Participation au débat

Le temps mort : propos sur l’obscurantisme de Gauche

Les récentes fortunes et infortunes du mouvement du 20 février n’ont pas été sans susciter un débat en son sein et autour de lui. Les fortunes étant presque toutes contenues dans le simple fait de son existence même, dans le chamboulement qu’il a su créer au sein du champ politique marocain ainsi que dans le défi effronté qu’il a lancé au pouvoir. Les infortunes, de leur coté, peuvent être résumées à la peine que le mouvement éprouve à tirer profit de la mobilisation qu’il a engendré, et aux questions que ne cesse de soulever la coexistence dans ses rangs de mouvances aux projets politiques, sociaux, voire même civilisationnels, antagonistes ou définitivement inconciliables aux yeux de certains.

Ce débat tient d’une part entre les fractions de la Gauche et du mouvement islamiste exclues du pouvoir, et d’autre part, à l’intérieur même de cette partie de la Gauche qui s’est associée au mouvement 20 du Février(Je citerai notamment, sans prétendre à l’exhaustivité : les sociaux-démocrates du PSU, les marxistes-léninistes d’Annahj, les militants de l’AMDH et autres démocrates non-affiliés.). Plus spécifiquement, dans le premier cas de figure, nous avons assisté lors d’une table ronde organisée par la coalition pour une « monarchie parlementaire maintenant » à laquelle furent conviés divers représentants de la mouvance islamiste, à une explication entre ces derniers et quelques caciques de la Gauche marocaine, dont MM. ‘Assid et Sassi en particulier. Une explication qui s’est vite révélée une instruction en bonne et due forme des bonnes intentions démocratiques de ces islamistes. Dans le second cas, il nous a été permis de lire un échange par textes interposés entre Abdelatif Zeroual, membre éminent de la Jeunesse d’Annahj et Youness Benmoumen, président de l’association Cap’Déma qui a organisé il y quelques semaines une université d’été autour des perspectives du mouvement 20 Février. Cet échange, qui se voulait au début chargé de toutes les formules de respect et reconnaissance mutuelle prit vite une tournure rude et acariâtre. Je ne m’intéresserai donc lors de mon exposé qu’aux deux premiers textes échangés à savoir « Et Maintenant ? » de Youness Benmoumen([Désigné plus bas pour des raisons de commodité respectivement comme EM et YB.)] ainsi que « Du réformisme désarmé » de Abdelatif Zeroual([Désormais DRD et AZ. Je prie les auteurs de m’excuser si le traitement infligé à leurs noms les heurte.)].

Cet exposé aura pour dessein de déceler et faire la critique les thèmes et idées générales de l’engagement de la Gauche marocaine([Celle, bien entendu, exclue du pouvoir pour une raison ou pour une autre.)] dans le processus de transformation de l’ordre politique, que le mouvement du 20 Février tente d’amorcer. Ayant moi-même une “filiation intellectuelle” de Gauche, il m’a toujours semblé vain de faire la critique des positions islamistes, croyant très peu à l’utilité du débat quand ceux qui y sont engagés ne partagent pas un fond de valeurs commun qui puisse trancher entre les positions.

Mais force est de constater que le projet de Gauche échoue, non seulement par l’effet de la compromission de ses figures et ses organes historiques, mais aussi par son incapacité à prendre racine dans le pays et à s’y renouveler. Par conséquent, le débat gauchistes-islamistes ne servira ici qu’à conduire l’entreprise d’extraction des idées et postures – du sous-texte, dirait-on en théorie littéraire – qui me semblent faire la Gauche marocaine aujourd’hui et faire surtout problème. Au delà des arguments qui opposent les uns aux autres, c’est au cœur « des schèmes de visions et de divisions du monde » (Bourdieu) nichés dans les discours et les sources communes de divers courants du militantisme de Gauche que je souhaite aller.

Veuillez ne pas voir ici une contribution à un débat à l’intérieur de la Gauche (de laquelle je m’éloigne de plus en plus) ni une défense des islamistes tels qu’ils existent aujourd’hui (puisque je ne les connais que très peu, intellectuellement et concrètement, si ce n’est à travers les idées de Gauche que je me fais d’eux). Voyez-y un témoignage et une analyse de biais d’un certain « obscurantisme de Gauche ».

« L’homme (européen) est la mesure de toute chose »

Dans son timide « Que faire ? »([ Le titre de son texte, « Et Maintenant » est très probablement un renvoi qui s’est voulu discret au célèbre texte de Lénine, en tous cas, c’est ainsi que je l’ai perçu.)], YB formule la question de la transformation de l’ordre politique marocain en ces termes : « comment est-ce qu’un régime politique féodal peut devenir démocratique, autrement que par la révolution ou la guerre ? » (EM ). Il est inutile ici de discourir sur la non validité([Paul Pascon, par exemple, rejetait ce terme pour le cas du Maroc, lui préférant celui de « caïdalisme » (je dois cette information à Mehdi M. que je remercie vivement))] scientifique de la féodalité du régime politique marocain, le texte de YB étant consciencieusement muet sur ce point. Dans cette interrogation, la nature féodale de la monarchie fonctionne comme postulat fondamental. Elle s’y insère comme un allant-de-soi polémique à opposer aux adversaires sur la base du couple “féodalité/modernité”([Quand il s’agit d’incarner cette opposition, on parle de la guerre idéologique qui oppose les obscurantistes aux éclairés.)].

Ce couple d’opposition, qui doit vraisemblablement sa fortune à la littérature historique vulgarisante produite en Europe, est enraciné dans les discours et les imaginaires des militants que je côtoie(En s’y déployant dans tout un spectre langagier. Ainsi, on parlera de “pratiques moyenâgeuses” pour qualifier la répression brutale de tel ou tel dissidence ou de l’usage de la torture ; d’“archaïsme” quand il s’agira d’évoquer la cérémonie de la Baï’a – qui doit pourtant sa fortune et sa forme actuelles au Bâtisseur du Maroc Moderne, Maréchal Lyautey – ; de “pratiques révolues” quand il s’agira de traiter de la corruption – corruption qui soit dit en passant est traitée comme un objet uniforme du point de vue de l’éthos citadin-bourgeois.). Rare est-il qu’il fasse lui-même l’objet d’un examen critique, d’être interrogé sur son étymologie, son caractère situé, ou même sur sa fécondité théorique ou pratique. Bien que son usage idéologique fût dûment critiqué par les historiens(Voir par exemple : Guerreau Alain ; Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion historienne. In: Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. Disponible en libre téléchargement ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1990_num_45_1_278827 ), le féodalisme apparaît ici, encore une fois, comme une essence de l’histoire, susceptible d’agir partout et de tous temps. Cela donne à penser que l’Histoire est de ce point de vue une Histoire Universelle dont la proue se situerait quelque part en Europe Occidentale entre l’Angleterre, la France et l’Allemagne, puisque c’est bien là que le féodalisme fut identifié et combattu en premier lieu. Affirmer, sans aucune forme de procès, ou au prix de quelques parallèles grossiers, que la monarchie marocaine est féodale et qu’il s’agit de l’extirper du “moyen âge”([Moyen âge mobilisé ici bien moins comme catégorie de l’Histoire que comme catégorie de l’imaginaire.)], ne revient pas tant à décrire la crise dans laquelle s’est enfermée celle-ci qu’à imposer, en filigrane, un cadre intellectuel de définition de la sortie de crise. Je veux dire par là que dès lors que l’on a identifié la tare du “régime” en sa féodalité, il ne reste plus qu’un pas dérisoire à faire pour toucher la réponse du pied : l’avènement des “Lumières”.

