Mais aujourd’hui, nous avons des ministres condamnés pour des propos haineux, un président qui les encourage et des intellectuels et éditorialistes de gauche qui les rejoignent. Dans ce magma de racisme et de xénophobie, pourquoi ostraciser un seul parti, une seule tendance politique ? Le problème n’est-il pas plus profond, plus général ?
La position de notre frère Abdelaali est de dire que, lors de nos choix électoraux, il faut savoir choisir « les moins pires ». Dans le panel politique, il faut s’aligner sur un « smic politique musulman » qu’il définit comme étant la préservation de la famille, la bonne morale et l’amour de la Nation. Et pour lui, c’est le souverainisme de la droite nationale, morale, anti-mondialiste et xénophobe qui peut protéger nos intérêts de citoyen français de confession musulmane.
Entre se soumettre aux manipulations gauchistes du discours anti-FN et adhérer aux thèses réactionnaires, la cadre du débat est posé, les choix sont proposés : crier avec les loups de gauche ou apprendre, nous aussi, à devenir un loup nationaliste de droite.
Dénoncer « l’immigré » et le rendre responsable d’un « délitement » de la Nation est un discours xénophobe qui trahit les valeurs islamiques auxquelles nous nous reconnaissons. Mais se focaliser sur la question du Front national, le diaboliser pour le rendre responsable des maux de ce pays est une erreur politique et une erreur de jugement qui contredit les faits historiques et notre réalité du quotidien.
D’où parlons-nous ?
Pour briser le cadre tronqué de ce débat, il faudrait revenir sur nous-mêmes et comprendre qu’un projet de société ne se fait pas à travers les injonctions que nous fait l’Autre. Donc délaissons l’enjeu de ces élections présidentielles qui restent un non-événement pour la majorité de nos concitoyens et essayons de comprendre comment des acteurs musulmans (issus de la même mouvance)(4)peuvent aboutir à ce type de discours.
C’est de notre compréhension de notre Islam et de notre contexte que découle notre vision du monde. Le discours de la mouvance « jeune musulman », quand elle s’est constituée durant les années 90, étaient de déclarer qu’être musulman et français était possible et qu’il ne fallait pas opposer ces deux identités. Cela a eu pour conséquence, la multiplication de débats publics sur la question des valeurs républicaines mais aussi sur la question de l’Islam. Les valeurs républicaines dans leurs fondements n’étaient pas débattus, ce qui était posé n’était que la compatibilité des ces valeurs avec celles de la religion musulmane.
Dès les années 2000, ce discours sur « Islam et citoyenneté », qui exprimait notre adhésion à participer à la vie publique française, était très unificateur au sein de la communauté mais il ne suffisait plus. La crise des banlieues qui s’accentuait, la mondialisation libérale, la question du sionisme, l’enjeu de la gestion de l’islam de France induisaient des prises de position sur ces différentes problématiques qui, indéniablement, posaient la question des rapports de domination.
En parallèle et dans un contexte où l’Islam était en permanence mis en accusation, se développait une réflexion sur la pratique et la compréhension d’un Islam dans notre cadre républicain et laïque. Fallait-il définir un fiqh particulier pour les musulmans d’Occident ? Ou définir les contours particuliers d’islam de minorité ?
