La politique de l’ombre menée par la France en Afrique a longtemps justifié l’emploi de mercenaires aguerris. Sous la plume du journaliste Philippe Lobjois, l’un d’entre eux, qui se fait appeler « Franck Hugo » pour préserver son anonymat – il évolue aujourd’hui entre l’Afghanistan et l’Irak – raconte sa vie dans un ouvrage disponible en librairie le 18 mai, « Mercenaire de la République » (éd. Nouveau Monde).
Après avoir rejoint la Légion à l’âge de vingt ans, « Franck » préfère prendre le large et s’engage aux côtés de la guérilla Karen (où bon nombre de mercenaires tricolores ont parachevé leur formation) qui lutte contre l’armée birmane. Ayant pris goût à la guerre (il a aussi goûté au sang), il rallie une brigade de volontaires étrangers combattant les Serbes en ex-Yougoslavie.
Puis, en 1995, plonge la tête la première dans les « structures parallèles » de la République. Après une expérience amère aux côtés de Bob Denard aux Comores – il a été capturé par l’armée française et condamné – « Franck Hugo » devient un combattant de la Françafrique : le Zaïre qui s’écroule, la guerre civile au Congo, l’arrivée au pouvoir de Robert Guei en Côte d’Ivoire, l’affrontement entre Laurent Gbagbo et les rebelles du nord… Il est de tous les coups durs et les coups tordus.
Et, à la fin des années 90, vit en direct l’émergence des sociétés militaires privées, les fameuses SMP, qui feront des mercenaires à la françaises des « contractors » à l’anglo-saxonne. « Franck Hugo » part alors pour l’Irak en 2003 où, un an plus tard, il participera aux négociations secrètes pour libérer les deux journalistes français pris en otage par l’Armée islamique, Christian Chesnot et Christian Malbrunot.
Une intervention qui l’amènera à être en contact avec un certain Cheikh Hussein, renvoyé de l’Armée islamique pour avoir détourné une rançon versée pour libérer des otages japonais et qui se révèlera être le futur ravisseur de la journaliste Florence Aubenas et de son interprète. Bonnes feuilles.
COURSE À L’OTAGE
C’était notre nouveau job : protéger les journalistes.
En l’espace de quelques mois, ces derniers étaient devenus la nouvelle cible. Une véritable monnaie, un trésor inestimable pour le groupe qui arrivait à mettre la main sur l’un d’entre eux. Les journalistes américains seront les premiers à donner l’exemple en embauchant des gens comme nous pour les protéger pendant leur boulot.
Le 19 août, un Italien du nom de Enzo Baldoni, envoyé spécial de l’hebdomadaire Diario, sera porté disparu. Quelques jours plus tard, on retrouvera son traducteur palestinien, mort assassiné par des membres de l’Armée islamique en Irak.
Ce sera la chaîne Al-Jazeera qui diffusera le 24 août une cassette vidéo dans laquelle l’Armée islamique en Irak annonce détenir en otage Enzo Baldoni, menaçant de le tuer si Rome ne retire pas ses troupes d’Irak dans un délai de 48 heures. Suite à l’expiration de ce délai, la chaîne de télévision recevra une nouvelle cassette montrant le corps de Baldoni après son exécution. Depuis avril, cela faisait près de 80 personnes qui avaient disparu entre les mains des moudjs de la guérilla.
Depuis son arrivée, Yann (un collègue de Franck Hugo) avait tissé des liens avec l’ambassade de France. Parmi ses contacts privilégiés, il y avait Gaspard. Officier à la DGSE arabisant, Gaspard s’était retrouvé adjoint du chef d’antenne de la « Centrale » à l’ambassade. J’avais rendez-vous avec lui.
Arrivé dans le bureau, j’ai vu à son visage que les news étaient mauvaises.
– On est sans nouvelles de Georges Malbrunot du Figaro et de Christian Chesnot de Radio France International.
J’ai encaissé l’info. J’avais croisé les deux correspondants français plusieurs fois, et nous avions sympathisé.
L’air ennuyé, Gaspard a repris :
– Ils ont quitté hier matin leur hôtel et, depuis, plus de nouvelles.
On a appelé les rédactions qui les ont eus hier avant qu’ils ne prennent la route. Ils partaient sur Nadjaf. Ils ne sont jamais arrivés sur Nadjaf. Ils auraient été arrêtés à Latyfya.
– Leur chauffeur ?
– Disparu aussi !
J’ai hoché la tête.
Nadjaf, c’était la ville sainte chiite. À l’heure où nous parlions, la ville était assiégée par les troupes américaines. J’ai repensé à la route, qui était loin d’être une partie de plaisir.