À cet égard, AZ ne se résout pas moins à nous mentionner une « histoire de l’Humanité » (DRD ) peu de lignes après avoir entamé sa réponse à YB avec une profession de foi – d’une passion ardente([Frôlant même la cuistrerie tant l’évocation de Marx était surchargée de détails philologiques pointilleux. YB, lui, n’a eu devant cette performance qu’à saluer une telle bonne volonté culturelle (Bourdieu).)] – en le bien-fondé ad aeternam, urbi et orbi, du matérialisme dialectique(Ponctué ici et là de quelques aggiornamentos – aiment à dire les catholiques et les journalistes – issus des sciences sociales et des conciles de l’Internationale Socialiste.). J’eus espéré d’un marxiste si pieux qu’il ait incorporé une méfiance instinctive envers l’Idéalisme et sa boutique d’idées creuses et abstraites et qu’il nous évitât pareil zèle. Au moins aurait-il pu se résoudre à nous tracer ce qui est censé unifier, par exemple, les horizons politiques d’un habitant des banlieues de Berlin et d’un Tamashek du Mali, ou ce qui est censé fonder, matériellement, cette identité humaine existentielle([Si ce n’est la violence épistémique de l’Orientalisme et du Colonialisme made in Aufklärung ou encore l’œcuménisme bigot de l’internationalisme prolétarien.

)]. Cela dit, nous ne retrouvons là que les fondements eurocentrés de la théorie marxiste, qui soutient que les potentialités de toutes les formes-de-vie(Giorgio Agamben : « Que signifie cette expression ? Elle définit une vie – la vie humaine – dans laquelle les modes, les actes et les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances. Tout comportement et toute forme du vivre humain ne sont jamais prescrits par une vocation biologique spécifique, ni assignés par une nécessité quelconque, mais bien qu’habituels, répétés et socialement obligatoires, ils conservent toujours le caractère d’une possibilité, autrement dit, ils mettent toujours en jeu le vivre même.» http://multitudes.samizdat.net/Forme-de-vie ) dissoutes par la société bourgeoise sont contenues dans la structure de cette dernière. Incapable de penser la différence historique comme lieu de conflit entre l’Occident et le(s) reste(s) du monde, le marxisme résume tous les mécanismes de la domination qu’impose le premier au(x) second(s) dans le concept d’ « échange inégal » (sorte de projection de la notion marxiste de « plus-value extra » sur les relations internationales) ou dans les « théories de dépendance » (qui traduisent bien plus une dépendance conceptuelle de leurs auteurs qu’autre chose(Je ne saurai assez vous conseiller la lecture de ce texte de feu Hassan Zaoual intitulé « La crise du paradigme du développement : critique des discours critiques par un économiste du Tiers Monde » qui a inspiré nombre de mes remarques. Il est disponible ici en libre téléchargement ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/tiers_0040-7356_1984_num_25_100_4376 )).

Cette forme particulière de cécité épistémologique établit qu’il est perte de temps de se pencher sur les sociétés non occidentales en ce qu’elles ont d’original, si ce n’est pour en présager la fin fatale et conséquemment souhaitable. Le/la marxiste avertiE m’opposera sans doute le concept de « système de production asiatique », mais lui faudra bien avouer que « ni Marx ni Engels n’ont traité (cette question) indépendamment et pour elle-même »(Thorner Daniel ; Marx et l’Inde : le mode de production asiatique. In: Annales. Economies, Sociétés, Civilisations. Disponible ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1969_num_24_2_422058 ) et « que nous ne trouverions pas un livre, pas un chapitre, ni même un article exclusivement consacré à ce sujet »([Ibidem)]. Ajoutons à cela que l’étude de l’Inde et de l’Orient en général, n’intéressait Marx que dans la mesure où elle pouvait « contribu(er) à jeter la lumière sur le développement européen, ou bien à offrir un contraste instructif »([Ibidem)] en posant comme principe qu’en Inde ou en Orient en général pouvait exister un « stade primitif du développement social »([Ibidem)] qui ne fut dépassé que par « la plus grande, et à vrai dire, la seule révolution sociale qui ait jamais existé en Asie »([Marx ; New York Daily Tribune, 25 juin 1853. Cité par Thorner.)], à savoir la sanglante domination coloniale. Le pendant politique à ce système de production particulier et primitif fut désigné par Marx sous le nom du « despotisme Oriental ». De celui-ci, les communautés villageoises indiennes constituaient « le solide fondement »([Marx et Engels cités par Thorner.)], en « emprisonnant l’esprit dans limites les plus étroites qui se puissent concevoir »([Marx et Engels cités par Thorner.)]. En faisant de l’homme « l’instrument docile de la superstition, l’esclave des règles traditionnelles »([Marx et Engels cités par Thorner.)], ces communautés le privaient « de toute grandeur et de toute énergie historique »([Marx et Engels cités par Thorner. Engels parlait de son coté, en reprenant Hegel, de « peuples sans histoire ».)]. Ces propos sentencieux de la source idéologique majeure d’Annahj, ne s’appuient pas le moins du monde sur une connaissance directe ou factuelle de leur objet par les auteurs. En effet, en tout ce qui concerne ses travaux sur l’Inde et l’Orient en général, Marx était tributaire d’un point de vue pratique des récits des voyageurs coloniaux([Notamment du récit : Les Voyages de François Bernier.)], et d’un point de vue théorique des idées d’Hegel sur le sujet. Faut-il encore rappeler que les premiers s’attachaient consciencieusement à démontrer la justice des conquêtes coloniales auxquelles ils participaient ? Et faudra-il encore dire que Hegel a repris les travaux de Montesquieu sur l’Orient qui « ont été un point de référence important pour toutes les théories, postérieures à la publication de L’Esprit des lois, qui mirent en avant la primauté de l’Europe et la réalité d’une hiérarchie de civilisations justifiant la domination des États européens sur la scène politique internationale »(http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/index.php?id=409 ) ? Faut-il enfin redire que ni Marx, ni Hegel et encore moins Montesquieu n’ont jamais mis les pieds en “Orient” ?

