Commentaire de Gilbert Achcar, historien, auteur de « Les Arabes et la Shoah », ed. Sinbad-Actes Sud
Dès le début, l’émission annonce la couleur en expliquant que les immigrants juifs en Palestine se rendaient « dans leur patrie d’origine »…
On ne dit rien de la personne qui a nommé Husseini au poste de Grand Mufti (en violant les règles), et pour cause : c’était Herbert Samuel, le très sioniste Haut Commissaire britannique, un artisan de la déclaration Balfour de 1917 qui donna le feu vert à la colonisation sioniste.
Je passe sur nombre de détails.
Il est affirmé, sans la moindre preuve (la seule « preuve » qui existe est la déclaration d’un SS aux procès de Nüremberg, jamais corroborée et d’ailleurs réfutée par les deux principaux intéressés), que le Mufti avait eu des rapports avec Eichmann qui l’aurait informé de la « solution finale » « fin 1941 ou début 1942 » (si mon souvenir est bon : j’avais été choqué par l’affirmation qu’Eichmann aurait pu informer qui que ce soit « fin 1941 » de ce qui ne sera décidé qu’au début de 1942).
On affirme ensuite qu’une délégation envoyée par le Mufti visita le camp de Sachsenhausen, sans indiquer que ce camp situé non loin de Berlin était un camp de détention de « politiques » et non un camp d’extermination.
Le but de toute l’opération est d’expliquer que les lettres envoyées par le Mufti en 1943 à des gouvernements de l’Axe les incitant à ne plus envoyer de Juifs en Palestine, et leur suggérant de les envoyer en Pologne où « ils seront sous surveillance active », étaient des incitations à l’extermination. J’ai démontré dans mon ouvrage que le Mufti n’était pas au courant de l’extermination au moment où il écrivit ces lettres de 1943 (avant sa rencontre avec Himmler) : d’où l’idée que les camps de Pologne sont des lieux de « surveillance ».
Ces lettres sont abominables, sans qu’il soit besoin d’en rajouter en essayant de faire du Mufti un co-responsable de l’extermination, comme le suggère l’émission, suivant en cela la tradition la plus éculée de la propagande pro-israélienne.
Par ailleurs, l’émission donne à croire que le Mufti était le responsable du rejet du plan de partition de l’ONU en 1947, alors que c’était la position de tous les Etats arabes qui, pourtant, n’ont pas hésité à désavouer le Mufti dans leurs contre-propositions au moment des débats de l’ONU.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la conception de l’émission, ses participants, sur ce qu’elle dit et, encore plus, sur ce qu’elle omet de dire, mais des questions historiques, j’ai déjà discuté en détails dans mon livre.
Commentaire d’Annie Lacroix-Riz, historienne, pour « Investig’Action »
J’ai vu l’émission, un modèle de manipulation qui, à propos de cette incontestable canaille, tend à imputer « aux Arabes » une part notable de la destruction des juifs d’Europe, au prix au surplus de nombre d’omissions scandaleuses sur le terrain même qui a été traité (silence sur le rôle réel de l’impérialisme britannique, qui a tablé sur les divisions Arabes-juifs autant qu’en Inde sur les divisions entre Hindous et Musulmans, sur les rapports organisations sionistes-hitlériens, sur le rôle de l’Eglise romaine en Bosnie-Herzégovine (sans parler de la Croatie, citée une fois, et avec une discrétion de violette), sur la protection assurée par « l’Occident », de Gaulle compris, au Mufti, accueilli avec tous les égards à Paris en mai 1945 – je dispose d’une correspondance précise des RG , etc.).
Mon mari m’a fait remarquer que l’opération est à peu près aussi ignoble que l’« exposition » sur « le Juif et la France » organisée au Berlitz par l’occupant allemand au tournant de 1941 : je ne peux qu’approuver cette comparaison.
Jean-Marie Chauvier redoutait le pire (il a envoyé à ce sujet une documentation très intéressante ces jours-ci), il avait raison.
