Cette décision fait aussi suite à une virulente campagne française exigeant sa libération, soutenue par les gouvernements successifs, aussi bien de droite que de gauche. L’ex-recluse a donc été accueillie comme une véritable héroïne en France, Laurent Fabius l’attendant personnellement à l’aéroport Paris-Charles de Gaulle. Présentée comme une martyre courageuse de la corruption mexicaine, son innocence ne semblait faire aucun doute aux yeux de ceux qui célèbrent cet épilogue. La légion d’honneur n’est sans doute pas très loin.
L’affaire Cassez vue du côté mexicain
Pourtant, la perception est toute autre de l’autre côté de l’Atlantique où peu de mexicains doutent de sa culpabilité. Elle s’appuie sur les témoignages accablants d’ex-victimes qui n’ont jamais circulé dans les médias français sauf au travers des commentaires des avocats de la française qui les décrédibilisaient et les écartaient aussitôt d’un revers de la main. Dans une société durement frappée par l’industrie de l’enlèvement et les ravages du crime organisé, la libération de Florence Cassez est interprétée comme une impunité insupportable. La fastueuse réception à l’Elysée de celle qu’on considère ici comme une sinistre délinquante suscite de vives réactions d’indignation. Alors, coupable ou innocente ? La porte de la justice a été fermée à tout-jamais sans qu’un jugement crédible n’ait été rendu et la controverse, à ce propos, est devenue sans effet. L’important maintenant est d’en tirer les conséquences politiques : certes au Mexique, le système judiciaire a failli à sa tâche, mais l’action en France a surtout consisté à flatter le chauvinisme national, au point de cacher des informations importantes à l’opinion publique. La justice a été en définitif le moindre souci des protagonistes de cette affaire et elle en est aujourd’hui la grande perdante.
La sensibilité de l’opinion mexicaine sur la façon dont l’affaire a été conduite et sur sa conclusion est ambivalente. D’un côté, on y commente rageusement l’arrogance de l’ingérence française, le mépris avec lequel le gouvernement français a élevé une présumée délinquante au statut d’héroïne nationale, la faiblesse de la Cour suprême qui a cédé et la complicité du nouveau gouvernement qui, à peine installé, s’est débarrassé de l’affaire, d’un autre côté, on fustige les gesticulations politico-médiatiques du gouvernement précédent, les dénis de droit et les graves vices de procédure qui ont abouti à ce résultat. La corruption et l’inégalité de traitement sont des maux endémiques du système judiciaire mexicain. Ils permettent non seulement à des criminels de passer entre les gouttes, grâce à l’argent, au pouvoir d’influence mais condamnent aussi les innocents en situation de vulnérabilité sociale. Ces deux maux sont dissociés, puisque l’on considère, de façon contradictoire, que Florence Cassez a bénéficié d’un traitement préférentiel à cause de sa nationalité française, tout en étant victime de la corruption comme de nombreux mexicains, moins favorisés.
Bien que certains mexicains reconnaissant les failles de leur système judiciaire qui n’a pas garanti aux victimes un jugement crédible pour les crimes commis, ils considèrent néanmoins que l’épilogue de cette affaire constitue un double mépris : celui du système judiciaire mexicain qui a de nouveau favorisé les droits du plus fort, au détriment de ceux des victimes, et celui de la France (une « puissance mondiale ») vis à vis du Mexique (un « pays du Tiers-monde où la France a même perpétré une intervention impérialiste au XIXème siècle »).
Le contexte politique d’une faillite juridique
Au-delà de ces aspects structurels, propres au système judiciaire mexicain et à la réalité internationale, il faut remettre l’arrestation et l’emprisonnement de Florence Cassez dans leur contexte politique.
Elle a été arrêtée en décembre 2005, dans la dernière année du gouvernement Vicente Fox qui avait été celui du changement politique, après plus de 70 ans de présence du PRI au gouvernement fédéral. L’auteur de son arrestation et du montage télévisé qui s’en est ensuivi fut Genaro Garcia Luna, alors directeur de l’AFI. Le gouvernement Fox, dont la victoire avait représenté une espérance de changement pour le pays, accoucha d’une immense désillusion. Son parti, le PAN, semblait devoir perdre l’élection présidentielle, au bénéfice de la gauche mexicaine. Or, c’est de nouveau le candidat du PAN qui fut déclaré vainqueur dans une élection qui pour la gauche fut entachée de fraude massive, celle-ci refusant de reconnaître la victoire du PAN.
