Ce soir, nous nous réjouissons de la défaite de Nicolas Sarkozy. Nous nous réjouissons de la défaite d’un président dont le Premier ministre a déclaré il y a quelques mois que toutes les civilisations ne se valaient pas. Nous nous réjouissons de la défaite de l’homme du discours de Dakar, l’homme qui a déclaré avec toute l’arrogance qui le caractérise que l’homme africain n’était pas entré dans l’histoire, l’homme qui nous a traités de racaille, l’homme qui a promis de nous kärchériser, l’homme de l’interminable succession des lois discriminatoires, anti-immigrés et islamophobes. L’homme qui considérait, il y a encore quelques semaines, que la viande halal était le premier sujet de préoccupation des Français. L’homme de la persécution sans relâche des sans-papiers.
Ce soir, nous sommes soulagés, nous sommes heureux.
Un autre président vient d’être élu. Il est socialiste. Nous ne lui faisons aucune confiance. Enfants de la colonisation, enfants d’immigrés, enfants des quartiers, notre histoire et notre présent nous prouve que jamais nous n’avons pu compter sur les socialistes. La défaite de Sarkozy ne peut pas nous faire oublier le passé colonialiste du parti de François Hollande. Nous ne pouvons oublier l’acharnement des différents pouvoirs socialistes contre toutes les tentatives d’organisation politique des immigrés er de leurs enfants. Nous ne pouvons pas oublier sa complicité active dans l’adoption des lois sécuritaires, islamophobes et liberticides. Nous ne pouvons oublier non plus son implication éhontée dans le système de la Françafrique comme nous ne pouvons oublier son attachement à Israël et à sa « sécurité ».
Aux uns et aux autres, nous ne pardonnons pas leur contribution active à la théorie du « choc des civilisations ».
C’est pourquoi cette soirée a pour nous une forte portée symbolique.
Elle est symbolique parce qu’elle a lieu le 7 mai, au lendemain de l’élection présidentielle. Cela signifie pour nous que la bataille politique commence dès maintenant. Nous n’attendrons pas la veille des prochaines élections locales ou nationales pour nous mettre en branle. Forts de notre conscience militante, nous affirmons ainsi notre détermination à prendre notre destin en main et à ne pas nous en remettre à la bonne volonté, aux déclarations de principe ou aux promesses de ceux qui nous gouvernent sur le plan local, national ou international. Nous affirmons notre détermination à construire une organisation politique décoloniale.
Elle est symbolique parce qu’elle a lieu à Bagnolet, dans une banlieue populaire qui, comme les autres, n’a pas échappé à la révolte de 2005. Une banlieue ignorée au cours de la campagne présidentielle alors que s’y accumulent toutes les formes de misère : misère sociale, chômage endémique, ségrégation spatiale, sociale et raciale, violences policières, système éducatif précaire. C’est là où vivent la grande majorité des classes populaires ; c’est là où vivent les populations issues d’Afrique, du monde arabo-musulman, des Antilles ou encore d’Asie souvent montrées du doigt, stigmatisées pour ce qu’elles sont, leurs identités, leurs cultures, leurs croyances…
Le choix de cette date est symbolique car le 7 mai, c’est aussi l’anniversaire d’une grande victoire anticoloniale : celle de Dien Bien Phu, le 7 mai 1954. La république coloniale connaît alors l’une de ses plus grandes défaites ; une défaite qui est la victoire du peuple vietnamien contre un système colonial inique. Cette victoire est notre victoire à tous, ici. Du moins, je l’espère.
Elle est symbolique car elle a lieu en 2012, 50 ans après l’indépendance de l’Algérie, 50 ans après les indépendances africaines. Un cinquantenaire que nous devons fêter avec tous les égards et le respect que devons aux shouhadas, aux martyrs des luttes d’indépendance, mais que nous devons analyser de manière critique et lucide face à ce que nous sommes bien obligés de considérer comme des indépendances confisquées par des pouvoirs locaux, complices d’un système colonial et impérial qui n’a jamais disparu, qui a reçu des coups, certes, mais qui a su se métamorphoser pour mieux survivre. Le processus révolutionnaire qui s’est enclenché dans le monde arabe avec le dégagement du dictateur Ben Ali et qui se poursuit avec toutes les difficultés que l’on connaît est le signe que l’espoir est toujours permis mais que nous ne sommes pas au bout de nos peines. Nous allons encore devoir compter nos morts, consoler les orphelins et sécher les larmes des vivants.
