Ces décisions sont plus symboliques que cohérentes et logiques. Le Gouvernement français tient à montrer de la fermeté et, en cela, commet deux maladresses de taille : en agissant ainsi, il entretient l’amalgame en associant des savants musulmans de renommée mondiale aux dérives violentes et extrémistes de groupuscules que ces derniers ont eux-mêmes condamnés. L’un des savants écartés est parmi les plus célèbres lecteurs du Coran dans le monde, qui a systématiquement refusé de s’impliquer en politique. Cette confusion fait le jeu du populisme propre au Front National et à une partie de l’UMP (et, somme toute, du Parti Socialiste). Ces décisions entretiennent ledit populisme et, en sus, normalisent l’atmosphère délétère qui s’installe de plus en plus en France où il ne fait plus bon être un musulman, ou accessoirement un Arabe « apparemment musulman ».
De surcroît, les deux Ministres regrettent ma présence au prétexte que je défendrais des valeurs qui sont opposées à celles de la République. Outre que j’aimerais savoir quand et où j’ai pu tenir des propos antirépublicains, je tiens à questionner MM. Juppé et Guéant sur leur propre fidélité aux principes de la République qu’ils disent défendre. L’esprit des Lumières et de la République n’est-il pas celui de la parole libre et critique ? N’est-il pas celui de l’égalité des citoyens et de la dignité également respectée de chacun ? Pourquoi donc, M. Juppé, vous êtes-vous rendu en Israël et non au Maroc aux cérémonies funéraires de vos concitoyens tués à Montauban et à Toulouse ? Au nom de quelle logique républicaine égalitaire ? Comment se fait-il M. Guéant, que vos services de renseignements interviennent systématiquement pour m’interdire de parler dans le « pays des droits de l’homme ». Les pressions de vos services sur les mairies et les propriétaires de salle sont un rituel connu et efficace. Jusqu’à la tentative de ce jour de m’empêcher de m’exprimer le samedi 31 mars à Bagnolet. Au nom de quelle conception de la République ?
Ces démarches politiciennes ne sont pas dignes de la République Française. A quelques semaines des élections, nous sommes dans la surenchère, et ce dans la droite ligne des dérapages contrôlés auxquels nous a habitués le Ministre de l’Intérieur depuis plusieurs mois. Si la réélection de M. Nicolas Sarkozy est à ce prix – draguer les électeurs du Front National de façon aussi grossière – alors la victoire espérée serait entachée d’une indigne et choquante dérive verbale. C’est inquiétant.
La classe politique a appelé à la dignité après les tueries de Montauban et de Toulouse. On nous parle maintenant d’un troisième homme, et il est à espérer qu’aucun drame ne s’ajoute aux horreurs de ces dernières semaines. Dans cette atmosphère fragile, il serait bon que les politiques fassent montre de dignité non pas uniquement dans le deuil, mais à la veille des élections présidentielles. On comprend qu’ils y jouent leur avenir personnel, mais il serait bon qu’ils maîtrisent leur ego politique et pensent davantage à l’avenir de la France plurielle qui a besoin de bien d’autres choses que ces gesticulations et déclarations politiciennes.
Je déteste la surenchère malsaine : j’essaie d’apprendre tous les jours à rester digne et constructif, même dans la critique. Je n’ai eu de cesse, depuis vingt-cinq ans, d’appeler les Français de confession musulmane à aimer et à servir la France, même s’il y a parfois de quoi perdre espoir avec certains de ses intellectuels et de ses politiciens.
C’est un engagement citoyen de tous les jours face à des politiques qui brandissent les idéaux républicains et qui chaque jour les trahissent.
Tariq Ramadan
Source : www.tariqramadan.com