Aussitôt au pouvoir, le très contesté président Felipe Calderón compensa sa faible légitimité par une politique volontariste de guerre frontale contre le crime organisé, déployant l’armée dans tout le pays. Genaro García Luna devint alors ministre de « la sécurité publique » et bien entendu pesa de tout son poids afin que Florence Cassez soit maintenue en prison. Pour cela, il eut recours à des stratégies contraires à tous les principes de droit et de justice, comme la fabrication de preuves et la pression directement exercée sur le dossier. De la sorte, on voulait montrer que pour les criminels le temps de l’impunité était fini et que même, sous la pression de la France, le pays ne céderait pas. Au-delà du fait que ce type de pratiques n’est pas si exceptionnel dans le système judiciaire mexicain, la raison d’Etat érigea l’affaire Cassez en dossier exemplaire et, à l’instar du gouvernement français, joua sur le sentiment nationaliste mexicain, flattant son esprit revanchard : même une française n’échapperait pas à la croisade du gouvernement contre le crime.
La guerre anti-crime, mal gérée et peu soucieuse des réalités structurelles alimentant le crime organisé, a eu des conséquences fâcheuses, provoquant un déchaînement de violence sans précédent depuis la révolution mexicaine (1910-1920) avec des dizaines de milliers de victimes. C’est ce qui fait dire à certains mexicains que, maintenant que Florence Cassez a été libérée, c’est Genaro García Luna qui devrait être jugé parce qu’il n’a pas respecté les droits de la française ; et parce qu’à cause de sa tentative de récupération politico-médiatique de l’affaire, justice ne sera jamais rendue aux victimes.
Le retour du PRI au gouvernement, après l’élection présidentielle de 2012, a complètement changé la donne. Le fait que Florence Cassez soit libérée suite au changement de gouvernement ne saurait aucunement être le fruit du hasard. Le PRI n’avait que très peu d’intérêt à conserver en prison Florence Cassez, tout en se mettant à dos la diplomatie française, alors qu’il n’est pas lié aux politiques qui ont instrumentalisé son procès, ni aux montages qui l’ont discrédité. Pragmatique, il a ouvert la porte à la possible libération de la française, en laissant les juges en décider et – qui sait ? – en la recommandant peut-être.
A chaque étape du processus, tant au moment de son arrestation que lors de sa libération, la raison politique a donc prédominé sur la recherche de la justice. C’est bien ce qui scandalise les Mexicains aujourd’hui, quand ils signalent la faillite de leur système judiciaire. Le procès de Florence Cassez a été biaisé par les intérêts politiques et les vices de procédure. Sa libération a prétendu corriger sept années d’emprisonnement consécutives au déni de ses droits et aboutit, de la sorte, à une autre injustice: ses crimes éventuels ne seront jamais jugés dans des conditions crédibles. Innocente ou coupable, le système judiciaire mexicain a failli à sa mission, en la présumant coupable et en acceptant de faire d’elle le bouc émissaire de la lutte anti-crime du gouvernement. La corruption et l’instrumentalisation du revanchardisme national ont paradoxalement créé les conditions de sa libération, au détriment des droits légitimes du Mexique à faire respecter ses lois, même contre la volonté de la France.
L’obscure campagne française
Cette injustice est donc, en premier lieu, la conséquence des dysfonctionnements du système judiciaire mexicain. Elle est aussi le résultat de la pression française qui a amèrement rappelé aux mexicains une vérité de leur propre système de justice: le pouvoir, l’argent et la couleur de la peau comptent davantage que la justice. La France a certes réagi à la violation des droits de sa citoyenne. Toutefois, son action a davantage été motivée par un autre réflexe nationaliste aux fins également politiques.
Il a consisté à vouloir arracher Florence Cassez aux griffes de la justice mexicaine, afin d’engager l’une de ces campagnes de libération qui flattent tellement le chauvinisme français. Le problème n’a jamais eu comme objectif de lui garantir un procès juste, mais bien d’obtenir sa libération à tout prix. Pour cela, on a construit le mythe de son innocence, en dépit de tous les autres éléments à charge, soigneusement censurés dans les médias nationaux. Au mépris de Genaro García Luna pour les droits de Florence Cassez a répondu le mépris de la France pour les victimes mexicaines des crimes, pour lesquels la française a été accusée de complicité. Derrière la mise en cause du système juridique mexicain, systématiquement dévalorisé, c’est le droit du Mexique à juger une citoyenne française – même possiblement criminelle – qui, en dernière instance, a été contesté. Comment une « bonne française », blanche et de surcroît issue d’une famille respectable de classe moyenne, allait-elle rester enfermée chez les « métèques » ? Les « bons français » pouvaient avoir l’assurance que leur patrie les défendrait partout dans le monde. En outre, ne fallait-il pas célébrer le merveilleux Etat de droit français, face à l’abominable corruption de la justice mexicaine ?