Je dirai pour finir que la pensée de Marx, tournant autour des peuples non-européens, est presque toute coagulée dans cet aphorisme des Grundrisse affirmant que « l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe ». Comme l’a si bien remarqué Giorgio Agamben, « le temps vide et homogène du capitalisme a fini par déteindre sur la théorie marxiste ». Mais hélas, tout cela, et bien plus encore, ne remet en rien en cause la pertinence de l’analyse marxiste, dans le cas de notre pays, pour les militants d’Annahj et consort. S’il arrive que cette analyse soit enrichie, elle n’est jamais retournée contre elle-même, encore moins décentrée, c’est-à-dire, située au sein l’entreprise d’asservissement du monde qui l’a vu naitre et croitre. Pire encore, elle contamine leur analyse entière du présent et du passé marocains. Ils ne voient plus en ce passé qu’une succession de modes de production obsolètes et en le présent qu’une domination des vestiges du féodalisme, sauvegardés par de sournoises bourgeoisies “compradores” alliées d’un “Capital International” abstrait.

L’eurocentrisme du libéral, lui, vous dispense de l’analyse. Il suffit de le lire dans le texte, pour celui/celle qui ne souffre pas d’alexie : contractualisme ([Faisant de la nécessité une vertu YB déclare concevoir sa Baï’a comme un « contrat social », tout seul, vaillamment.)] , panique morale face au “fascisme vert”([Concept clé de la philosophie béhachèlienne.)], ode à la laïcité turque telle que chantée par l’Occident(C’est à dire comme le récit de l’intégration idéale d’un régime politique “Oriental” à la modernité européenne à travers sa mutation en État-Nation. Dans son passage sur la laïcité turque, YB tente une manœuvre tout à fait singulière, passée inaperçue grâce à l’intériorisation de l’eurocentrisme : il déploie l’exemple du ministère des affaires religieuses turque pour dresser l’analogie avec le ministère des Affaires Islamiques et Habbous marocain, arguant que « dans les faits » (EM) le premier ressemble beaucoup au second. Cela dit, je parie fort que qualifier l’Etat marocain de laïc dans les faits (comme on peut le voir ici : http://anneemaghreb.revues.org/331 ) ne manquera pas de l’indigner, ne parvenant à concevoir les réalités que comme réalités formelles.), invocation dévote de la figure de Jaurès(Plus encore que par son provincialisme francocentré, l’appel à la figure de Jaurès heurte par son pardon des positions colonialistes de celui-ci, théoricien qu’il fut de la « pénétration pacifique ». Ceci n’apparaît plus comme un hasard, si l’on considère, avec Foucault, qu’aucune période n’advient sans qu’elle ne réactualise à sa manière les catégories et les valeurs de celle qui la précède. Aussi, on ne manquera pas de voir plus bas en un certain quiétisme réformateur de Gauche prêchant l’Universalité des Droits de l’Homme, l’écho à l’espoir de Jaurès de voir enfin nos contrées barbares accéder à la Civilisation par les progrès conjugués de la technique et de l’éducation.), binarisme Islam/Raison([L’Islam considéré comme politiquement univoque et la raison prise comme une essence hors de ses « fondements historiques » (Bourdieu in Méditations pascaliennes).)] etc. Dans le discours de cette Gauche réformiste, les notions clefs du libéralisme et de l’économie politique classique sont parsemées ici et là au gré des nécessités de la défense d’un projet politique d’autant plus flou qu’il est culturellement dominant parmi l’élite. Le libéralisme politique socialisant de cette Gauche, doit être analysé beaucoup moins en termes de doctrine – comme cela peut être le cas pour l’Europe des 18e et 19e siècles – qu’en tant que “socle de vérité”([Dont la formes idéales sont celles qu’il prend dans les écrits journalistiques, en ce qu’ils permettent comme échappatoires à la rigueur du scientifique et à la partialité manifeste du militant. Tel Quel (et le Journal en son temps) est l’organe le plus actif dans le rabâchage de ces idées.)] ayant force d’évidence dans un certain espace social. Acculée à vivre en marge de la société et du pouvoir, incapable de produire une doctrine mobilisatrice([Comme fut capable de produire, à certains égards, Al ‘Adl Wa Al’Ihsan.)], la Gauche marocaine se contente d’extraire d’un certain “air du temps” un catéchisme fondé sur “l’individu doté de droits” et d’accourir ensuite évangéliser les Marocains en espérant, qu’enfin, ils laisseront la Grâce des Lumières toucher leurs esprits moisis par des siècles d’obscurantisme. À l’exemple des jeunes gens de Cap’déma qui ne souhaitent rien de moins qu’ « éduquer » les Marocains à la démocratie([http://capdemocratiemaroc.org/?p=253 )].

Le faisceau de processus ayant conduit les “élites” marocaines à adopter cette “forme intellectuelle objective”- pour reprendre la formule de Marx -, cet état de fait intellectuel et moral, est touffu et nécessite pour en extraire les structures et l’élan un travail sociologiquo-historique colossal. Mais ce qui est au premier abord surprenant, c’est qu’au moment même où l’Occident capitaliste et libéral s’enfonce, en emportant avec lui le monde entier, dans des crises économique, politique, morale et écologique radicales, et après que la modernisation forcée et violente de peuples entiers n’a su aboutir pour ceux-là ni sur l’état providence rêvé par la Gauche libérale ni sur la révolution prolétarienne prophétisée par les communistes, l’on continue à faire comme si les tables étaient vierges de toute histoire et à spéculer sur l’ « indissociabilité du makhzen et de la monarchie » (EM et DRD ). L’Europe a échoué chez elle, offrons-lui donc l’asile, elle ne manque en fait que d’un nouveau souffle, que nos jeunes Nations impétueuses “assoiffées de liberté et de démocratie” ne manqueront pas de lui injecter.