L’Italien s’était fait enlever deux jours auparavant sur ce même chemin. Au cours des derniers mois, de nombreuses attaques s’étaient produites sur ces 200 kilomètres de bitume.
– Ça tombe mal ! Avec les élections, les groupes terroristes vont faire monter la pression. Même vous, il faut que vous fassiez attention, avait renchéri Gaspard. (…)
Le 28 août, Khais, de retour de Fallouja, m’apprendra que c’est bien l’Armée islamique en Irak qui avait revendiqué l’enlèvement des deux journalistes français.
– Ils réclament l’annulation dans les 48 heures par Paris de la loi sur le foulard islamique. Un texte a été diffusé cet après-midi par Al-Jazeera !
À l’ambassade, Gaspard me confirmera qu’une cellule de crise avait été mise en place à la Piscine, le siège de la DGSE, à Paris.
– On n’a pas grand-chose hormis ces vidéos qui sortent sur Al-Jazeera… C’est maigre.
Deux jours plus tard, le 30 août, Al-Jazeera diffusera une nouvelle vidéo des deux reporters demandant au peuple français de manifester contre la loi contre le foulard islamique. Tout ça sentait la manipulation à plein nez… (…)
Khais (fixeur de Franck Hugo et ancien général de l’armée de l’air irakienne) connaissait tout le monde dans Fallouja. Il pouvait me trouver un contact au sein du comité des moudjahidin de Fallouja.
Eux pourraient me mettre en contact avec les ravisseurs, ou du moins faire passer un message. La ville se préparait à un assaut américain, et la défense des quartiers était en train de s’organiser. Après deux journées d’attente, Khais me prévint que « quelqu’un » viendrait me voir pour discuter avec moi de la situation.
Le lendemain, dans la matinée, sans prévenir, un pick-up bordeaux plein de poussière s’arrêta devant la grille. Yann était en mission dans Bagdad. Khais était sorti pour ouvrir.
Un homme, puis deux, puis trois sont apparus. Khais s’est précipité sur le plus jeune pour le serrer dans ses bras. J’ai senti que l’homme, la trentaine sympathique, était d’un autre calibre.
– Frank, je te présente mon cousin Saker. Il arrive de tu sais où !
Et voici « Said ». Ils ont à te parler. Je lui ai dit qu’ils auraient dû prévenir, que cela aurait été mieux.
– Frank, ces gens-là ne préviennent jamais… C’est comme ça qu’ils restent en vie.
J’ai compris que j’avais devant moi des gens de l’Armée islamique.
Le plus vieux est rentré seul. Avant, les deux autres ont pénétré dans la villa, histoire de voir s’il n’y avait pas des gars embusqués derrière une porte. « Said » s’est assis, et Khais l’a imité. Puis « Said » a sorti un petit talkie, dans lequel il a dit trois mots.
– Il faut qu’il rassure ceux qui sont dehors…
J’avais compris. « Said » appellera ainsi toutes les trois minutes. S’il n’appelait pas, c’est qu’il se passait quelque chose. En le regardant crachoter dans son micro, j’ai pensé aux Américains qui auraient donné cher pour être à ma place. Un responsable de l’Armée islamique pour prendre le thé, ça, c’était du jamais vu !
La discussion s’est amorcée sur « les Américains qui devraient bien partir un jour, sur le sacrifice de nos fedayin », qui se dévouaient courageusement et… sur les otages. Après une demi-heure, ils se sont tous levés, m’ont serré la main et ont disparu.
Nous avons évoqué à demi-mot les possibilités de libération, évoquer la loi sur le voile islamique en France. En fait, je ne savais pas qui « Said » était vraiment. Au cours de la conversation, j’avais compris qu’il était là pour voir s’il y avait moyen de faire quelque chose, si j’étais fiable comme intermédiaire, sans doute…
Une fois parti, Khais m’a dit :
– Il a dit que quelqu’un viendrait te chercher très vite. Sois prêt, c’est tout.
– Quand ? j’ai demandé. Khais a secoué la tête, navré, puis a levé les yeux au ciel.
– Seul le Très Haut le sait… Puis il m’avouera que je venais de rencontrer le numéro 2 de l’Armée islamique.
– Ils sont à l’aise partout. C’est pour cela que les Américains ne pourront pas gagner… L’après-midi même, j’ai rendu compte de ma découverte auprès de Gaspard. (…)
Le soir venu, une grosse voiture Mercedes grise se gara devant la villa. Khais était venu vers moi avant de monter dans la voiture.
– Il faut que tu laisses ton arme, tes papiers, ton téléphone, tout ce que tu as sur toi !
