En préambule, je souhaiterais présenter quelques éléments du contexte dans lequel ont lieu ces troisièmes rencontres.
1- Nous sommes ici à Créteil. Créteil est une banlieue de France. La France n’est pas n’importe quel pays dans le monde. Elle y joue un rôle clef. Elle appartient au bloc occidental. Elle est membre des grands instances internationales qui dirigent le monde : l’ONU, Le Conseil de sécurité de l’ONU, l’OTAN, le G8. Actuellement, elle intervient militairement en Libye, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan. ..Créteil est une banlieue de la civilisation occidentale.
2- Nous vivons actuellement une crise économique sans précédent où même les couches moyennes sont touchées. Nous assistons au déclin de l’occident qui se manifeste notamment par l’émergence d’autres puissances régionales : la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Iran et par conséquent par la fin de l’hégémonie occidentale. Celle-ci s’accompagne par un succès grandissant des droites nationalistes et racistes alors que les gauches alternatives peinent à mobiliser et que les couches les plus faibles des périphéries dont les immigrés et leurs enfants sont le plus souvent pas organisés politiquement.
3- Les révolutions arabes. Elles redistribuent les cartes tant sur le plan géopolitique que sur le plan local. Ces révolutions sont historiques. Elles nous surprennent et nous montre que l’espoir est possible. Et elles ont d’autant plus d’importance et de valeur symbolique que de nombreux habitants des quartiers sont issus des pays arabes.
4- Nous fêtons les 50 ans de la mort de Fanon mais avant tout nous sommes à cinquante ans des indépendances africaines et en particulier à 50 ans de l’indépendance de l’Algérie qui a été un traumatisme pour la France. Il n’est pas anodin de voir ressurgir des discours nostalgiques de l’époque coloniale. Je pense notamment à la loi du 23 février 2005 et du discours de Dakar qui proclamait que l’homme africain n’était pas rentré dans l’histoire.
5- Nous sommes à six ans des émeutes de 2005. A ce jour, aucune réponse politique n’a été apportée à ce grand soulèvement des quartiers. On assiste au contraire à un pourrissement de la situation.
6- Nous sommes à quelques semaines du procès de Villiers-le-Bel où de jeunes hommes ont pris de très lourdes peines. Ceci est de très mauvais augure. Par ailleurs, en une semaine, nous avons déploré 3 règlements de comptes dans les quartiers qui deviennent un phénomène inquiétant. Des jeunes de cités s’entre-tuent.
7- Enfin, nous abordons cette année la campagne présidentielle dont il faut attendre le pire.
Dans cette conjoncture, il est urgent de donner à la phrase d’Abdelmalek Sayad « Exister, c’est exister politiquement » un vrai contenu politique. Lui donner de la chair. Comme l’a rappelé Said Bouamama ce matin, la solution sera collective ou ne sera pas. Il n’y a pas d’issue individuelle. J’ajoute que si nous sommes désunis dans la lutte, nous serons fatalement unis dans la défaite.
Il y a une nécessité impérieuse d’une union des associations des quartiers et de l’immigration.
1- Elle doit se faire dans l’autonomie même si celle-ci n’est pas un postulat de départ mais un projet. Notre premier pas aujourd’hui vers cette autonomie est acquis par le fait que seules les associations des quartiers et de l’immigration sont autorisées à composer le futur front. Said l’a également dit ce matin et je le rejoins : Pour faire des alliances, il faut d’abord traiter d’égal à égal.
2- Elle doit se faire dans des actions communes, des chantiers prioritaires : les crimes policiers, les contrôles au faciès, le droit de vote des immigrés, la lutte contre l’islamophobie et la négrophobie…
3- Elle doit se fait dans la filiation des luttes de l’immigration et des luttes anticoloniales. Nous ne venons pas de nulle part. J’aime beaucoup cette remarque de Saida Kada, une militante de Lyon, qui a dit une fois « on a l’impression que notre histoire commence avec les foyers Sonacotra ». Bien sûr, il y a les foyers Sonacotra. Mais il y a aussi notre passé et notre histoire. Comme le disait le très inspiré Sayad « il ne faut plus dire « issus de l’immigration » mais « issus de la colonisation ». Pas seulement parce que nous en sommes les héritiers. L’histoire de l’esclavage, de la colonisation et de l’immigration ne doit pas seulement être enseignée aux habitants des quartiers. Elle doit être enseignée dans tous les établissements scolaires de France car c’est l’histoire de tous les Français. Mais mieux encore, notre combat c’est aussi de poser collectivement la question au peuple Français au moment où nous fêterons les 50 ans de l’indépendance algérienne : « L’indépendance algérienne est certes la défaite de l’Etat français et de ses partisans mais est-elle la victoire du peuple français au même titre que c’est une victoire pour nous ». C’est une vraie question et nous nous devons de la poser notamment pendant la campagne. Comment peut-on faire société ensemble, parler du vivre-ensemble quand certains considèrent Dien-Bien phu comme une défaite ? Césaire disait que la colonisation et l’esclavage décivilisaient les Européens. Je dirais par conséquent que l’acte de reconnaître nos indépendances comme des victoires légitimes recivilisent les Européens.
Enfin, je voudrais conclure par mon point de vue de femme. En tant que femme de l’immigration, j’ai subit une idéologie d’Etat dont Fatima Ouassak a dit un mot tout à l’heure. Il existe des politiques spécifiques qui ciblent les femmes issues de l’immigration. Oui, il y a des contradictions en notre sein (noirs/arabes, hommes/femmes, croyants/non croyants, différences de classes sociales) mais elles doivent être traitées en interne. Sinon, elles seront instrumentalisées. Notre premier pas est d’en prendre le contre-pied et d’affirmer nos solidarités de quartiers, nos solidarités familiales, nos solidarités communautaires…Affirmer le respect de nous-mêmes, le respect de nos parents, ouvriers, immigrés, le respect de nos identités et de nos croyances. De nos pères qui souvent meurent avant l’âge de la retraite. Et nos mères, qui souvent ont été femmes de ménage ou au foyer. Je vois encore trop de gens qui ont honte de leurs parents. Souvenez-vous du fameux slogan des noirs américains « Black is beautiful ». C’est un mot d’ordre que je respecte beaucoup car il est une étape importante de la conscience noire et qu’il marque le moment où les noirs comprennent que pour avancer ils doivent s’aimer, se réhabiliter. C’est pareil pour nous. Nous devons nous aimer ! Il faut que nous nous aimions. James Baldwin, l’un des plus grands écrivains de cette conscience noire est allé plus loin. Il a dit « Black is not beautiful, black is political ». C’est l’étape de la conscience ultime. Celle que nous devons atteindre pour une véritable libération.
Je finis simplement par une remarque qui pourra sembler complètement apolitique mais je crois que ce Front Unis des Quartiers et des Immigrations, pour le construire, il faut commencer par ne plus avoir honte de ses parents. Seuls celles et ceux qui auront cette conscience pourront le construire !
Intervention d’Houria Bouteldja aux 3ème rencontres de l’immigration, Créteil le 26 novembre 2011