L’autre aveuglement qui ne manque pas de m’étonner indifféremment chez les libéraux et les marxistes, est l’absence de toute pensée critique de la différence. Les uns et les autres puisent dans leurs références sans assainir celles-ci de leurs préjugés, de leurs fondements métaphysiques et surtout de leur hostilité à notre propre différence. Ils feignent oublier – sans doute pour éviter d’en tirer les conséquences – que la tradition de pensée politique des Lumières fut engagée dans les entreprises de conquête et d’asservissement coloniales. J’ai par exemple entendu M. ‘Assid, lors son intervention lors du débat Gauchistes-Islamistes, sermonner ces derniers sur les valeurs démocratiques, en invoquant Kant et son exercice de la Liberté dans le “respect de l’Autre”. Ce fut pour moi un moment émouvant où le narcissisme intellectualiste se manifestât dans toute sa générosité. Ce que M. ‘Assid ne sait pas, ou feint ne pas savoir, c’est que la philosophie kantienne de l’Histoire qu’il cite([Selon laquelle « la destination de l’homme, inscrite dans le « plan de la Nature », est d’introduire l’ordre de la Nécessité qui gère le monde originel dans le règne de la liberté, et d’accomplir ainsi la fin de l’Etre. »)], qui cherche à fonder l’unité de l’espèce humaine et l’égalité fondamentale entre les hommes, échafaude sur une théorie de la Race qui suppose et confirme à peine implicitement la supériorité de l’Homme Blanc(Pol-P. Gossiaux; Anthropologie des Lumières (Culture « naturelle » et racisme rituel). Disponible ici : http://www.anthroposys.be/racisme.htm ). On pourrait multiplier les exemples à l’infini ; les plus philosophes de nos gauchistes citent Montesquieu ou Hegel, les plus poètes Voltaire ou Hugo et les plus hardis Marx. Jamais ceux-là ne se sont interrogés sur la climatologie délirante(Voir à ce propos : Pierre Gourou ; Le déterminisme physique dans « l’Esprit des lois ». Disponible en téléchargement ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1963_num_3_3_366577 Ainsi que « Le Nord et le Midi : Contribution à une analyse de l’effet Montesquieu » de Pierre Bourdieu, disponible ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1980_num_35_1_2096 ) de Montesquieu, sur l’Orientalisme ou l’Africanisme de Hegel, l’esclavagisme cynique de Voltaire ou l’arrogance eurocentrée de Hugo. Peu sont ceux qui relèvent que c’est juste après avoir accordé formellement l’Humanité à tous les peuples du Monde, et au nom même de cette Humanité, que l’Europe s’est engagée dans une entreprise d’asservissement féroce de ceux-ci, et avec laquelle elle n’a toujours pas rompue. Mon grief envers les penseurs européens des Lumières et leurs héritiers n’est pas seulement moral, mais aussi épistémique(Qui est la réaction à l’imprégnation des milieux scolastiques de l’impératif politique colonial : « parce que la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis sont des puissances impériales, leur société politique communique à leur société civile un sens de l’urgence, une imprégnation politique directe, pourrait-on dire, partout et à chaque fois que des questions se rapportant à leurs intérêts impériaux à l’étranger sont en jeu ». (Edward W. Saïd ; L’Orientalisme, l’Orient crée par l’Occident.)) et politique. En somme, je ne leur reproche pas seulement d’avoir estimé que le colonialisme était envisageable ou supportable, mais également, de l’avoir décrété nécessaire et d’en avoir élaboré le savoir. Savoir qui s’est conjugué en de multiples variations et qui continue aujourd’hui d’habiter les discours occidentaux produits sur nous([À ce sujet, se reporter à l’œuvre fondatrice d’Edward Saïd : L’Orientalisme.)]. Perpétuer cet usage confiant – souvent même servile – du savoir Occidental revient à perpétuer une des conditions de notre impuissance. Il revient aussi à nous couper du réel particulier qui fait le Maroc et de surcharger nos discours de biais et d’affirmations malpropres, qui sont la souche même du normativisme contrarié qui se transforme vite en hostilité envers son propre peuple.

Cela étant dit, force est aussi de constater que cet hermétisme conceptuel au réel doublé d’une révérence crédule au savoir européen est la chose la mieux partagée au sein de la Gauche marocaine. Au niveau du discours, l’origine de cet aveuglement est à chercher dans une fiction – un métarécit diraient certains – qui constitue, à mon sens, le terrain de jeu politique de l’opposition entre Gauche libérale et Gauche radicale, et qui sous-tend implicitement leur dialogue. Un consensus dont la méconnaissance constitue le ciment même d’une espèce d’illusion ([L’illusio, dans la sociologie de Bourdieu, est le fait d’être « pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » (Bourdieu; Intérêt et désintéressement), le jeu désigne dans mon texte le militantisme de Gauche.)] militant de Gauche : l’historicisme étapiste.

Développement/ Révolution : l’historicisme ou la naturalisation de l’histoire.

Il s’agira ici d’esquisser les tracés majeurs qui fondent les téléologies et sotériologies de la Gauche marocaine et qui transparaissent dans leurs discours. Il sera d’abord manifeste pour celui qui y fera attention que la Gauche libérale exclue du champ du pouvoir, et en une moindre mesure la Gauche radicale, partage avec celui-ci l’hagiographie publique de la « modernisation » et du « développement », du « rattrapage ». La « transitologie »([Voir : Vairel Frédéric, « La transitologie, langage du pouvoir au Maroc » , Politix, 2007/4 no 80, disponible en téléchargement libre ici : http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=POX_080_0109 )] s’étant depuis le début des années 80 instituée comme science presque exclusive du pouvoir, personne ne confondra donc la modernité avec ses contradictions, et l’on concentrera ses efforts à démontrer le manque de bonne foi ou de volonté de l’adversaire, ou à dénoncer ses “archaïsmes” bornés. De cette transitologie, née du Consensus de Washington qui tenait à abréger les souffrances de l’Histoire agonisante, l’État-Nation postcolonial reste l’unité politique irréductible et l’ “individu doté de droit”, le sujet politique fondamental. À travers ce prisme, le réel particulier du Maroc n’est perçu qu’à l’aune de ses insuffisances, des barrières que dressent, ou pire des embûches que fourbissent les uns et les autres sur la voie du « développement ». Toute la réflexion politique tourne autour de questions telles que : « que nous manque-t-il pour poser les fondements de l’État de Droit ? », « comment faire advenir le citoyen éclairé ? », « que faire pour rattraper notre retard ? », « comment atteindre plus de transparence » etc. Abdallah Laroui avait très justement tissé ce lien fort et permanent entre historicisme et réformisme : « dans ce cadre toute idée d’absolu, de fin dernière, de clôture doit être bannie d’emblée ; on ne peut concevoir, dans ces conditions, que des étapes, des conclusions provisoires, des fins limitées, que la réforme, prenant l’histoire comme guide et l’analogie comme méthode, permet d’atteindre »([Abdallah Laroui ; Islam et Histoire : essai d’épistémologie.)]. Cependant, Laroui se trompe quand il élude ce que l’historicisme étapiste de la Gauche marocaine contient comme absolu : c’est précisément ce devoir de franchir une étape pour une autre ; le relatif étant tout cet appareil de « conclusions provisoires » et de « fins limitées ». L’expression de tout antagonisme social qui ne prend pas en compte la nécessité de passer d’une étape à une autre, n’a de ce point de vue d’origine que les “calculs étroits” de telle ou telle partie, de l’incapacité de celles-ci à mobiliser la Raison au service de l’Intérêt général, qui lui, est parfaitement limpide. YB pointe par exemple l’infantilisme des forces capables d’ « imposer la réforme » (EM ) et des élites trop occupées à remâcher de vieilles rancœurs militantes pour affronter leur responsabilité historique et barrer la route aux notabilités. Cette défaillance ne pourra être surmontée, selon son appréciation de la situation, que grâce à une alliance des bonnes volontés de l’élite, fussent-elles islamistes. AZ eut à cet égard raison de souligner les apories du volontarisme emphatique de YB, quand celui-ci propose un pacte aux ennemis historiques de la Gauche sans en dessiner les contours, mais se trompe tout de même de contradiction : il y a bel et bien un contenu tacite à cette paix des braves que le président de Cap’Déma propose. YB l’a juste exposé par des moyens détournés : attester de l’impossibilité de soustraire au modèle démocrate libéral, non seulement comme plateforme d’agencement du pouvoir d’État, mais également comme projet de société(Impératif qui fut énoncé avec plus d’assurance par M. Sassi lors de la table ronde sus-nommée.). Sans cela que serait donc le sens de l’évocation sans circonlocution ni précaution oratoire de la laïcité turque ?