Çà, je n’aimais pas. Au moindre problème, je disparaîtrais dans un trou noir.
À regret, j’ai vidé mes poches sur la table d’entrée. Puis Saker m’a fait monter dans la Mercedes. Khais a traduit.
– On va te bander les yeux, et tu t’accroupiras. Ce ne sera pas long.
Khais avait les genoux pointus. Coincé par terre au niveau de ses genoux, au moindre chaos, je les prenais dans les tempes.
– Excusez-moi, monsieur Frank, excusez-moi.
La voiture roule sur du dur, puis sur du mou. Derrière mon bandeau, j’essaie de suivre. Je me demande s’ils ne vont pas vers Fallouja.
Le chef de Saker s’appelle Cheikh Hussein. D’après Khais, c’est lui que l’on va rencontrer.
– C’est un homme très important. Il peut faire beaucoup pour la libération des deux otages.
Je prendrai connaissance par la bouche de Khais du CV de Cheikh Hussein. Il était issu de la tribu des Zoubaï, tribu importante en Irak, qui avaient tous pris les armes contre les Américains. Cheikh Hussein était devenu un ouléma et, à ce titre, faisait partie des professeurs à l’université islamique de Bagdad. C’était un religieux respecté, jusqu’au jour où il avait rompu avec l’Armée islamique pour des raisons obscures que Khais me promettait de m’expliquer, une fois l’entretien terminé.
Après un coup de frein un peu plus dur, la voiture s’est immobilisée. Des portières ont claqué. J’étais toujours dans le noir. On m’a relevé et enlevé le bandeau.
– Bienvenue à Gazaliah, m’a soufflé Khais avec un clin d’œil.
Gazaliah ! Situé à l’ouest de Bagdad, c’était un « territoire indien » absolu. Une zone moudj sunnite très dure. Personne ne s’y aventurait. Et surtout pas des étrangers ! D’un coup d’œil, j’ai repéré des hommes sur les toits armés de PKM. Il y en avait plusieurs. Des guetteurs qui sécurisaient le rendez-vous, j’ai pensé. Encadré par Khais et son cousin, j’ai suivi mes guides.
Le bâtiment était bas. Une sorte de hangar, avec la porte ouverte. C’était là, autour d’une table, que plusieurs barbus m’attendaient. Ils étaient cinq.
« Said », le numéro 2, n’était pas là. Khais m’a présenté l’homme en face de moi.
– Frank, je te présente Cheikh Hussein.
À l’époque, Cheikh Hussein n’était pas encore connu. J’aurai tout le temps d’apprendre qui il est RÉELLEMENT.
Ancien moukhabarat, c’est un chef religieux qui fait partie du Collège islamique des oulémas, l’instance religieuse sunnite la plus haute.
– C’est courageux à toi d’être venu ! Tu es chrétien ?
J’ai répondu « oui », mais que je n’étais pas très pratiquant. Il a sorti un Coran tandis qu’il m’a désigné une Bible en anglais.
-Tu vas jurer sur la Bible que tu ne diras rien sur cette rencontre. Nous sommes là pour essayer de trouver un arrangement pour la libération des otages, n’est-ce pas ? Moi, je vais faire le serment sur le Coran qu’il ne t’arrivera rien dans cette pièce et que tu pourras repartir indemne pour Bagdad.
Après cette introduction, Cheikh Hussein me parle de politique, de la France vis-à-vis des musulmans, du voile, et du bien que je peux en tirer en me convertissant à l’islam… Tu sais que c’est la seule religion qui t’autorise à prendre une kalachnikov ?
Je ne le savais pas, mais j’étais heureux de l’apprendre pour mes vieux jours. Puis nous sommes rentrés dans le vif du sujet.
– Les deux Français sont aux mains de l’Armée islamique. Je peux faire quelque chose. Ce sont mes anciens frères. Je les récupère, et nous négocions toi et moi leur libération. Qu’est-ce que tu en dis ?
J’ai tiqué sur mes « anciens frères », mais je n’ai rien dit. J’attendais de sortir pour demander des explications à Khais.
– Je suis tout à fait d’accord. C’est trop beau pour être vrai. Khais a pris le relais et traduit. Il a commencé à parler, ne s’arrêtant plus. J’imagine qu’il vantait mes vertus, combien je les comprenais, que grâce à moi et à nos fausses cartes d’identité j’avais sauvé plusieurs sunnites…
Et puis à un moment, imperceptiblement, j’ai senti l’ambiance s’alourdir. Le vent tournait.