En cela, la colère mexicaine contre l’ingérence française est loin d’être qu’un simple revanchardisme. Le rapport de force qu’imposait la France ne visait pas à garantir le triomphe de la justice et du droit, mais bien à promouvoir l’impunité de la française, en dépit des crimes qu’elle avait pu commettre sur le territoire mexicain et en vertu de cette loi non-écrite, si souvent en œuvre dans le système juridique mexicain, mais également en France, selon laquelle un accusé d’exception doit être soustrait à la justice ordinaire.
Les mexicains en restent là, parce qu’ils ne connaissent pas forcément le contexte français et sont portés à croire qu’en France, l’Etat de droit pourrait être complètement garanti. Or, il faudrait se demander si la France est véritablement en position de pouvoir donner des leçons au Mexique. Le système juridique français ne se trouve-t-il pas en ce moment-même au banc des accusés dans différents rapports qui mettent en évidence ses profonds dysfonctionnements et surtout son iniquité structurelle ? N’institutionnalise-t-il pas la violence sociale par ce deux poids-deux mesures qui consiste à protéger des responsables politiques et des policiers qui commettent des crimes racistes et à remplir les prisons de jeunes défavorisés, surtout ceux issus de l’immigration, ne bénéficiant pas souvent de présomption d’innocence que la France a si souvent demandé pour Florence Cassez ? N’applique-t-il pas une justice d’exception, quand il conserve trente ans en prison un prisonnier politique libanais, Georges Ibrahim Abdallah condamné sans preuves de complicité d’assassinats contre des diplomates étasuniens et israéliens ? La France a-t-elle été si soucieuse de la libération de beaucoup d’autres français emprisonnés dans les geôles étrangères, très souvent de façon beaucoup plus injuste, mais considérés de moindre valeur à cause de leurs origines, de leur condition sociale et de leur religion ? Certes à Guantanamo, aux Etats-Unis et en Israël ; des pays auxquels la France n’oserait jamais dicter sa loi.
La libération de Florence Cassez ne saurait constituer le triomphe de la justice, comme l’a déclaré un communiqué de l’Elysée. Qu’importe ! Coupable ou innocente, cela n’a jamais été le problème pour la France. Au travers de cette jeune femme, les gouvernements successifs et les médias nationaux ont de nouveau vendu aux « bons français », c’est-à-dire à une certaine catégorie de français, cette image si flatteuse qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs institutions, afin d’unir l’Etat, la nation et ceux-ci autour d’une cause commune, dont l’héroïne devait sembler aussi immaculée qu’ils s’imaginent être. En recevant Florence Cassez avec une telle effusion, la France n’a donc fait que suivre la seule thèse envisagée par elle comme acceptable, depuis le commencement : celle de son innocence. Cette thèse n’étant aucunement validée par la Cour suprême mexicaine qui ne juge que la forme, la réserve s’imposait et le triomphalisme français constitue incontestablement un manque de respect pour la douleur des victimes. Il ne fait que confirmer ce que les mexicains disaient au début de l’affaire : « Rendre Florence Cassez à la France, c’est l’impunité assurée. »
La supposée « barbarie » mexicaine, mille fois proclamée dans les médias français, a permis à la France de justifier son arrogance, en l’entretenant dans l’illusion de ses Lumières. Celles-ci ont bien pâli aux yeux du Mexique qui, à mille lieux de la France, poursuit son chemin, certes accidenté. Ces Lumières n’éclairent plus, en fait, que la caverne de la vieille France abreuvée, en leur nom, de fausses croisades, de faux ennemis et de faux héros. Un ami mexicain me disait à ce propos: « Avoir pour héroïne nationale une probable criminelle, pauvre France, elle est prisonnière d’elle-même. » Si le Mexique a une sévère réflexion à mener sur son système judiciaire, la réflexion qui doit prévaloir en France a des parfums plus funestes.
Malik Tahar-Chaouch, 28 janvier 2013.
Xalapa, Mexique