Le problème reste que, curieusement, dans sa vision historiciste de la Turquie post-kémaliste comme étape nécessaire de l’accès des pays musulmans à la modernité, il omet d’en historiciser la genèse, et propose aux islamistes marocains de concéder à la Gauche, qui n’a qu’une emprise passablement intellectuelle sur une partie de la “classe moyenne” et des campus marocains, ce que les islamistes turques n’ont concédé à l’armée que sous la menace sourde du coup d’État([Erbakan étant allé en 1996 jusqu’à destituer sans appel de hauts officiers de l’armée turque désignés par l’état major comme entretenant des rapports avec son propre parti)]. Faudra-il lui rappeler qu’un parti islamiste marocain est déjà allé dans le sens du compromis (ou de la compromission) mais sans se tromper d’interlocuteur ? Pensez donc au PJD et à toutes les preuves de bonne conduite qu’il a su donner au pouvoir depuis 1997. Il fait de même l’impasse, non sans mauvaise conscience humaniste, sur toute la violence éradicatrice(Sans doute est-ce son « éthique réformiste ».) qu’a imposé le Kémalisme à la société turque, et surtout aux minorités Kurdes et Alévis, afin de faire ressembler la Turquie à ses phantasmes nationalistes d’inspiration européenne.

Le “progrès”, le “développement”(C’est-à-dire, le processus ayant conduit les pays développés à leur état actuel), dans le sens du libéral, constituent à la fois le moteur et l’aboutissement de l’Histoire, preuve en est pour lui que ceux qui réussissent(Et il vous servira pour ce faire une louches d’indices et d’indicateurs cuisinés, dans l’impartialité, par divers organismes et think-tanks.) sont ceux-là mêmes qui ont su l’admettre et participer au mouvement Universel vers la Citoyenneté, l’État-Nation moderne, la sphère privée bourgeoise, produits de la philosophie classique matérialisés par la bureaucratie capitaliste coloniale et postcoloniale. Son projet politique se résume à vous inviter à prendre ce mouvement qui « s’est déjà passé ailleurs, qui doit être reproduit, mécaniquement ou non, avec un contenu local » selon les mots de Meaghan Morris. En somme, prendre la third wave ou sombrer.

Ici, marxiste ne contredit le libéral qu’à moitié, et de la mauvaise moitié. Féru qu’il est de dépassements, il aime à ajouter du relief à l’ « évolutionnisme plat » (DRD) du libéral : les couleurs chatoyantes de “La Liberté guidant le Peuple” feront l’affaire. Il déclare vouloir sauvegarder les acquis de l’État libéral afin de les radicaliser et aboutir au socialisme([Ce qui ne s’est jamais passé dans aucun des pays de tradition libéral ancienne a donc une chance de se passer chez nous. Logique.)]. Il pouffera à peine avant d’affirmer que le quiétisme des bourgeois trahit une connaissance très superficielle du réel, ceux-là n’ayant toujours pas admît, comme le décréta Lénine, que « la doctrine de Marx est toute-puissante parce qu’elle est juste ». La téléologie des premiers : l’aboutissement du projet démocrate-libéral politiquement, de marché économiquement, n’est que le tremplin à la sotériologie des seconds : la victoire du Travail sur le Capital et l’avènement de la société sans classes. À la foi tourmentée du démocrate([Je reviendrai sur ce terme plus bas.)], AZ oppose l’espérance impétueuse du communiste. Et que l’on ne s’y trompe pas : dans cette optique le “socialisme scientifique” n’est pas seulement mobilisé comme appareil critique mais fait également office de théogonie(En ce qu’il rend pour lui – au delà des précautions oratoires – positivement intelligibles et complètement capturables les forces souterraines qui meuvent l’Histoire.). Cela dit, au delà du radicalisme théorique et des gesticulations insurrectionnelles qu’ils miment sans que personne n’y prenne garde, les marxistes-léninistes savent que leur seule marge de manœuvre possible est dans une réforme constitutionnelle qui ira dans le sens d’un libéralisme, peu importe qu’il serve ou non immédiatement le peuple marocain. Ils se doutent bien que seul le libéralisme leur permettra une existence politique à peu près viable, dans le cadre d’un parlementarisme où ils ne seront, évidemment, plus qu’une variable parmi d’autres dans le jeu des coalitions, mais qui aura l’insigne avantage de desserrer l’étau sur leur besogne propagandaire (pardon, leur préparation de la Révolution). C’est dans ce sens que va la déclaration du secrétaire général d’Annahj, Abdellah El Harif, lors d’une conférence organisée par un groupe de députés européens : « le Maroc ne peut se soustraire au standard mondial reconnu en matière de démocratie et des droits humains ». Des “droits humains” considérés ici sous leur forme réifiée, artificiellement détachés des combats et des structures qui les ont vu naitre. Ils ne sont finalement qu’un standard reconnu mondialement ; et peu importe si ce monde n’est en définitive réduit qu’au monde Occidental, puisque la majorité des pays d’Asie et d’Afrique, dans lesquels ces droits n’ont pas cours, sont des pays culturellement indigents comme nous. Peu importe aussi que les pays qui dictent le standard ne s’en soucient guère quand menace l’ordre qu’il font régner sur le monde([Pensez donc à la Palestine, à l’Irak, à Afghanistan et plus récemment à la Lybie. Pensez aussi à Guantanamo, Abou Ghraib et aux centaines de meurtres policiers de jeunes Arabes et Noirs qui restent jusqu’aujourd’hui impunis en France. Etc. Etc.)].