Du « smic spirituel » au « smic politique musulman »
Tarek Oubrou dans son ouvrage(5) fut parmi ceux qui proposèrent un cadre conceptuel qu’il intitulera la « sharia de minorités » C’est le constat amer d’une communauté divisée, reléguée socialement et en perte de repères religieux qui orientera sa réflexion. En 2005, nous disions déjà :
« … Il a conscience de son état d’extrême faiblesse en tant qu’individu ou en tant que communauté. Il se conçoit comme minoritaire et faible car il se définit à travers son appartenance à une communauté (qui est effectivement numériquement minoritaire et socialement « faible ») et pas du tout à travers les valeurs et principes que portent sa propre communauté mais qui la dépassent largement. » (6)
Obnubilé par la situation désespérante que vivent les musulmans, les prétentions universalistes de l’Islam sont oubliés. La Palestine, la question des banlieues, l’alter-mondialisation, la question du foulard, un Islam de France indépendant des pressions étatiques sont considérés comme des faux-problèmes et des combats futiles :
« Ainsi, la « sharia des minorités » serait un fiqh adapté à notre situation minoritaire mais aussi et surtout à notre situation de «dominé » dans un monde binaire. La prétention à l’universel, principe essentiel dans la religion musulmane, est mis de coté, pour ne pas heurter l’idéologie dominante qui, elle aussi, prétend à l’universel. La priorité est dans la négociation d’un espace, certes restreint, mais qui permettra la pratique d’un « SMIC spirituel. » (7)
Avec ce « smic spirituel », ce qui est préconisé est de faire acte de notre situation de « dominé » et de « sauver les meubles » d’une communauté musulmane numériquement minoritaire et en pleine « fitna ». Pour cela, il faut savoir se concentrer sur l’essentiel, c’est à dire les pratiques cultuels de base de l’Islam et la structuration communautaire. Au niveau social et politique, il n’y a pas de projet particulier si ce n’est épouser les contours idéologiques de la pensée « dominante » tout en axant son discours sur un éloge de la réussite sociale et individuelle. Mais pour tout cela, il faut savoir se faire accepter du « dominant ».C’est un donc un islam « conformiste » qui n’a pas l’ambition de changer un système mais uniquement d’y trouver sa place.
Ce « fiqh du faible » existe dans le lexique juridique islamique, l’Imâm Abû Hanifa (702-767) le développa pour définir un fiqh des minorités musulmanes en terre non musulmane. Mais, il ne faut pas se leurrer, cette vision de l’Islam et du monde se retrouve dans toute l’aire arabo-islamique. Car ce n’est pas seulement une « sharia de minorité » qui est ici définie mais plutôt une « sharia du dominé ».
En effet, majoritaire ou minoritaire, les musulmans du monde subissent l’occidentalisation du monde et sa soumission aux impératifs du productivisme économique, cela conduit souvent aux mêmes postures. Dans notre précédent article traitant de la crise des mouvements islamiques, nous y faisions référence (8). La conceptualisation qu’en fait Tarek Oubrou n’est que le pendant français d’un mouvement qui traverse tous les mouvements politiques musulmans.
Ceux qui se reconnaissent dans la « sharia du dominé », se reconnaissent aussi dans des positions de la droite conservatrice et morale. Mais loin d’être un positionnement politique clairement assumé, ils ne font qu’adhérer aux courants de la pensée dominante traversée par la xénophobie, le repli sur soi et la peur de l’avenir.
Justifier la xénophobie
Camel Bechikh, président de Fils de France (9), et Abdelaali Baghezza ont été formé à cette compréhension religieuse de nos sources islamiques et considèrent Tarek Oubrou comme leur référent spirituel. Cela aboutit à des positionnements politiques et à des alliances qui peuvent apparaitre comme contre-natures et surprenantes. Ainsi Camel Bechikh, sur le site d’Alain Soral exprime son opposition à la double appartenance nationale(10). Ce qui est désigné ce n’est pas le franco-israélien d’abord mais le franco-maghrébin. Abdellaali dans son texte J’ose Marine malgré son islamophobie ?(11), assume sa xénophobie et n’hésite pas à désigner l’immigré, son frère en humanité et/ou en religion comme le responsable du délitement de la nation française.
Il oublie de nous rappeler que les sans-papiers en France constitue une main d’œuvre au rabais, des « esclaves » que le patronat français exploite à souhait. Beaucoup d’activités commerciales et de services ne seraient plus rentables sans ce peuple de sans-droit.
Il ne nous dit pas que l’immigration est inhérent à notre système productiviste qui exploite honteusement les richesses des pays du Sud tout en provoquant guerres et famines. Après avoir acquis les matières premières du Sud à bas prix, l’immigration légale (ou non) réduit de nouveau le cout du travail. Aujourd’hui l’automatisation industrielle et les délocalisations permettent encore de maximiser les profits des investisseurs financiers. Les pauvres et les personnes déclassées du Nord et du Sud en subissent ensemble les conséquences désastreuses.
L’État-Nation, derrière son discours hypocrite, n’est qu’un outil au service de ce logique. Garant de la souveraineté nationale, il est le premier responsable de cette situation. Si les nationalistes et souverainistes de droite ou de gauche (de Dupont-Aignan à Mélenchon en passant par Le Pen) devait arriver au pouvoir, ils ne pourraient rien faire d’autre que d’accepter cette situation car les dynamiques en jeu dépasse largement la cadre étriquée de notre petite et modeste France.
