« Rendre possible l’accès à la propriété pour tous », notamment par le développement du crédit hypothécaire. C’est la réponse proposée, en septembre 2006, par M. Nicolas Sarkozy, à une crise du logement qui est loin de se résumer aux cent cinquante mille sans-logis complaisamment filmés chaque hiver. Loyers et traites représentent près de 25 % de la dépense des ménages, contre 12,5 % à la fin des années 1980. Un couple de salariés modestes avec deux enfants, gagnant chacun 1 500 euros par mois, doit dépenser près d’un quart de ses revenus pour se loger dans le parc social et jusqu’au double dans le parc privé (Entre 1997 et 2007, le prix du mètre carré a plus que doublé (+ 140 %) et les loyers ont augmenté de moitié (+ 43 %). Cf. Fondation Abbé-Pierre pour le logement, rapport « L’état du mal-logement en France. Rapport annuel 2009 », Paris, 2008.). « Le discours dominant identifie la crise du logement à la baisse des prix de l’immobilier. Il n’y a rien de plus faux : la vraie crise a lieu lorsque les prix sont à la hausse », grince un fonctionnaire du ministère du logement. Sous une forme ou une autre (exiguïté, logement indécent, divers impayés…) dix millions cent mille Français en 2008, contre neuf millions trois cent mille en 2007, sont touchés.
Cette situation ne résulte pas de la simple confrontation entre l’offre et la demande. Comme le soulignait le sociologue Pierre Bourdieu, « l’Etat contribue de manière déterminante à faire le marché immobilier, notamment à travers le contrôle qu’il exerce sur le marché du sol et les formes de l’aide qu’il apporte à l’achat ou à la location (Pierre Bourdieu (sous la dir. de), La Misère du monde, Seuil, Paris, 1993.)] ». Or les pouvoirs publics ont laissé s’effondrer la production d’habitations, générant une pénurie évaluée à un million de logements, dont quatre cent mille pour la seule Ile-de-France. Il y sort de terre rarement plus de quarante mille constructions par an depuis 1992, soit autant qu’en Bretagne, une région pourtant quatre fois moins peuplée. En outre, les démolitions de logements sociaux ne cessent de se multiplier, aggravant encore le déséquilibre.
Vent de fronde contre les « proprios »
Déjà, sous la Restauration, des brochures dénonçaient : « Les propriétaires traitent les habitants d’une ville peuplée comme les accapareurs de grains traitent des assiégés réduits à la famine (Jean-Paul Flamand, Loger le peuple, La Découverte, Paris, 1989.) ! » Plus tard, Friedrich Engels analysait la pénurie chronique frappant Londres, Paris, Berlin ou Vienne : « Ce qu’on entend de nos jours par crise du logement, c’est l’aggravation (…) des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite (de leur) brusque afflux (…) vers les grandes villes ; c’est une énorme augmentation des loyers ; un entassement encore accru de locataires (…) et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise (…) fait tant parler d’elle, c’est (…) qu’elle atteint également la petite bourgeoisie ([Friedrich Engels, La Question du logement, Editions sociales, Paris, 1957.)]. »
La construction repose alors sur les particuliers. Le propriétaire d’un terrain empruntait auprès d’un notaire de quoi construire une maison, ajouter une pièce, surélever un immeuble. A partir du milieu du XIXe siècle, les sociétés de promotion immobilières font leur apparition et drainent l’épargne des banques. Cet afflux de capitaux fait exploser le prix des terrains des quartiers populaires, les réservant à la construction des très chics logements haussmanniens.
Autour des années 1880, la production de logements chute, accentuant la pénurie et la hausse des prix. Ainsi se révèle, selon le sociologue Christian Topalov, une « inadéquation structurelle entre la production et le pouvoir d’achat » des ouvriers et des artisans ([Christian Topalov, Le Logement en France. Histoire d’une marchandise impossible, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1987.)]. La révolte gronde contre les « proprios » décrits comme « des usuriers, des concussionnaires, des agioteurs, d’infatigables agents d’oppression (Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et locataires. Les origines du logement social en France, Quintette, Paris, 1987.) » et caricaturés sous les traits de « Monsieur Vautour »
Lors de la première guerre mondiale, l’Union confédérale des locataires, dont les militants sont adeptes du syndicalisme révolutionnaire, impose le quasi-blocage des loyers. Ballon d’oxygène pour les familles, la mesure ne favorise ni la reprise de la construction ni l’entretien du parc existant. Après les destructions engendrées par la seconde guerre mondiale, et alors que le parc de logements doit augmenter d’un tiers, la IVe République tente de redonner aux capitaux privés le « goût de la pierre » : les augmentations de loyer sont à nouveau autorisées en contrepartie de la mise en place d’une allocation-logement pour les familles. Mais la spéculation s’en mêle. Les coûts dérapent, en particulier ceux du foncier : la relance avorte.