Elle est symbolique car elle a lieu à un moment crucial de l’histoire de l’Occident. Nous connaissons une crise économique sans précédents qui touche en particulier l’Europe et les Etats-Unis. Nous sommes probablement en train de vivre un tournant dans l’histoire de l’humanité depuis que l’Occident domine. Nous assistons à l’émergence de nouveaux pôles économiques, politiques et militaires comme la Chine, l’Inde ou le Brésil. Une nouvelle géographie des pouvoirs se dessine. C’est le début de la fin de l’hégémonie occidentale. Penser de nouvelles alternatives politiques à l’échelle mondiale ne peut pas se faire sans intégrer ces nouveaux paramètres même lorsque l’on pense la politique à partir de Bagnolet. Car si les couches moyennes européennes sont globalement toutes touchées par la crise, qu’en est-il des habitants des quartiers les plus pauvres des périphéries occidentales ? Nous sommes sans doute les premiers concernés.
Et s’il nous est apparu aujourd’hui, 7 mai 2012, à la croisée de toutes ces symboliques, nécessaire et impératif de poser la question de la civilisation, c’est que cette civilisation qui fait la fierté de Monsieur Guéant, nous en sommes les premières victimes, du moins, à l’intérieur des frontières de l’Europe.
Cette civilisation est en nous.
Elle est ici à Bagnolet. Un truc aussi banal qu’un contrôle au faciès. A la tête des humains, en fonction de leur couleur de peau, en fonction de leurs origines. Selon qui est basané et qui ne l’est pas. C’est une des caractéristiques de cette civilisation dans sa plus extrême banalité. C’est le signe de la hiérarchisation raciale. C’est le signe de la survivance du code noir et du code de l’indigénat, abolis pourtant depuis longtemps. C’est le signe de l’existence des races sociales qui ont été construites dans l’histoire politique et juridique de l’Europe et qui font que ces codes fonctionnent encore dans le cerveau des policiers.
Elle est présente dans le mépris qu’affichent les autorités politiques pour les langues et cultures des populations vivant en banlieues, comme les Africains qui ne seraient pas encore rentrés dans l’histoire, considérées comme pas assez dignes pour être reconnues et enseignées.
Elle est présente dans l’hostilité obsessionnelle de l’islam et de ses expressions dans la société française.
Elle est présente dans l’ingérence humanitaire, comme elle est présente dans les discours qui justifient la guerre en Irak ou les interventions militaires en Lybie.
Cette civilisation est présente au cœur du monde arabe. Là-bas, elle s’appelle Israël.
Cette civilisation existe depuis 400 ans : son acte de naissance fut le génocide des indiens d’Amériques, sa mission s’est poursuivie avec la traite négrière qui fut dans les faits une déportation de plusieurs millions d’Africains et la mort de plusieurs millions d’autres, la colonisation du monde, la destruction voire la disparition de sociétés entières, ainsi que des guerres fratricides à l’intérieur même des frontières européennes à l’instar des deux guerres dites mondiales qui ont causé des millions de morts et qui furent le théâtre du génocide des juifs, des tziganes et de tant d’autres. Cette civilisation poursuit son œuvre en Irak, en Afghanistan. Sa folie la dirige aujourd’hui contre l’Iran.
Cette civilisation existe depuis 400 ans : elle s’appelle la modernité occidentale. La France est l’un des principaux acteurs de cette civilisation même si l’acteur est fatigué et vieillissant.
Bagnolet appartient à cette civilisation.
Dans cette civilisation, nous y sommes intégrés. Nous y sommes intégrés jusqu’au cou.
Paradoxalement, reproche nous est fait de ne pas être intégrés, pas suffisamment du moins. Intégrez-vous ! C’est un impératif. C’est un ordre, c’est une injonction. Et à cet ordre, nous devons obéir. Nous devons nous exécuter. Nous devons obtempérer. Nous devons nous soumettre sans discuter. Mais nous intégrer à quoi exactement ? Quel est cet autre pas que nous sommes invités à franchir ? Ou que peut-être nous avons largement franchi ? Quel est l’angle mort de cette question ? Quel est le nom dit de l’injonction à l’intégration ? Je me hasarde peut-être mais mon point de vue est que c’est à cette civilisation qu’on nous demande de nous intégrer et j’ajouterai qu’on nous demande de nous perdre. Lorsqu’on nous dit l’islam n’a pas fait son aggiornamento, que c’est une religion du passé qui doit se réformer pour s’adapter à la modernité, on ne nous dit rien d’autre que cela : l’islam doit se soumettre à la civilisation occidentale, à ses normes et à son économie capitaliste ; l’islam doit se vider de lui-même. L’islam doit devenir blanc. L’islam doit s’intégrer.