Pointer du doigt égoïstement, notre frère immigré ou même l’immigration est honteux. C’est un système qu’il faut dénoncer et non pas ses victimes du Nord ou du Sud. Il ne s’agit pas de préserver jalousement nos supposés acquis nationaux de petit-bourgeois que pourraient mettre en péril la « horde sauvage d’immigré », ces barbares qu’on ne peux plus « intégrer » ; il s’agit plutôt d’initier un changement radical et global et cela passera nécessairement par une remise en cause de nos modes de vie consuméristes, et de fondamentaux qu’on croyait indiscutable en France.
Si nous voulons développer un débat fructueux, il nous faut rompre le cadre de ce faux débat et poser honnêtement la question des valeurs face aux rapports de domination.
Rapport de domination et la question de l’universel
« L’antifascisme, c’est dépassé. L’anticolonialisme est révolu. Reste la possibilité ou pas de vivre sans heurts dans ce pays. » (Albet Ali)
La question coloniale n’est pas une question de « vengeance permanente », il ne s’agit pas de « ressasser l’histoire » ou de « réconciliation » malgré les innombrables crimes coloniaux restés impunis. C’est pitoyable de l’exprimer de cette manière.
La question coloniale est beaucoup plus fondamentale que cela. Elle met en débat le sens des valeurs européennes dites universelles face aux rapports de domination. Car on est en doit de se poser des questions sur ces valeurs qui orientent notre pays. Comment malgré la déclaration des Droits de l’Homme, malgré la démocratie a-ton abouti aux innombrables crimes coloniaux ? Pourquoi malgré la laïcité qui devait pacifier les relations entre confessions différentes a-t-on abouti à la sécession des trois départements français d’Algérie ?
L’objectif de toutes ces valeurs n’est-il pas de permettre un vivre-ensemble qui dépasserait toutes nos particularités et appartenances ?
Est-ce qu’un accident historique de cette France vertueuse, républicaine, démocratique et laïque ? Et la première guerre mondiale et ses dizaines de millions de morts ? Et la collaboration de l’État français vichyste ? Et, aujourd’hui, la soumission de cet État au diktat des puissances financières ? Des accidents ? Quand on a autant d’accidents, on peut se poser des questions sur le véhicule…
Le « révisionnisme colonial n’est pas d’extrême droite mais est républicain »
Alors que la République définit l’égalité des individus face à l’État, ce sont d’ardents républicains comme Jules Ferry qui, sous la iiie République, organisèrent les grandes conquêtes et structurèrent le discours colonial ; pour cela ils créèrent un statut d’infériorité pour les « indigènes », ni étranger ni citoyen. Et c’est durant la iveet la ve République que la France fut entrainé dans quinze années de guerres dans les colonies.
La République française de cette époque parle d’universalisme et d’humanisme mais dans les faits, elle pratique le racisme et l’exploitation. Des années 1880 jusqu’aux années 1930, la Troisième République invente les zoos humains, l’humiliation des peuples colonisés devient ainsi une « attraction » en métropole.
Jusqu’en mai 1947, tous les gouvernements de l’époque vivent la cohabitation : socialistes, communistes et membres du MRP(12) gère ensemble les destins de la république coloniale. Les massacres en Algérie, en Indochine, au Cameroun ou à Madagascar ont tous lieu sous l’autorité de gouvernements où participent ces trois tendances républicaines. Léon Blum s’inscrit parfaitement dans cette continuité lorsqu’il affirme, dans une déclaration à la Chambre des députés en 1925 :
« Nous admettons le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture. »
Et c’est toujours pour continuer à répandre les bienfaits des Lumières françaises en Algérie que le gouvernement du socialiste Guy Mollet se fait accorder tous pouvoirs afin de prendre « toutes mesures exceptionnelles (massacres et tortures) » en vue du rétablissement de l’ordre en Algérie. Les députés communistes votent les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet. La direction du PCF condamnera même les jeunes du contingent qui désertent et excluera ses propres membres déserteurs.
