Le Nouvel Observateur. – Comment vous définissez-vous comme communautariste, tout en défendant l’universalisme ?
Charles Taylor. – Je suis communautariste parce que social-démocrate et que je crois que nos systèmes capitalistes sont trop marqués par l’individualisme. Une société ne peut fonctionner sur la liberté des seuls individus, comme le pensent les néolibéraux. Pour moi, la solidarité entre les individus est capitale. C’est pourquoi je suis pour la reconnaissance de communautés culturelles différentes dans certains cas, lorsqu’elle va dans le sens d’une intégration sociale, organisée autour de valeurs fondamentales communes en démocratie. L’intégration n’est jamais gagnée d’avance. Il faut toujours redéfinir les valeurs communes en discutant, en négociant, en demandant : «Que voulez-vous exactement ? Comment définissez-vous votre identité ?» Il ne faut pas penser que si les gens soulèvent des questions de différence, ils sont obligatoirement des trouble-fêtes qui veulent miner la société. En ce sens, je suis très pragmatique. Je crois que les sociétés démocratiques ont deux exigences qui ne sont pas toujours faciles à concilier. D’une part, l’exigence d’une unité nationale et d’un socle commun. Mais d’autre part, chaque communauté doit pouvoir y trouver son compte. Si l’unité se paie au prix de l’aliénation d’une communauté, la démocratie commence à boiter. Il n’y a pas de formule universelle qui marche à tous les coups. Par exemple, en France, la situation est très différente de ce qu’elle était il y a cinquante ans. La France a réussi une intégration – une assimilation même – d’immigrants de Pologne ou d’Italie, entre les deux guerres. Cette réussite fantastique a porté à croire que les mêmes mesures suffisent aujourd’hui. Ce n’est plus vrai.
N. O. – En 2007, vous avez été au Québec coprésident d’une commission officielle sur la question du choc des cultures et des religions. Qu’est-ce que le Québec peut nous apprendre ?
C. Taylor. – Ce qu’on a vu au Québec, c’est la montée de réactions de crainte et de peur, au moment où l’on négociait collectivement des ajustements légaux pour des communautés discriminées, ce qu’on appelle ici les «accommodements raisonnables». Les revendications avaient débuté dans le monde du travail, pour des gens qui ne voulaient pas travailler le samedi ou pour les personnes handicapées qui ne pouvaient pas accéder à des bâtiments publics. Mais c’est surtout l’«accommodement raisonnable» pour des raisons religieuses qui a créé le malaise. Il concernait surtout les musulmans. Beaucoup de Québécois ont réagi vivement : «Ils veulent nous changer, ils ne veulent pas vraiment s’intégrer, ils nous imposent des demandes que nous ne poserions jamais, etc.» C’est une réaction exagérée d’une population québécoise francophone qui, ne l’oublions pas, a été elle-même minoritaire au Canada depuis des siècles et a vécu son histoire comme une épopée. Elle a toujours l’anxiété de perdre son identité. Il fallait calmer cette peur. Les plus jeunes nous disaient : «Nos aînés, on ne les comprend pas, qu’est-ce qu’ils ont à se déchaîner comme ça ? Mon camarade de classe s’appelle Mohammed et on s’entend très bien, où est le problème ?» Il faut préciser que la population musulmane du Québec est sociologiquement très différente de celle de la France. Nous avons un système d’immigration choisie. La majorité des musulmans québécois sont des immigrés diplômés. Et le pourcentage de musulmans au Québec n’est que de 1,5%. Ils ne demandaient pas mieux que de s’intégrer. Et le danger que nous avons eu, dans ces réactions xénophobes, c’est qu’elles créent une cassure qui peut produire justement ce que l’on craint : un refus des immigrés de s’intégrer parce qu’ils se sentent rejetés. Il a fallu pour déminer la situation une longue discussion publique – et c’est l’avantage de ce genre de consultation – pour que les Québécois comprennent qu’ils n’avaient pas vraiment le choix car notre taux de natalité est parmi les plus bas de la planète, à l’image de la Russie. Nous avions des familles de douze enfants, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Nous avons besoin d’une immigration francophone pour payer nos retraites. Nous choisissons de préférence nos immigrés à partir de la langue – des personnes parlant déjà français ou qui viennent de pays qu’on appelle «francotropes». Cela concerne forcément beaucoup de musulmans. Il faut donc se faire à l’idée que la population va se diversifier culturellement. 75% des Québécois sont encore de souche française et très attachés à certaines habitudes et traditions, et à un certain sens de l’humour… Ces nouveaux francophones venus d’ailleurs vont nous apporter quelque chose d’original, mais ils vont en même temps se «québéciser». Ce message est passé : c’est une victoire des «accommodements raisonnables».
François Armanet, Gilles Anquetil
Charles Taylor : Né en 1931 à Montréal dans une famille bilingue anglo-française, Charles Taylor est philosophe. Il a publié notamment «les Sources du moi» (Seuil, 1998), «Multiculturalisme. Différence et démocratie» (Flammarion, 1999) et «le Malaise de la modernité» (Le Cerf, 2002). Son nouveau livre, «A Secular Age», paraîtra bientôt en France.
Cet entretien est paru dans le numéro 2326 du Nouvel observateur en date du 4 juin 09, sous le titre « Immigration; le modèle québécois ». Le chapeau est de la rédaction de notre site.