Cette attitude, devient encore plus ambiguë, quand dans la même intervention il se prononce au sujet du nouveau Code de la Famille, révélé aux Marocains sous le règne de Mohamed VI. Le respect tatillon de la volonté populaire se rompt étonnement à ce moment, puisque contrairement à l’habitude d’Annahj, M. El Harrif ne pense pas une seconde à dénoncer le caractère foncièrement anti-démocratique du processus à travers lequel ce texte de Loi fut imposé. Bien au contraire, il déclare que l’on aurait pu aller encore plus loin (dans quoi?) si ce n’est la nature « théocratique »([Parler d’une « théocratie » marocaine relève encore une fois de l’usage psittacique, impropre et loin d’être innocent de concepts exogènes. J’essaierai d’y revenir plus en détail dans un futur article.)] du régime et les « pressions des islamistes ». Il est donc manifeste donc que quand un acte du pouvoir semble aller dans le sens des désirs particuliers du Parti, ses représentants se soucient peu de la volonté de ceux auxquels il s’impose.

Mais que reste-t-il donc aux occidentalocentrés quand l’analyse butte sur le refus obstiné du réel à se plier à leurs catégories et désirs particuliers ? Que leur reste-t-il donc quand il constatent une crise du développement, un refus populaire des formes-de-vie du christianisme sécularisé([Refus diagnostiqué par les gauchistes de divan comme “schizophrénie sociale”.)], la vigueur du projet politique islamiste, le caractère groupusculaire du marxisme au Maroc, la malice politique aiguë du pouvoir etc. ? Plus que l’accusation d’archaïsme, ce « déni de contemporanéité » qui n’est rien d’autre qu’une excommunication prononcée au nom du Dieu Histoire et de ses décrets éternels. J’avoue que cette naturalisation de l’Histoire Européenne([Comme Histoire raconté du point de vue européen.)] ne m’eut que fait sourire s’il elle ne participait pas de l’exclusion politique de la majorité écrasante du peuple et de la minorisation de ses volontés. L’Historicisme n’est que le bâton de pèlerin d’une des formes les plus sournoises d’oppression politique : la police([Du grec politeia, « entendue pas seulement au sens de la répression, du contrôle social, mais de l’activité qui organise le rassemblement des êtres humains en communauté et qui ordonne la société en termes de fonctions, de places et de titres à occuper. » (Rancière))] élitiste.

« Que faire (d’eux) ? » : l’épineuse question des subalternes.

Le terme subalternes ici déborde de notre encombrante « moitié analphabète » (EM) et désigne plus largement tous ceux et toutes celles excluEs de l’exercice de la politique dans l’Etat moderne marocain. Ils et elles sont « ceux qui ne peuvent se représenter eux-mêmes et qui doivent être représentés » selon la sentence de Marx, ceux « qui n’ont aucun titre à gouverner » (Rancière), dont la parole est « insignifiante » (Rancière également). Si l’on veut remonter comme il est d’usage aux sources grecques de la démocratie, les subalternes sont celles et ceux qui étaient désignéEs comme agneu logou, c’est-à-dire ceux privés de parole libre, condamnéEs à être parléEs, et par là même exclus de la politique. Ceux, par exemple, que l’on désigne un peu légèrement de « baltagiya », que YB parle dans une représentation dont le lyrisme n’est là que pour frelater la bestialisation qu’elle opère sur son objet. Les subalternes sont ces « victimes complaisantes », à la fois de la paresse conservatrice du monarchisme et du délire fanatique de l’islamiste. Ils/elles sont, comme registre du discours politique de Gauche, cette masse, quelques fois découpée en ontologies que l’on va transporter de la bienveillance paternaliste à la méfiance, en passant par toute une gamme de nuances, pour atteindre même quelques fois la béatification ou le dégoût.

La question que je pose ici est la suivante : si l’Histoire est dotée de lois naturelles impérieuses (celles de l’universalisme libéral ou celles du matérialisme historique) dont tous n’ont pas conscience, qui est donc le Sujet chargé du sacerdoce historique ? Encore une fois, la réponse de YB est emplie de cet air du temps qui suinte le mépris à condition de ne pas être ensorcelé par le doux parfum du libéralisme. « La démocratie n’est pas encore de donner le pouvoir aux analphabètes, mais surtout de l’enlever des mains des corrompus » (EM ), assène-t-il dans une note avant de nous esquisser sa “théorie” politique : « le propre de la démocratie représentative est de le confier à des élites politiques, lesquelles circulent entre pouvoir, opposition et marges » (EM ). Convaincu qu’un « gouvernement plus démocratique du Maroc serait, (…), forcément plus conservateur, si ce n’est tout simplement islamiste » (EM ), il propose aux élites dissidentes un arrangement à l’amiable : une sorte de régime de curatelle pour tout le peuple marocain.

AZ, ne déroge que par la cadence et la vigueur à la feuille de route de YB, qui est aussi celle de « démocratie parlementaire maintenant ». Fidèle à sa science marxiste, il substitue au rôle de passagère quiète celui de comparse motivé dans l’épopée révolutionnaire. Idéellement, le programme est clos depuis je ne sais plus qu’elle Internationale. En gros : il ne manque que de faire mûrir la lutte des classes pour voir le fruit communiste tomber. « La base sociale de la Gauche (étudiants, chômeurs, travailleurs, femmes) » – agrégat de simples agents de l’histoire([Isolés les uns des autres selon un découpage grossier, qui empile les populations défavorisées les unes sur les autres, comme si l’on ne pouvait pas être femme et travailleuse, étudiante ou chômeuse.)] – est là pour secouer un peu le poirier. Une « base sociale de la Gauche »([J’aimerai bien savoir d’où AZ tient que les femmes, les travailleurs et les étudiants, sont acquisES à la Gauche dans un pays où plus 70% de la population ne se déplace pas aux urnes et où le militantisme est presque considéré comme un loisir.)] qui n’est qu’un ersatz du prolétariat marxiste dans une économie non-industrielle où le salariat est un quasi-privilège ; AZ a éludé la question : sans doute est-ce un sujet douloureux. Il est de même resté coi sur le rôle de “l’avant-garde” : peut-être est-ce un impératif de ce “stade” de la lutte. Les conceptions managériales de la politique de YB l’invitent à plus de prudence quand à la tactique : il n’est pas question de s’avancer sans avoir entre les mains une solide étude marché([« L’élément numérique n’est pas le plus important, ce qui l’est, c’est de cerner le type de personnes mobilisées. Quelles tranches d’âges ? Professions intermédiaires ? Libérales ? Supérieures ? Des mineurs et des employés ? Des chômeurs et des diplômés, dans quelles villes ? » (EM ).)] puisque « l’enjeu est important, il est celui de l’assise sociale(Et futur marchepied électoral de ceux qu’on appelle dans le milieu le “néomakhzen”, c’est-à-dire ceux qui veulent se parer du privilège symbolique de la dissidence, sans détruire pour autant leurs chances future de s’intégrer le pouvoir.) du mouvement. Le cerner au mieux revient à conquérir les segments les plus proches » (EM ). Reste à savoir à laquelle des “big four” confier le mouvement.