Jules Ferry le raciste, Jules Ferry le colon
Le concept de « mission civilisatrice de la France » se couplent toujours à celui de « race supérieure ». Cette argumentation est utilisée par notre Jules Ferry national, en ces termes :
« Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser. (…) Il faut non pas les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d’une race supérieure qui conquiert. »
Lorsque le député Jules Maigne rétorque :
« Vous osez dire cela dans le pays où ont été proclamés les droits de l’homme ! »
Jules Ferry lui répond que la Déclaration des droits de l’homme n’a pas « été écrite pour les Noirs de l’Afrique équatoriale »(13)et rajoute :
« Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. »
Et il continue, lors de ce débat parlementaire :
« Est-ce que vous pouvez nier, est-ce que quelqu’un peut nier qu’il y a plus de justice, plus d’ordre matériel et moral, plus d’équité, plus de vertus sociales dans l’Afrique du Nord depuis que la France a fait sa conquête ? Quand nous sommes allés à Alger pour détruire la piraterie, et assurer la liberté du commerce dans la Méditerranée, est-ce que nous faisions œuvre de forbans, de conquérants, de dévastateurs ? Est-il possible de nier que, dans l’Inde, et malgré les épisodes douloureux qui se rencontrent dans l’histoire de cette conquête, il y a aujourd’hui infiniment plus de justice, plus de lumière, d’ordre, de vertus publiques et privées depuis la conquête anglaise qu’auparavant ? »
On a l’impression d’entendre Georges W. Bush justifier son intervention en Iraq. Mais c’est bien le promoteur de l’« école gratuite, laïque et obligatoire », figure emblématique de la laïcité française et l’un des pères fondateurs de l’identité républicaine qui tient ces propos infâmes, dignes de l’Allemagne nazie.
Les propos de ce personnage nous amènent à nous interroger sur les fondements de cette « école laïque » et la dérive raciste que vit actuellement notre laïcité républicaine. Mais est-ce qu’une dérive ?
Il est évident que l’engagement colonial des républicains de gauche et de droite n’est pas un accident de l’histoire, mais est intrinsèque au projet républicain. C’est au nom des valeurs universalistes et des droits de l’homme que l’épopée coloniale sur les cinq continents s’est constituée. C’est dans le cadre de ce rapport de domination et de la sauvagerie coloniale que s’est raffermi en métropole le sentiment national et l’État républicain.
Face à l’entreprise coloniale, c’est donc l’unanimité républicaine jusqu’aujourd’hui où le « révisionnisme coloniale » traverse tous les courants politiques.
De l’éditorialiste de droite et grand défenseur des Lumières, Alain-Gérard Slama, qui affirme dans Le Figaro :
« Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’ère coloniale, l’histoire de l’implantation d’un million de Français de l’autre côté de la Méditerranée fut une de nos grandes épopées (républicaines). »
Jusqu’à la gauche souverainiste de Jean-Pierre Chevènement qui, le 25 octobre 2001, listait dans Le Nouvel Observateur – sous le titre Cessons d’avoir honte – les nombreuses actions remarquables de la colonisation française :
« On ne peut juger la période coloniale en ne retenant que son dénouement violent mais en oubliant l’actif et, en premier lieu, l’école, apportant aux peuples colonisés, avec les armes de la République, les armes intellectuelles de leur libération. »
Nous les avons exploités, humiliés et soumis mais ils ont pu se libérer de notre mal grâce à nos belles écoles républicaines ! Stupéfiant.
Le « révisionnisme coloniale » est aujourd’hui le courant majoritaire chez nos représentants politiques car il touche l’identité collective française, il touche les valeurs sur lesquelles se fondent ce pays : république, démocratie, laïcité. Cette France du xxie siècle qui a si peur de son passé a bien conscience que l’édifice risque de vaciller si un vrai débat s’ouvrait.
Et alors ? Ce débat n’est-il pas les conditions d’un « vivre-ensemble » à réinventer.
Face à la question démocratique
Il faut faire un retour sur la cité d’Athènes (viiie-ve siècle av. J-C), berceau de la démocratie, pour comprendre les contradictions intrinsèques d’un système qui perdurent encore. On comprendra alors que la démocratie est d’abord un système qui gère et pacifie les conflits d’intérêt au sein du groupe dominant toujours au dépend d’une majorité d’exclue. Plus tard, le système républicain et l’État-Nation construira le cadre de cet exercice démocratique.
