La scène se passe à Seignosse, le 5 septembre, à proximité du stand des « jeunes populaires de l’UMP ». Deux ténors du parti, Jean-François Copé (le chef de file des députés UMP) et Brice Hortefeux (le ministre de l’intérieur) sont sollicités par un jeune militant landais pour une photo. Les protagonistes de cette scène n’ignorent pas qu’ils sont filmés. En bons professionnels de la communication, les deux dirigeants de l’UMP savent parfaitement que lorsqu’une caméra est allumée on quitte la sphère privée pour la scène publique, ce qui nécessite de contrôler chacun de ses mots et de ses gestes.
Néanmoins, ils sont placés dans une situation qu’ils maîtrisent moins bien que lorsqu’ils sont sur un plateau de télévision ou une tribune. Ils doivent en effet dialoguer avec des militants de base, qui eux n’ont pas besoin de contrôler leurs moindres propos, car leur carrière ne dépend pas de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes.
La demande du jeune militant n’était pas prévue au programme. On sent une petite hésitation de la part des deux ténors, accentuée par le fait que le militant en question a une particularité qui n’échappe à aucun protagoniste de la scène et qui finira par être énoncée haut et fort : il est « arabe ». En réalité, Amine Benalia-Brouch est issu d’un couple mixte, son père est algérien et sa mère portugaise. Mais seule l’origine arabe va poser problème dans cette histoire.
Fixer sur une même photo un jeune « issu de l’immigration » et le ministre de l’intérieur, qui a été aussi le ministre de l’immigration et de l’identité nationale, est en soi un événement. C’est ce qui explique l’effervescence que l’on constate au sein du petit groupe des militants landais. Néanmoins, étant donné que tout ce qui touche de près ou de loin à l’immigration suscite en France des réactions passionnelles, les deux « pros » de la politique que sont Hortefeux et Copé ont bien compris que la situation n’était pas sans risques.
On constate d’ailleurs une certaine gêne chez le ministre. Le fils de banquier de Neuilly, qui a grandi dans une ville qui ne compte aucun HLM et fait ses études à l’école (privée) Saint-Jean-de-Passy, se trouve tout à coup serré de près par un « jeune populaire » de l’UMP, issu de l’immigration de surcroît, sous le regard quelque peu goguenard des compagnons landais. La façon habituelle d’échapper à une situation embarrassante, c’est d’en plaisanter. C’est ce que fait Brice Hortefeux avec un premier mot d’esprit évoquant l’avarice légendaire des Auvergnats. Copé reprend la balle au bond en s’efforçant de focaliser la conversation sur l’identité auvergnate problématique du ministre. Peine perdue. C’est Amine qui capte tous les regards.
Lorsque les trois principaux protagonistes prennent la pose pour la photo, les commentaires joyeux fusent autour d’eux. Amine reçoit un soutien chaleureux de la part de ses amis, hommes et femmes, situés face à lui (plusieurs d’entre eux, dont une femme, disent sur un ton admiratif : « Oh Amine !… Amine ! Amine !… ») A ce moment précis, c’est l’identité landaise d’Amine qui prime. Il est perçu par les militants de base comme leur représentant. Ils sont fiers que l’un des leurs soit aux côtés des deux ténors de leur parti. Les images laissent transparaître un court moment de fraternité et de sociabilité populaires.
Mais brutalement une autre logique s’impose. Des propos politiques viennent en effet se greffer sur la scène. On entend quelqu’un affirmer : « Ça, c’est l’intégration ! » Puis un autre participant, invisible à l’écran, enchaîne : « Lui (en parlant d’Amine), il parle arabe. » Cette phrase est perçue comme une mise en question de la bonne intégration d’Amine. Sans doute que, pour les militants de l’UMP, on ne peut pas être « intégré » et parler l’arabe.
C’est pourquoi Copé intervient à nouveau en s’efforçant cette fois de focaliser l’attention sur l’ennemi socialiste. Commentant les propos qui viennent d’être tenus, il dit à l’intention d’Amine, en le vouvoyant : « Ne vous laissez pas impressionner, ce sont des socialistes infiltrés. »
Mais une autre intervenante (sans doute la secrétaire départementale UMP des Landes), soucieuse de prouver qu’Amine est « vraiment » intégré, se livre à une surenchère révélatrice des préjugés qui règnent dans ce parti : « Il est catholique, il mange du cochon et il boit de l’alcool. » Et joignant le geste à la parole, sans doute pour féliciter le jeune homme d’avoir fait autant d’efforts pour devenir « comme nous », elle se rapproche de lui et lui fait la bise.