Il faut attendre les années 1950 pour qu’un consensus s’établisse sur la nécessité de mettre sur pied des circuits de financement public capables de subventionner directement la construction. En effet, les capitaux publics, prêtés à des taux plus bas que les capitaux privés et pour une durée supérieure, permettent de diminuer et de mutualiser les coûts. Ce système d’« aides à la pierre » fonctionne grâce aux prêts de la Banque de France et aux subventions du Trésor.
Une autre source de financement bon marché naît dans la foulée : le prélèvement de 1 % de la masse salariale des entreprises de plus de dix salariés. Enfin, le système est complété, d’un côté, par le Crédit foncier qui accorde des prêts à taux préférentiel aux accédants à la propriété ; et, de l’autre, par la Caisse des dépôts et consignations qui, grâce au livret A des Caisses d’épargne, accorde des prêts plus intéressants encore aux organismes d’habitation à loyer modéré (HLM), et devient le principal promoteur immobilier au travers de l’une de ses filiales, la Société centrale immobilière (SCIC). L’effort consenti est considérable. Le pic est atteint en 1973 avec cinq cent cinquante-six mille logements neufs. Le parc augmente de moitié entre 1953 et 1975. Sur les huit millions d’habitations sorties de terre, note l’historienne Sabine Effosse, près de 80 % ont bénéficié d’une aide publique ([Sabine Effosse, L’Invention du logement aidé en France, CHEFF éditions, Paris, 2003.)].
A partir de 1972, la légitimité de l’intervention de l’Etat est ouvertement contestée par un groupe de hauts fonctionnaires ([Bruno Lefebvre, Michel Mouillart et Sylvie Occhipinti, Politique du logement, cinquante ans pour un échec, L’Harmattan, Paris, 1992.)]. Le plus influent d’entre eux se nomme Valéry Giscard d’Estaing. Secrétaire d’Etat aux finances en 1959, ministre de l’économie de 1962 à 1966, puis de 1969 à 1974, il s’emploie à restaurer les « mécanismes “naturels” du marché ([Sabine Effosse, L’Invention du logement…, op. cit.)] ». En rationnant notamment les « aides à la pierre » et en retirant au Crédit foncier le monopole des prêts à l’accession à la propriété, il organise le transfert du financement de la construction de logements entre les mains des banques privées.
Devenu président de la République en 1974, M. Giscard d’Estaing confie à Raymond Barre une commission de réforme des « aides à la pierre », accusées de grever le budget de l’Etat. Deux proches du président, M. Pierre Richard (le futur dirigeant de Dexia qui sera contraint à la démission en septembre 2008) et le rapporteur général de la commission, l’inspecteur des finances Antoine Jeancourt-Galignani, appellent à la suppression de ces dernières. Séduit, M. Jacques Barrot, secrétaire d’Etat au logement (1974-1978), estimera que « la construction de logements, leur localisation, leur (…) qualité eussent alors été déterminées par le jeu du marché : c’était donc une solution libérale, la plus libérale qui fût ([Sabine Effosse, L’Invention du logement…, op. cit.)] ». L’augmentation des coûts à la charge des ménages aurait été trop brutale pour que cette logique soit concrètement mise en œuvre, mais le processus est entamé. M. Barrot opte en 1977 pour un « retour progressif à la liberté des loyers », accédant ainsi à une vieille revendication de l’Union nationale de la propriété immobilière (UNPI). Pour le secrétaire d’Etat, il faut donc ne « pas supprimer les aides à la pierre, mais les alléger. Et compenser cette réduction par la création de l’aide personnalisée au logement » (APL), à destination des salariés les plus pauvres, le temps que leur niveau de vie augmente.
Las, le chômage se développe, la construction plonge et le coût du logement s’envole. La réforme oblige les organismes HLM à augmenter fortement leurs loyers et à diminuer leurs investissements.