Ainsi, les citoyens libres de la cité démocratique d’Athènes représentaient à peine 10 % de la population. Ceux qui n’avaient pas droit au statut de citoyen étaient l’esclave (considéré dans l’Antiquité comme des objets, des sans-droits, le sans-papier aujourd’hui), le métèque (homme libre mais étranger à la cité, protégé par des lois et pouvant résider et travailler à Athènes en échange du paiement d’une taxe, l’immigré légal d’aujourd’hui), et les femmes (exclues de toute vie publique).
Par contre la prospérité économique d’Athènes reposait en grande partie sur l’exploitation du travail de ces esclaves (les mines d’argent du Laurion employaient jusqu’à 20 000 esclaves), de ces métèques et de ces femmes. Les revenus de la cité démocratique provenait aussi du lourd tribut annuel versé par les cités barbares dominées. Car la cité grecque était une cité démocratique mais aussi impériale.
Les grecs inventèrent un statut d’esclave inédit à l’époque, c’est une « propriété animée » disait Aristote, qui n’a aucun droit, qu’on use et abuse. Il perd ainsi son statut d’humain. Ni en Perse ni dans l’Égypte des pharaons, il n’existait cette conception de l’esclave. Cette conception grecque où l’on dénie le caractère humain à l’esclave sera reprise en Occident pour justifier la traite négrière.(14)
Autre aberration, les sophistes grecs qui pourtant considéraient que toutes croyances et institutions pouvaient être modifiées ou abrogées ne remirent jamais en cause le statut des femmes et des esclaves. En fait, on ne pouvait remettre en cause un statut de domination qui permettait la prospérité de la cité. Comme les républicains démocrates ne purent remettre en cause l’expansion coloniale qui permit la prospérité et la grandeur de la France.
La communauté politique était aussi limitée au contour géographique de la cité démocratique, qui se différencie ainsi des cités barbares conquises et dominées. La métropole et les colonies, en fait. Deux statuts pour deux territoires. La citoyenneté, le droit et la justice sont dans la cité démocratique, métropole de l’Empire. À l’extérieur, ni démocratie ni Justice, c’est le règne de la force. L’un ne pouvait exister sans l’autre.
Quand on comprend le fonctionnement de la cité athénienne à l’origine de l’idéal démocratique européen, on comprend pourquoi certains analystes considèrent avec froideur et cynisme que l’État sioniste est une démocratie.
Les « israéliens arabes » sont les nouveaux métèques qui subissent les discriminations au quotidien, les palestiniens de Gaza et de Cisjordanie sont les nouveaux esclaves qu’on tuent et spolient à volonté, et les avions israéliens bombardent les cités « barbares » du Sud Liban et toutes les contrées arabes voisines qui remettraient en cause l’État-National juif. Rien ne choque car nous sommes toujours dans le cadre du modèle démocratique athénien qui permet, à nous dominant (le blanc, le juif israelien ou même l’indigène devenu citoyen de l’État-Nation dominant), de gérer pacifiquement nos conflits d’intérêts et qui permet ainsi de faire perdurer notre domination.
On comprend aussi comment les institutions et les valeurs et républicaines, laïques et démocratiques ont pu s’élaborer et se perfectionner en métropole malgré les crimes coloniaux.
Jusqu’aujourd’hui, on peut se considérer comme une grande démocratie et déclencher des guerres impériales en Iraq sur la base de mensonges avérés tout en provoquant un demi-million de mort. Le sang du « barbare » a si peu d’importance…
L’état-Nation et le racisme citoyen
Dans ce contexte, on comprend alors que le rêve du « dominé » est de quitter son pays dévasté par les guerres impériales et la misère pour aller vivre librement dans les pays du Nord ; ces nouvelles « forteresses démocratiques »
constituées par les États-Nation occidentaux et y vivre enfin dans la sécurité du Droit et de la Justice.
Il faut alors justifier pourquoi on n’ouvrira pas la porte de la cité impériale démocratique à tous les barbares et « dominés » du monde. La réponse est constamment la même, Jules Ferry l’exprimera le mieux :
« Il faut non pas les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d’une race supérieure qui conquiert. »
Ce discours raciste justifiera toutes les abominations et toutes les discriminations.