– Et si on t’enlevait, mais pour de faux. Tu restes ici, on négocie. Je récupère l’argent et on partage…
Khais continue de traduire. Il ne se rend pas compte que la conversation commence à prendre une tournure dangereuse. Il faut que je donne quelque chose en échange, tout de suite sur la table, sinon je ne sortirai pas vivant de la pièce. L’idée s’assemble dans mon cerveau, telles des pièces d’un puzzle épars…
– Je ne suis pas très important, vous savez… Et puis, vous avez déjà deux journalistes. Par contre, il y a un Américain. Il n’habite pas loin de chez moi.
J’ai montré sur la carte de la ville… Je connais ses horaires, le nombre de gardes du corps…
Cheikh Hussein, tout en débitant son discours, tripote un stylo, que je lui emprunte. Il me l’a tendu bien volontiers. Dessus, il y a une inscription en arabe, que Khais traduit à ma demande.
– Cela veut dire : « La victoire pour un califat irakien au pays des deux rivières. »
Cheikh Hussein a hoché la tête, presque content.
– Écoute. Je vais contacter mes frères et voir comment nous pouvons nous entendre. Saker te recontactera bientôt.
Nous sommes sortis. Je suis vidé. Dans la voiture qui nous reconduits sur Bagdad, Khais a rompu le silence.
– Tu as bien parlé. Mais pour l’Américain, c’est vrai ?
J’ai dit que oui. Je ne pouvais pas lui dire que cette villa était toujours occupée, mais que l’Américain était reparti depuis une semaine, rapatrié par son entreprise sans espoir de retour.
Puis j’ai demandé :
– Khais, il y a quelque chose que je n’ai pas compris. On devait revoir le numéro 2 de l’armée islamique. Or, ce n’était pas lui, ou alors il a beaucoup changé en une semaine ! Tout en conduisant, je sentais Khais un peu gêné.
– Cheikh Hussein faisait partie de l’Armée islamique, mais il en est parti.
– Pourquoi ?
– Lorsque les otages japonais ont été enlevés, il y a quelques semaines, par des membres de la tribu de Cheikh Hussein, il est celui qui a négocié avec l’ambassade du Japon par le biais des oulémas. En tant que haut responsable religieux, c’était facile pour lui. Il est respecté par tous les partis.
Sauf que quand la rançon a été versée, Cheikh Hussein en a gardé une grosse partie.
– Une partie grosse comment ? j’ai demandé.
– Une GROSSE partie, c’est tout ce que je peux dire. Depuis, l’Armée islamique n’a plus confiance en lui.
– Mais il fait quoi maintenant, hormis être un religieux respecté ?
– Il s’est mis à son compte, a dit Khais, presque honteux.
– À son compte de quoi.
– Il enlève des gens, les négocie, fait l’intermédiaire. C’est ça qu’il veut faire avec les deux Français.
J’ai senti un petit courant d’air frais le long de ma colonne. Une petite peur bien glacée. J’ai compris que ça allait être plus compliqué que prévu.
À l’ambassade, Gaspard m’attendait avec impatience. Son patron était là, lui aussi. J’avais prévenu par téléphone qu’il y avait du nouveau.
Pendant une heure, je racontai tout, le bandeau sur les yeux, en n’omettant pas le rôle de Khais.
– C’est grâce à lui que le fil a été reconnecté. Vous pouvez les recontacter, n’est-ce pas ?
J’ai dit « oui », omettant volontairement de parler du cousin de Khais.
Gaspard, visiblement détendu, m’expliquera que tout le mois de septembre, « les diplomates et les divers intermédiaires contactés ont remué ciel et terre pour reprendre le contact ».
– Paris fait le maximum, mais ils ne comprennent pas toujours comment ça se passe ici… Et puis, les Américains sont nerveux autour de Fallouja. On parle d’une offensive imminente. Vous avez senti quelque chose, vous les avez senti préoccupés ?
– Motivés, ai-je répondu. Avant de partir, son patron m’a redit de ne plus repartir là-bas.
– Nous allons vérifier tout ce que vous nous avez donné sur Cheikh Hussein. Merci encore, mais n’y allez plus. VRAIMENT !
Il m’a quitté après m’avoir remercié pour avoir noué le contact. Je ne pouvais pas faire grand-chose de plus.
À Paris, tous les services s’agitaient pour recoudre les fils. Tandis qu’à l’ambassade, tout le monde se creusait la tête. Quelques jours plus tard, toujours par le biais de Saker, j’apprendrai que Cheikh Hussein s’était brouillé avec l’Armée islamique, que ces derniers avaient refusé qu’il fasse le go-between entre la France et les kidnappeurs. Tout le monde en était au même point.
Catherine Graciet
SOURCE : Bakchich