Certes, nous résistons. Mais avec beaucoup d’ambivalences.
Car cette civilisation, tous les jours nous la plébiscitons, tous les jours nous la chérissons, tous les jours nous la renouvelons, tous les jours nous assurons sa survie. La vérité, c’est que nous nommes fascinés par cette civilisation. Souvent, lorsqu’on est musulman, nous préférons nous revendiquer de la grande civilisation arabo-andalouse, seule capable de rivaliser avec la grandeur supposée de la civilisation occidentale, plutôt que d’avouer que nos parents viennent d’un petit douar des Aurès ou du Rif ; souvent lorsque nous sommes d’Afrique noire, nous préférons ancrer notre histoire dans l’époque des pharaons, civilisation reconnue par les occidentaux, plutôt que d’avouer que nous venons d’un petit village inconnu du Mali, souvent nous préférons les très hauts et prétentieux gratte-ciels du Qatar qui veulent rivaliser avec ceux de New-York plutôt que ceux, ancestraux, de Sanaa au Yémen. Nous allons chercher dans le Coran la preuve de l’atome pour prouver à quel point nous sommes modernes. A quel point nous avons même précédé les Occidentaux dans la mise au point de la bombe nucléaire. Puisque sans l’atome, point de bombe nucléaire et sans bombe nucléaire, point d’Hiroshima….
Au PIR, nous avons un slogan auquel nous sommes très attachés et qui est « Non à l’intégration par le jambon ». Personnellement, je l’aime beaucoup. Il signifie que nous tenons à nous-mêmes. Il signifie que nous tenons à ce qui nous reste de notre histoire et de nos traditions. Je dis bien « ce qui nous reste » car une grande partie de nous-mêmes a disparu dans l’intégration, une intégration qui n’a pas commencé en France dans les années 60 mais à l’époque coloniale où l’ensemble de nos pays a été intégré dans un grand projet économique et civilisationnel dirigé par les forces occidentales.
Eh, bien ce slogan que j’aime beaucoup est très faible. Très faible. Parce qu’on pourrait effectivement résister à l’intégration par le jambon. C’est ce qu’il y a de plus facile. On peut préserver certains modes de vie, fréquenter la mosquée, faire ses cinq prières, respecter ses obligations morales et religieuses et dans le même temps accepter et être complice de la chasse aux sans-papiers, éprouver du mépris pour les derniers arrivés. Ca aussi, c’est de l’intégration.
50 ans après l’indépendance de l’Algérie, alors que Le Pen n’a jamais regretté son usage de la torture, alors que Aussarès est toujours vivant et qu’il a avoué le crime de Larbi Ben Mhidi, il s’est trouvé des musulmans pour faire la campagne de Marine Le Pen, il s’est trouvé des musulmans pour justifier que l’on ferme encore plus la forteresse européenne et que l’on expulse les sans-papiers. Ils sont la pointe la plus avancée de notre intégration. Outre le caractère misérable de ces positions, il est certains que ces évolutions en notre sein révèlent une profonde corruption de notre âme à peine 50 ans après les indépendances africaines. Il ne tient qu’à nous de poursuivre ou pas cette intégration.
Je voudrais conclure par une observation de notre ami Ramon Grosfoguel, ici présent, professeur à l’Université de Berkeley et militant décolonial. Il nous invite à adopter le point de vue des Indiens d’Amériques. Les gauches européennes ont tendance à penser que c’est le système capitaliste qui a déferlé sur le monde en 1492 lorsque l’Amérique a été « découverte ». Et ils expliquent le monde à partir de ce qu’ils appellent l’expansion capitaliste de l’Europe vers les Amériques. Ramon Grosfoguel nous dit, non ! Il faut adopter le point de vue des Indiens d’Amérique lorsqu’ils ont vu débarquer les Européens. Ce n’est pas le seul capitalisme qu’ils ont vu arriver. Ils ont vu déferler sur eux un système de valeur, une nouvelle religion, des armes nouvelles plus destructrices que celles qu’ils connaissaient, des langues qui allaient supplanter les leurs. Ce qui leur est tombé sur la tête, ca n’est pas le seul capitalisme, c’est-à-dire un système économique. C’est une civilisation. C’est la raison pour laquelle, ce soir, nous ne disons pas comme les altermondialistes « un autre monde est possible » mais nous disons, avec je l’espère la bienveillance des Indiens d’Amériques : une autre civilisation s’impose !
Houria Bouteldja,
Bagnolet, 7 mai 2012