Le système d’intervention publique va progressivement favoriser davantage le propriétaire privé. Le financement public du logement social deviendra plus cher durant les années 1980 et 1990. Parallèlement, à partir de 1986, la loi autorise les propriétaires à aligner leurs loyers sur les prix les plus élevés à chaque renouvellement de bail. Le bilan est lourd : « Sur les trente dernières années, le loyer des locataires (…) les moins riches (…) a augmenté plus rapidement que celui des (autres), estime en 2005 l’économiste Gabrielle Fack. Entre 50 % et 80 % des allocations-logement perçues par ces ménages auraient été absorbées par les augmentations de loyer (Gabrielle Fack, « [Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? », Economie et statistique, n° 381-382, Paris, 2005.). » L’APL subventionne donc en réalité les propriétaires. Depuis 2002, ces derniers voient se multiplier les exonérations fiscales dans l’investissement locatif, avec les dispositifs de Robien et Borloo (Dispositifs fiscaux permettant de déduire des impôts une grande partie des sommes consacrées à la construction d’un logement en vue de le louer à un tiers.)], et à destination des sociétés foncières cotées en Bourse, dont la principale, Gecina, était jusqu’à récemment dirigée par… M. Jeancourt-Galignani. Ces dernières ont pu vendre leur parc de logements à la découpe, sans payer d’impôt sur les bénéfices, à condition d’assurer un fort dividende et de payer une petite compensation fiscale pour solde de tout compte.
« Jamais les familles n’ont consacré d’efforts financiers aussi importants pour se loger et, à l’opposé, l’effort financier de l’Etat n’a jamais été aussi réduit », constate la Confédération nationale du logement (CNL) ([Congrès de la CNL, « Le coût, le financement du logement », Paris, 2008.)]. L’effort public représente moins de 2 % des richesses produites, taux qui d’ailleurs ne cesse de diminuer. Par comparaison, la proportion était double sous la IVe République, et Pierre Mendès France prévenait déjà en 1968 : « Vouloir résoudre la crise du logement en faisant passer celui-ci dans la catégorie des “biens rentables”, c’est préconiser des solutions de la Belle Epoque. » Pour ce responsable politique, la solution exigeait des investissements élevés et donc la fin de la limitation de la contribution de l’Etat ; il s’agissait aussi de « porter atteinte aux profits spéculatifs (Préface de Mendès France, dans Louis Houdeville et Jean-François Dhuys, Pour une civilisation de l’habitat, Les Editions ouvrières, Paris, 1969.) ».
Casser les HLM, chasser les habitants
Jamais ces derniers n’ont été aussi élevés. La propriété foncière et immobilière constituait, en 2005, la moitié du patrimoine national, soit 5 500 milliards d’euros (Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, La France en transition, 1993-2005, La Documentation française, Paris, 2006.). Sur ce total, 3 000 milliards étaient directement issus de la spéculation foncière.
Depuis les années 1970, le logement n’est plus un enjeu du débat politique alors que le secteur représente 23 % de l’économie nationale. Ce n’est pas la dernière campagne présidentielle qui démentira ce constat. Les deux principaux partis – l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le Parti socialiste – se sont bornés à promettre la construction de cent vingt mille logements sociaux par an, pendant cinq ans, c’est-à-dire la moitié des besoins reconnus par la commission logement d’Attac, la Ligue des droits de l’homme ou la CNL. Plus grave, au nom de la « mixité sociale », les deux partis s’accordaient sur la nécessité de casser les HLM, ce qui implique généralement de repousser leurs habitants plus loin encore des centres-villes.
Le candidat Sarkozy ajoutait la promesse de la propriété pour tous, devant un PS qui n’a jamais combattu la politique néolibérale du logement. « J’ai vainement tenté de convaincre Lionel Jospin que, au nom de la justice sociale, la gauche devait se pré-occuper autant du logement que des 35 heures », s’est dédouanée la dernière ministre du logement de la gauche plurielle, Mme Marie-Noëlle Lienemann, lors d’une rencontre avec des socialistes de Massy (Essonne), fin 2005. Elle a également confié aux militants silencieux : « Vous savez comment cela se passe. En France, rien ne bouge tant que les classes moyennes ne sont pas touchées ! »
Olivier Vilain
SOURCE : [Monde Diplomatique