Ce commentaire et ce geste suscitent un surcroît de rires et l’approbation générale. Il semble donc que tout le monde soit d’accord pour penser que l’intégration puisse être définie à partir de critères religieux, et pour considérer que la seule communauté qui pose problème à cet égard, ce sont les musulmans. C’est dans ce contexte précis, de rigolade franchouillarde, dans ce moment de « déconne » (comme dira Jean-François Copé) que Brice Hortefeux donne un deuxième aperçu de l’étendue de son humour. Au lieu de critiquer les stéréotypes qui viennent d’être énoncés, il affirme à propos d’Amine : « Il ne correspond pas du tout au prototype, alors. » Ce qui revient à affirmer qu’il existerait un « prototype » de l’Arabe, défini de manière quasi exclusive par son appartenance religieuse (islam) et par le respect des interdits alimentaires (le porc, l’alcool).
Cette caution ministérielle provoque un redoublement des rires, les langues se délient, et « tout le monde se lâche », comme on dit. On voit alors une autre femme, la cinquantaine, voisine de la secrétaire fédérale, se rapprocher d’Amine, lui tapoter la joue. Dans un commentaire à l’intention du ministre, elle affirme : « C’est notre petit Arabe ! On l’aime bien. » Cette réflexion, qui se situe dans le droit-fil du paternalisme colonial, montre comment le parti présidentiel conçoit la « diversité ».
Là encore, au lieu de prendre ses distances à l’égard de propos sans doute affectueux, mais d’une condescendance insupportable, le ministre ne peut pas s’empêcher de gratifier l’assistance d’une nouvelle plaisanterie, qui sonne comme un verdict définitif de sociologie spontanée sur « les Arabes » : « Il en faut toujours un. Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. » Lorsqu’on replace ces propos dans leur contexte, leur sens ne fait plus aucun doute. N’en déplaise à M. Guaino.
Le problème que pose l’hypermédiatisation de ce genre d’affaires, c’est qu’elle enferme la question du racisme dans une logique de fait divers : un coupable, une victime et des millions de juges. Même les associations antiracistes s’inscrivent dans la logique du procès ou de la repentance. Il serait temps d’élever le débat au-delà des questions de personnes, et des protestations morales, pour s’interroger sur la dimension proprement politique de ces affaires.
L’intérêt de cette séquence vidéo est de nous montrer les effets pratiques, « incorporés » pourrait-on dire, de la politique identitaire mise en oeuvre par le candidat de l’UMP lors des présidentielles de 2007. On y voit clairement comment fonctionnent, au sein du parti qui gouverne aujourd’hui la France, des automatismes de pensée (de l’intégration, on passe aux Arabes, puis aux musulmans, pour finir en affirmant : « C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes »).
Le fait que toute cette scène ait été placée sous le signe de l’humour est extrêmement révélateur de cet inconscient politique. Dès que la censure s’affaiblit, dès que la situation n’est plus complètement « sous contrôle », les stéréotypes ressurgissent immédiatement.
Nous avons été nombreux à protester contre le ministère de l’immigration et de l’identité nationale, créé par Nicolas Sarkozy pour rallier les suffrages du FN, parce que nous étions convaincus que le simple fait d’associer les mots « immigration » et « identité nationale » ne pouvait que conforter les préjugés d’une partie de la population à l’égard des Français issus de l’immigration. Cette séquence vidéo confirme hélas nos inquiétudes.
L’UMP a fondé sa stratégie politique sur l’ethnicisation des rapports sociaux, ce qui aboutit à enfermer les individus dans leurs origines ou leur couleur de peau. La célébration de « nos petits Arabes » bien intégrés – auxquels on accorde un strapontin gouvernemental quand ils font partie de l’élite, afin qu’ils fournissent tous les brevets d’antiracisme dont le pouvoir a besoin – va de pair avec la stigmatisation de ceux d’entre eux qui appartiennent aux classes populaires. Ce sont les deux facettes de cette politique identitaire que donnent à voir les images diffusées par le site Internet du Monde.
Stéphane Beaud et Gérard Noiriel
Stéphane Beaud, professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure, coauteur de « Pays de malheur ! : un jeune de cité écrit à un sociologue », (La Découverte, 2004)
Gérard Noiriel, historien, directeur d’études à l’EHESS, dernier ouvrage paru : « Immigration, antisémitisme et racisme (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées », (Fayard, 2007)
« Le Monde », Article paru dans l’édition du 20.09.09