Du racisme colonial au racisme citoyen
Mais le discours raciste a bien évolué aujourd’hui. Si le racisme colonial mettait en avant une hiérarchie des niveaux d’humanité (barbares, sous-hommes, races inférieures/civilisé, blanc), le nouveau racisme est rapporté à la communauté nationale. Le raciste-citoyen est démocrate : les coutumes des communautés différentes ont tous une valeur mais doivent s’exprimer dans leur territoire d’origine. Le raciste-citoyen est plus xénophobe que raciste, l’ennemi c’est l’immigré, le métèque ou le barbare qui tenterait d’investir son espace et mettrait en danger ses privilèges et ses acquis. C’est la position que défend sincèrement Abdelaali Baghezza. Il est un nouveau membre de la cité impériale démocratique, il se doit de défendre la France contre tous les assauts des vagues immigrés qui pourraient ébranler l’édifice et remettre en jeu ses petits privilèges fraichement acquis.
« Amour de la patrie et haine de soi » : l’histoire du colonel Ben Daoud
« Arabe, Arabe tu resteras, même si tu t’appelles colonel Ben Daoud. » (proverbe algérien)
Ce type de comportement où se développe un amour de la patrie qui « nous a tant donnés » qui conduit parfois à la haine de soi et de ses coreligionnaires n’est pas nouveau chez les « fraichement assimilés ».
Mohamed Ben Daoud est peut être le plus mythique. Plus connu sous le nom du colonel Ben Daoud, c’est un militaire algérien né en 1837. Membre d’une tribu proche d’Oran qui s’était très tôt ralliée pour combattre fidèlement avec l’armée française, il est le premier élève algérien sorti de St Cyr(15). Réalisant une brillante carrière dans l’armée, il est naturalisé français en 1877 puis est promu colonel au 1er régiment de spahis algériens en 1889. Il est élevé peu avant sa mort au grade de grand officier de la Légion d’honneur.
Nul n’avait autant servi la France coloniale que le colonel Mohamed Ben Daoud. Objet de tous les égards, les journaux de l’époque le décrivaient comme « un soldat de grande bravoure », « vivant à l’européenne » et « très Français de sentiments ».
Malgré cela, lors d’une réception où était invitées des personnalités du gouvernement français en visite en Algérie, le Colonel Ben Daoud se vit refuser l’entrée, alors que des officiers moins gradés que lui y étaient acceptés. Il déclara alors :
« Dieu a dit : “ni les juifs ni les chrétiens ne seront jamais satisfaits de toi, jusqu’à ce que tu suives leur religion…” Et malgré le fait que j’ai suivi leur religion, ils ne sont pas contents de moi. »(16)
Ni sa bravoure et son courage dans les combats au sein de l’armée française, ni l’attachement qu’il vouait sincèrement à la France qu’il aidait d’ailleurs de son mieux dans son œuvre de colonisation ne l’ont mis à l’abri du mépris et des vexations réservés à ses coreligionnaires. Il finira par démissionner de l’armée française.
En 1907, son fils engagé dans les conquêtes coloniales au Maroc fut mortellement blessé. Les derniers mots du maréchal des logis Ben Daoud furent : « Je meurs pour la France, pour la patrie ! »
L’état-National soumis aux intérêts de l’oligarchie financière
Cette communauté nationale mythique où l’on donnait sa vie par fidélité est bien loin. Aujourd’hui, nous avons un État-Nation bien défaillant qui n’a même pas été capable d’imposer la laïcité dans le cadre du débat sur l’école libre et qui s’empêtre dans des décisions discriminatoires dès qu’il s’agit d’Islam.
On nous demande de croire à cet État qui n’a plus la capacité de ramener la paix et la justice sociales, il n’est plus qu’un des rouages de l’idéologie productivisme qui nous promet « la croissance », supposé remède à tous les maux du pays mais qui est le responsable de toutes les crises sociales et écologiques. La ferveur nationale est aujourd’hui au service de cette idéologie et nous devons accepter sagement la rigueur économique, car c’est faire preuve d’un vrai sentiment national. Quelle hypocrisie !
L’omnipotence du productivisme mondialisé
L’économie productiviste mondialisée à travers ses multinationales et ses organisations supra-nationales (OMC, FMI, Banque mondiale, Banque européenne,..), s’est affranchi du cadre national. Elle tire son pouvoir de la possibilité de ne pas investir dans un pays particulier pour investir plus fructueusement ailleurs et ce, sans avoir à se justifier.