L’un souhaite passionnément, comme l’air du temps l’exige, une démocratie libérale au Maroc. L’autre est acculé à ce seuil minimum pour toutes ces raisons que sont les Marocains aujourd’hui, mais veille tout de même à tirer un avantage symbolique de la situation([En profitant de leur soutien matériel et logistique au Mouvement du 20 Février pour faire de l’entrisme. En essayant de faire coller coûte que coûte les derniers évènements à leur grille d’analyse matérialiste dialectique.)]. Les deux s’accordent donc, dans les faits, sur le scénario YB où les élites éclairées et raisonnables conduiront paisiblement, tour à tour, chacune par une voie qui lui est propre, cette bonne « femme aveugle » (EM ) qu’est le peuple analphabète au paisible rivage de la Démocratie véritable (par opposition à la vraie démocratie). YB instaure par là une « dialectique du maitre et de l’élève » (Rancière) qui pour délivrer les ignorants, les constitue d’abord comme tels. Dialectique dont le premier mouvement est la réduction de ceux et celles qui n’ont jamais fréquenté l’école à un seul de leurs attributs : l’analphabétisme, de non-savants ils les fait passer à ignorants. Le déni total de souveraineté populaire se voile à peine derrière les généreuses considérations droits-de-l’hommistes, mais ce qui se cache le mieux est la filiation que cette pensée libérale entretient avec la pensée coloniale.

Une “perfidie éthique” : la production intellectuelle d’un « corps d’exception ».

Comment ne pas voir dans ce traitement particulier de l’analphabète(C’est-à-dire celui qui ne possède pas ce fond culturel minimal lui permettant de reconnaître les valeurs démocratiques comme universellement légitimes.) la volonté d’en faire, informellement, un « corps d’exception »([Voir : Sidi Mohammed Barkat ; Le corps d’exception, les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie.)]. Ce serait lui accorder trop d’honneur (ou de déshonneur) que d’attribuer à YB la paternité de cette méthode. Il ne fait concrètement que penser en droite ligne de la représentation coloniale qui divisait « la nation en deux sous-ensembles politiquement inégaux : une force vive, souveraine, et naturellement tutélaire, et une population socialement déréglée, placée par conséquent tout aussi naturellement sous tutelle »([Ibidem)]. Ce fut l’artifice policier auquel eut recours la pensée politique héritière des Lumières, devant tous ceux qui, par leur existence même, ont démenti son universalité. Ce pacte vise, inconsciemment, à faire advenir la suprématie politique des élites dotées du savoir moderne authentique(Rémi Leveau, un des “marocanistes” français ayant officié à l’État postcolonial, et un des – si ce n’est le – pères fondateurs de la politologie marocaine, soulevait déjà, en 1964, cet enjeu critique que constituait l’acquisition et la valorisation du savoir européen moderne au Maroc. Il ne lui conférera cependant pas sa centralité dans les luttes de pouvoir que connaissait le pays, probablement l’effet de la naturalisation de l’ordre des savoirs, qui fait passer pour absolue, une hiérarchie qui est le résultat d’un rapport de force qui lui était favorable. Voir : « La classe dirigeante au Maroc » publié dans la Revue française de science politique, sous le pseudonyme d’Octave Marais. Article en libre téléchargement ici : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1964_num_14_4_403451 ), c’est-à-dire non seulement celui procédural des technocrates, mais ce savoir moral de ceux qui portent en eux – à l’état incorporé dirait Bourdieu – les valeurs libérales-séculières([C’est dans ce sens là que M. Sassi faisait valoir devant les islamistes que la démocratie n’était pas simplement une mécanique mais également une somme de valeurs qui se soutiennent les unes les autres.)] et qui s’appellent mutuellement les démocrates.

De cette suprématie, naitront des conséquences radicales sur l’ordre symbolique : le sous-ensemble démocrate, force vive de la Nation, deviendra « référence ultime d’une politique inédite d’État »([Sidi Mohammed Barkat ; Le corps d’exception, les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie.)]. Par conséquent, « l’état moral de cette partie de la nation »»([Ibidem)] – leurs schèmes de vision et de division (Bourdieu) – devra être perçu par ce Nouvel État comme « la cause de son appartenance à l’univers de la raison et, au-delà, la condition de la vigueur et du renforcement de la souveraineté qu’il incarne »»([Ibidem)]. En d’autres termes, quand YB dit que « le propre de la démocratie représentative est de le confier à des élites politiques » (EM ), à savoir celles qu’il souhaite voir signer son pacte, il dit par là que la démocratie n’est pas l’égalité politique concrète de tous, y compris et surtout ceux qui sont incompétents, mais une chose plus simple et séduisante pour ceux et celles à qui il s’adresse : le gouvernement des démocrates. Ceci rend intelligible la forme particulière de l’activité politique concrète de son association Cap’Déma»([Association politique marocaine de droit Français qui cherche à ouvrir des antennes (sic et resic) au Maroc.)], articulée autour des “démocafés”, sortes de reproductions kitsch des salons parisiens prérévolutionnaires»([Qui par l’effet de leur disposition, ne débouchent qu’à une somme de platitudes qui sont toutes autant de variations sur « la doxa démocratique » (Bourdieu). Juger donc du résultat : http://capdemocratiemaroc.org/?p=548 )], de quelques rencontres informelles avec des politiciens visant à capturer le capital politique de ceux-ci, ainsi qu’autour de l’Université d’Été qui vise à peine discrètement à devenir un concile des démocrates toutes tendances et à être un lieu de production du consensus»([Consensus qui serait une systématisation de cette doxa pour le cas Marocain.)] entre eux.

