme, générées depuis l’extérieur et même de l’intérieur, afin qu’il soit un symbole raisonné ou l’objet d’une critique éclairée d’autres lumières que la bougie vacillante des « faiseurs d’opinion » français.

Malik Tahar-Chaouch

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