Dorénavant, ces banques et multinationales d’envergures mondiales sont en mesure d’imposer leur pouvoir aux États démocratiques. Cela détruit tous les schémas de la cité démocratique que nous avons longuement décrit plus haut car l’État-Nation, cadre dans lequel il s’exerçait, est en complète déliquescence.
Les États-nationaux subissent toutes les conditions qu’imposent les multinationales et les institutions financières : baisse des salaires, défiscalisation des plus riches, déréglementation du code du travail… Si vous imposez trop lourdement les riches, si vos salaires restent élevés, si vous ne facilitez pas les licenciements, nous irons nous implanter chez votre voisin qui est bien plus compréhensible !
Les entreprises transnationales se transforment ainsi en quasi-États (certain ont un chiffre d’affaire supérieur au budget des pays les plus riches du monde), relevant de l’économie privée et prenant des décisions politiques dont la seule et unique finalité est la maximisation du profit, sans considération nationale, éthique, écologique ou sociale.
On nous ressasse la démocratie, la laïcité, les droits de l’homme pendant qu’une partie de l’Europe se tiermondise. La Grèce, berceau de l’idéal démocratique semble en être devenu son tombeau et nous vivons actuellement sous un totalitarisme de marché dévastateur où la logique du profit reste au-dessus de tous. Au dessus même de cette « Raison » ou de « l’intérêt général » qui fondaient pourtant les idées des Lumières. Ainsi, par exemple, malgré Fukushima et ses conséquences humaines et écologiques incalculables, c’est le lobbie pro-nucléaire qui dicte encore la politique énergétique de la France.
Conclusion
N’en déplaise à tous ces amoureux de la « douce-France », l’État-Nation, républicain, démocratique et laïque que les souverainistes français (de gauche et de droite) adulent a rarement été du bon coté de la barrière. Il a repris à son compte et a développé l’entreprise coloniale que le régime impériale avait initié, il est parti s’installé à Vichy durant l’occupation allemande et aujourd’hui, contre la volonté de son peuple, il « collabore » avec les oligarques financiers et ses institutions.
Pointer constamment du doigt le Front national en reprenant la phraséologie des républicains bien-pensants n’a pas de sens et cela permet d’éviter que soient posées les questions qui dérangent. Ainsi, les candidats à la présidentielle de 2012 évoquent tous le danger de voter Marine Le Pen. En revanche, peu déclare vouloir lutter contre l’oligarchie financière et son système mortifère de la croissance infinie.
C’est pourquoi voter pour le Front national n’est en rien un acte de révolte contre la classe politique. Ce n’est pas tourner le dos au « système ». C’est déverser sa colère là où le système a prévu et voulu qu’elle soit déversée.
Pour éviter de nous perdre dans nos orientations politiques, il faut se rappeler et revenir sur le fondamental : Dieu, le Très-Haut. Il est la Source et la Finalité. Minoritaire ou majoritaire, le croyant doit s’efforcer pour que cela reste vrai dans sa vie quotidienne. C’est un impératif individuel d’abord mais aussi collectif. Cela implique donc la dénonciation de ce système productiviste et consumériste et l’adulation du « dieu-croissance » qui réduit l’Homme au consommateur-travailleur. L’Homme, être de sens, n’a pas été créé pour cela. Pouvons-nous continuer à accepter à passer les journées de la semaine à travailler (pour ceux qui le peuvent), nos soirées à nous décérébrer devant notre téléviseur et nos week-end à courir dans les hypermarchés ?
La crise du sens et le mal-être dans nos sociétés du Nord sont les vraies questions qu’il faudrait poser. Le suicide est, dans notre pays, une cause de décès plus importante que les accidents de la route. En Suisse, c’est la première cause de décès chez les hommes de 15 à 44 ans. La consommation d’antidépresseurs en France est la plus élevée du monde. Ainsi, des centaines de milliers de personnes, ne souffrant d’aucun trouble psychiatrique, se voient subir une « surmédication du mal-être ». Et pour conclure sur ce triste tableau, les États-Unis et l’Europe sont les deux marchés les plus importants pour les trafiquants de drogues.
Les aires du grand consumérisme sont ainsi celles qui souffrent le plus du « mal-être » et nos candidats aux prochaines élections nous répondent par « croissance », « pouvoir d’achat », « Nation », « travail »… Piteuses réponses pour d’aussi lourdes interrogations.