Plus largement, c’est selon ce schéma-là qu’il convient d’analyser l’irruption de revendications « sociétales » au sein des espaces sociaux libéraux-séculiers. Ce tentèrent de faire les adulescents de MALI, en organisant leur happening du ramadan précédent, ce n’est pas d’obtenir la liberté religieuse en tant que telle, parce qu’ils savent qu’un exercice complet de la liberté religieuse, c’est-à-dire tout autant comme liberté indissociablement individuelle et collective, ne va absolument pas dans le sens de leurs intérêts symboliques. Ni d’ailleurs d’arracher un statut d’exception qui leur permettrait de vivre une foi qui n’est pas celle des autres Marocains. Ce qu’ils essayèrent plutôt de faire, c’est de jouer sur les contradictions de la Raison d’État marocaine – qui s’escrime à ménager la chèvre et le chou et qui cultive l’ambigüité sur la place de la religion dans sa politique – pour demander à être protégés par l’État, de la société. Un société qui voit le fait de déjeuner en public pendant le Mois Sacré comme une insupportable atteinte aux bonnes mœurs»(Et que celui qui se sente l’hardiesse de me contredire aille faire l’expérience lui-même.). En gros, ils cherchent à imposer leurs tolérances particulières comme norme valant pour tous, au nom de l’engagement du Maroc dans la défense des Droits de l’Homme et de sa ratification des traités relatifs à ceux-ci»((Qui ne valent démocratiquement pas un clou puisque le peuple marocain n’a pas été consulté avant leur signature.)]. En définitive, si l’on pousse le raisonnement des gens de MALI à sa limite, il nous affirme que la liberté religieuse individuelle du libéral-séculier doit être collective, et que les libertés collectives religieuses des Marocains doivent demeurer individuelles. Faut-il s’étonner de la proximité notoire et plus qu’amicale entre la fondatrice de MALI, Zineb El Ghazoui, et Sihem Habchi, présidente de la très – et rien que – médiatique association Ni Putes Ni Soumises»([Voir : Mona Chollet ; Aïcha et les « gros tas » ; Fortune médiatique des Ni putes ni soumises et des filles voilées. Consultable ici : http://www.peripheries.net/article51.html )], mais aussi porte-parole indigène du racisme (pardon, du féminisme) d’État»(Voir : Sylivie Tissot ; Bilan d’un féminisme d’Etat : De Ni putes ni soumises aux lois anti-voile. Consultable ici : http://lmsi.net/Bilan-d-un-feminisme-d-Etat ) en France et ex-« ambassadrice d’Éric Besson »(Voir : Sylvie Tissot ; Toujours plus soumises ! Les NPNS, « ambassadrices » d’Eric Besson. Consultable ici : http://lmsi.net/Toujours-plus-soumises ) ? Une proximité idéologique et opératoire telle que Mlle El Ghazoui a cru nécessaire de tenter d’ouvrir une antenne (resic) de NPNS au Maroc avant d’essuyer le refus du Ministère de l’Intérieur. Que peut-il donc être le point commun de ces deux femmes et de leur féminisme bon marché, si ce n’est d’être pour l’une une caisse de résonance en France, et pour l’autre une courroie de transmission au Maroc, de l’islamophobie culturaliste entretenue par les élites européennes([Dont l’une des conséquences les plus récentes est l’attentat sanglant d’Oslo.)]?

Je devance les critiques éculées que je vois venir : on va par exemple m’opposer l’argument de M. ‘Assid selon lequel si les Marocains ne tolèrent pas l’“Autre”, c’est qu’ils furent lobotomisés par des années de culture coercitive du pouvoir. J’attends, avant de recevoir cet argument, que l’on me situe l’avènement de cette “culture oppressive” dans l’histoire du Maroc et qu’on me démontre aussi la permanence de cette prétendue tolérance avant cet épisode douloureux. Qu’on m’explique aussi par quel miracle celui qui défend cette idée a pu échapper à ce lot commun. Entre-temps, soutient devant ceux qui sont doués d’intelligence, que c’est également selon le schéma de pensée de généalogie coloniale esquissé plus haut, qu’il faudrait lire les déclarations de M. Assid. En effet, pour l’éminent militant laïciste, si le marocain lambda n’est pas tolérant, c’est qu’il n’est pas libre au sens kantien du terme. Parce que incapable de guider sa liberté à la seule Lumière de la Raison en fermant les yeux devant les mirages meurtriers de la superstition. Cette étanchéité à la Raison éclairée caractéristique du vulgaire se révèle comme une « altération des facultés subjectives »([Sidi Mohammed Barkat ; Le corps d’exception, les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie.)] qui fonde en l’état une « inaptitude à jouir du droit d’être citoyen ou de l’exercer »([Ibidem)], comme droit à la souveraineté sans conditions préalables. Cette inaptitude ne concerne pas les Marocains « pris un à un, mais encore tout un groupe, une masse perçue sous l’angle de la reproduction »([Ibidem)]. Aux yeux de la Gauche, le mouvement islamiste représente la partie saillante et politisée de cette masse fanatisée, incapable de faire de la politique raisonnablement, « capable de vouloir tout et n’importe quoi » (EM ). Cela explique peut-être que cette Gauche jamais ne répond à la main tendue par certains mouvements islamistes([Qui ne sont pas exempts de tares, loin de là. Mais qui sont doué pour certains de la patience d’Ayoub (‘Alayhi assalam).)] que par une basse condescendance, en imposant leurs revendications comme l’évidence et la nécessité mêmes.

Nous voyons maintenant qu’une branche de l’alternative gauchiste est l’aride anthropologie utilitariste du libéral, qui ne voit en les hommes et les femmes que des individus dotés d’intérêt qu’il s’agit de leur apprendre à calculer. Une conception de la politique qui ne manque pas, devant ses contradictions et par l’effet de sa généalogie, de produire des corps particuliers pour lesquels l’ « exception est la règle ». Qui pour dissiper le spectre islamiste, ne trouve plus rien à proposer sinon de pactiser avec les “barbus”, afin de leurs lier les mains le temps d’accomplir sur le vulgaire intellectuellement indigent le nécessaire travail d’eugénisme culturel et qu’enfin advienne le règne de la « bonne gouvernance » (id est celle du libéral), et des « libertés individuelles » (incarnées dans le style de vie bourgeois occidentalisé). L’autre branche de l’alternative gauchiste est l’opiniâtreté([Les intéresséEs parleront de radicalité.)] mystique du marxiste s’entêtant à se faire le ventriloque d’une histoire qui ne finit pas de le renier, et à s’imaginer être la conscience vive d’un peuple qui l’ignore. Les deux ont en commun d’être trop occupés à jouer au jeu des cécités et des lucidités croisées et à s’émoustiller de leur hantise cosmopolite de l’islamisme([Qui constitue qu’on le veuille ou non, le projet de société le plus légitime parmi les Marocains.)] pour tendre l’oreille au bruit de fond de la « politique informelle »([Qui existe comme existe une « économie informelle ».)] qu’exercent les marocainEs tous les jours sous leurs mentons relevés, et pour lui accorder enfin dignité et souveraineté.

و الله المستعان

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