La manipulation de l’histoire devient aussi systématique qu’effrayante : on imagine quels effets elle risque d’entraîner si l’enseignement de l’histoire disparaît, projet annoncé en France par sa suppression de fait pour tous les bacheliers scientifiques.
Texte de Dominique Vidal à propos du livre de Gilber Achcar
Le Grand mufti, les Palestiniens et le nazisme
Quiconque a voyagé en Palestine connaît quasiment par cœur cette phrase cent fois entendue : « Mais pourquoi l’Occident, où s’est produit le génocide des juifs, nous a-t-il imposé de le réparer en cédant la majorité de notre terre, alors que nous n’en portons aucune responsabilité ? »
Confrontée à cette logique populaire, simple mais incontestable, la propagande israélienne exhibe, depuis des décennies, la période durant laquelle le Grand mufti de Jérusalem, Hadj Amine Al-Husseini, collabora activement avec le IIIe Reich comme avec l’Italie fasciste.
Sous le titre La Croix gammée et le turban. La tentation nazie du Grand mufti, Arte consacre à ces événements une émission, mercredi 9 novembre à 20 h 45. Sans préjuger de son contenu, regrettons que les réalisateurs n’aient pas fait appel à notre collaborateur Gilbert Achcar, dont le nouveau livre, Les Arabes et la Shoah. La guerre israélo-arabe des récits ([Sindbad, Actes Sud, Arles, 2009.)], constitue une somme sur l’ensemble de cette problématique.
On ne saurait évidemment résumer en quelques lignes plus de cinq cents pages consacrées aux rapports entre le mouvement national arabe, le nazisme et le génocide des années 1930 à nos jours. D’autant qu’elles sont à la fois savantes, riches en références et surtout caractérisées par un sens de la nuance absent de la plupart des ouvrages sur cette thématique.
Quelques idées-forces sur la question du Mufti, auquel Achcar consacre plus de soixante pages, contribueront à informer le téléspectateur et à l’inviter à lire le livre pour en savoir plus. L’auteur éclaire en effet le chemin qui conduisit l’ex-leader palestinien à s’allier à Mussolini et Hitler, au point de constituer en 1942 deux légions SS musulmanes. Composées pour l’essentiel de Bosniasques, celles-ci ne participèrent toutefois pas au « nettoyage ethnique » antijuif des Balkans : elles combattirent surtout les Serbes. A Berlin comme à Rome, les unités palestiniennes proprement dites ne dépassèrent jamais quelques dizaines d’hommes, pour la plupart prisonniers de guerre, contre neuf mille dans la seule armée britannique…
Le mufti a pris fait et cause pour le nazisme, au point d’approuver le judéocide. Ce faisant, il est allé bien plus loin que la logique, certes simpliste, selon laquelle « l’ennemi (allemand) de mon ennemi (britannique) est mon ami ». Et il a ainsi porté un tort considérable à la cause du peuple palestinien, comme en témoigne l’exploitation effrénée par la propagande pro-israélienne de cet épisode de sa vie. Mais il ne fut pas le seul à tisser des relations compromettantes.
Après tout, fin 1940, le Lehi d’Itzhak Shamir, issu d’une scission des Révisionnistes de Zeev Jabotinsky, n’avait-il pas proposé au Reich une alliance stratégique ? Sept ans plus tôt, l’Organisation sioniste mondiale conclut même avec les autorités nazies l’accord dit de la Haavara, grâce auquel plusieurs dizaines de milliers de juifs allemands gagnèrent la Palestine avec une partie de leur capital – mais nul, à l’époque, n’imaginait la Shoah…
Une chose est sûre : la démarche du Mufti et celle du Lehi n’étaient représentatives ni des mouvements nationaux palestinien et arabe dans leur ensemble, ni du mouvement sioniste. Si les juifs de Palestine se rangèrent massivement et naturellement dans le camp des Alliés au cours de la seconde guerre mondiale, le nombre des Arabes qui combattirent dans le même camp et y trouvèrent la mort a été incomparablement plus élevé que le nombre de ceux qui se joignirent aux troupes de l’Axe.