Dans ce cadre, la question n’est plus « pour qui voter ? » mais « pourquoi voter ? »
Peut être que le combat est ailleurs…
Yamin Makri
Source : GlobIslam
(1). http://oumma.com/11441/lettre-mes-concitoyens-musulmans-tentes-de-voter-marin
(2). Abelaali dans son article se fait appeler Albert Ali. C’est un choix qui lui appartient, nous aurions préféré qu’il se présente sous son nom d’état civil que son père lui a légué (Baghezza). « Albert » n’est pas un prénom français à l’origine mais est dérivé du prénom germanique Adalberht. De nombreux dirigeants de l’Église, princes et rois européens (comme le roi Albert, sixième roi des belges ou le prince Albert de Monaco) portent ou ont porté ce prénom. Adalberht signifie « Le noble et l’illustre », c’est un prénom qui magnifie outre mesure la personne, c’est ce qui en fait un prénom royal idéal. En Islam, on évite de porter des prénoms qui sont des attributs qui n’appartiennent qu’à Dieu. « Le Noble et L’Illustre », ce n’est que Dieu. Nous sommes par contre les « serviteurs » (‘Abd) du « Noble et de l’Illustre ». Ainsi « ‘Abd-‘Âli » (Abdelaali) signifie « serviteur (‘abd) du Très-Haut (al-‘âli) ». Rien n’est anodin et le choix d’un prénom a du sens.
(3). http://oumma.com/11656/jose-marine-malgre-son-islamophobie
(4). Nabil a suivi une partie de son cursus universitaire à l’Institut européen des sciences humaines de Château Chinon créé par la section européenne des Frères musulmans. Abdelaali était un des responsables actifs de JMF, section jeunesse de l’UOIF dont les dirigeants sont Frères musulmans. Tous les deux, comme moi-même ont suivi toute leur formation religieuses à travers les « halakat » ou « ousar », petit cercle d’éducation dont Hassan Al Banna a été le promoteur.
(5). Leila Babès & Tarek Oubrou, Loi d’Allah, loi des hommes. Albin Michel, Paris.
(6). Voir notre article paru en mai 2005 : http://globislam.over-blog.com/article-du-sens-et-de-la-coherence-85465096.html
(7). Voir notre article paru en mai 2005 : http://globislam.over-blog.com/article-du-sens-et-de-la-coherence-85465096.html
(8). http://oumma.com/11139/les-mouvements-islamistes-vivent-une-grave-crise (7 février 2012)
(9). http://www.filsdefrance.fr/
(10). http://www.egaliteetreconciliation.fr/Entretien-avec-Camel-Bechikh-President-de-Fils-de-France-lors-de-l-inauguration-10869.html
(11). http://oumma.com/11656/jose-marine-malgre-son-islamophobie
(12). Le Mouvement républicain populaire (MRP) est un ancien parti politique français, classé comme démocrate-chrétien et centriste.
(13). 1885 : le tournant colonial de la République. Jules Ferry contre Georges Clemenceau, et autres affrontements parlementaires sur la conquête coloniale, Éditions La Découverte. On y trouve les principaux extraits des deux débats parlementaires sur la colonisation, ainsi qu’un texte introductif qui explique le contexte.
(14). Au xviiie siècle les ports de Nantes, Bordeaux, Le Havre et La Rochelle ont fondé leur prospérité sur la traite négrière. Une prospérité qui repose sur la souffrance et l’humiliation que subirent les esclaves, victimes du commerce triangulaire. Dans chacune de ces villes, on trouve encore des rues portant les noms des armateurs négriers.
(15). Il fut membre de la 41e promotion de la prestigieuse École impériale spéciale militaire de Saint-Cyr (1856-1858), promotion Djurdjura (montagne de Kabylie). Cette promotion choisit ce nom de baptême afin de marquer les opérations conduites en 1857 par le maréchal de France comte Jacques afin de soumettre la Kabylie.
(16). C’est le verset 120 de la sourate Al-Baqara : « Tu ne seras agréé ni des juifs ni des chrétiens que lorsque tu auras suivi leur confession. Dis : “Il n’est d’autre voie de la vérité que Celle de Dieu !” Cependant, si par hasard tu accédais à leurs désirs, après la science que tu as reçue, tu te trouverais devant Dieu sans défense ni secours. »