Aujourd’hui se pose une difficile question : comment effacer la dernière en date, mais non la moins redoutable, de ces enceintes, le boulevard périphérique ? D’ordinaire, si l’on peut dire, le processus n’est qu’une variation par rapport à ce que décrit Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris : « Les maisons se pressent, s’accumulent et haussent leur niveau comme l’eau dans un réservoir. Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et c’est à qui passera par-dessus ses voisines pour avoir un peu d’air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit ; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe Auguste et s’éparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des échappées. »
Même s’il est devenu malaisé, dans la plaine qui entoure Paris, de « s’éparpiller joyeusement », l’idée de faire éclater les vingt arrondissements – qui tiennent depuis un siècle et demi – est conforme à l’histoire de la ville.
La première difficulté est physique : elle tient à la largeur de l’espace qui sépare Paris de la banlieue, entre les derniers bâtiments de la capitale et les premiers des communes qui l’entourent. Il y a là un vide de plusieurs centaines de mètres où se juxtaposent malencontreusement deux emprises parallèles, celle des anciennes fortifications, parcourue par le boulevard des maréchaux et faiblement urbanisée par la ceinture des HBM des années 1920-1930 (les habitations à bon marché, ancêtres des HLM), et celle du boulevard périphérique, encore plus désertique.
Ce vide est infiniment plus vaste et plus difficile à combler que celui qui fut créé par la destruction du mur des Fermiers généraux dans les années 1860. Il suffisait alors de peu de chose pour que, aux barrières, les anciens faubourgs viennent à la rencontre de la rue axiale des communes annexées. Ainsi, la rue du Faubourg-du-Temple fit facilement sa jonction avec la grande voie de la commune de Belleville, la rue de Paris, rebaptisée rue de Belleville entre les nouveaux 19e et 20e arrondissements. Et le carrefour formé à cette jonction (au métro Belleville) est aujourd’hui l’un des lieux emblématiques de Paris, plus animé et pittoresque que bien des sites de la ville-musée.
De même à Barbès, bien que l’axe Faubourg-Poissonnière-rue des Poissonniers soit écrasé par celui, plus moderne, que forment le boulevard Magenta et le boulevard Barbès. Et là où la jonction a été plus problématique – par absence de grande voie axiale dans la commune annexée -, il en est généralement résulté une grande place peu accueillante certes (place de la Nation, place d’Italie, place des Ternes), mais non un no man’s land sinistre.
Les travaux en cours à la porte des Lilas – couverture du boulevard périphérique, aménagement de l’espace entre le 20e arrondissement et les communes des Lilas et du Pré-Saint-Gervais – montrent que le but actuel est tout autre. Même si l’intention affichée est de réunir, le résultat prévisible sera de séparer.
Admettons que les HBM du boulevard Mortier soient le bord extrême de Paris, bien qu’ils composent un ensemble articulé par de fausses rues désertes. La distance qui les sépare des premiers bâtiments des Lilas est de près de 200 mètres. Et ces premiers bâtiments, orientés parallèlement au périphérique enterré, sont d’immenses immeubles de bureaux dans le pire style pseudo tout ce qu’on voudra, caractéristique des années 2000. L’inquiétude grandit quand on apprend par les affiches qu’il est prévu de combler l’espace par un jardin « où la présence de la nature s’affirme, sous le signe du développement durable ».
De part et d’autre de cet espace vert – signe, là comme souvent, comme aux Halles, d’une démission de la pensée -, Paris et la banlieue se trouveront opposés face à face. Il n’y aura aucun lien humain entre le haut de la rue de Belleville et la rue de Paris aux Lilas, distantes de plusieurs centaines de mètres – espace qui sera traversé de bretelles de jonction et orné de « mares écologiques » où flotteront des cannettes de bière vides. Pour réunir, il aurait fallu travailler dans l’autre sens, prolonger la rue de Belleville à travers l’espace informe de la porte des Lilas, puis par-dessus le périphérique enterré, et rejoindre la rue de Paris là où elle est encore une vieille rue de village. Il aurait fallu créer une rue axiale vivante (l’exact opposé de ces voies où souffle un vent glacé dans le nouveau quartier de l’Est parisien, autour de la BNF).
Ce qui suppose la construction lente, réfléchie, modeste, d’un nouveau parcellaire urbain appuyé sur les beaux éléments épars dans ce secteur. Mais sans doute est-ce là une manière de faire incompatible avec la rentabilité des investissements nécessaires.
La seconde difficulté à l’agrandissement de Paris n’est pas urbanistique mais politique, encore que cette distinction soit à peu près aussi artificielle que l’opposition classique entre forme et fond. En 1860, l’annexion des villages de la couronne, qui fit passer Paris de douze à vingt arrondissements, rattachait à la capitale des territoires avec leurs habitants. Si par la suite les meuniers disparurent progressivement de Montmartre, les vignerons de Belleville, les dockers de La Villette et les ouvriers des locomotives de La Chapelle, ce n’est pas qu’ils en furent chassés : la ville moderne n’en avait plus besoin.
Aujourd’hui, la situation n’est pas aussi claire, elle varie selon les secteurs. Les communes résidentielles, échelonnées sur un grand arc ouest qui irait de Vanves à Asnières – avec des enclaves dans l’est le long du bois de Vincennes – font déjà figure de nouveaux quartiers de Paris : les frontières avec la capitale sont souvent effacées ou presque, les communications avec le centre sont faciles, les habitants ne se distinguent guère de ceux qui peuplent les quartiers bourgeois de la capitale.
Il en va différemment des communes de l’ancienne ceinture rouge. Là, d’Ivry et Vitry à Saint-Denis et Aubervilliers, dans un tissu urbain plutôt délabré, les habitants sont majoritairement « issus de l’immigration », comme disent les journaux, c’est-à-dire noirs et arabes.
Or, de ce genre de population, Paris intra-muros cherche depuis longtemps à se débarrasser : elle est désormais concentrée dans le nord et l’est de la ville, et chaque jour soumise à la double menace de la chasse aux sans-papiers – figure centrale mais non unique de la traque policière – et de la rénovation urbaine. Processus qui n’a rien de nouveau : depuis que La Reynie, premier lieutenant de police, organisa le « grand renfermement » des pauvres en mai 1657, l’action conjuguée des urbanistes et des policiers n’a cessé de pousser au loin les classes dangereuses pour finir, à l’époque moderne, par les envoyer s’entasser dans les logements « sociaux » de l’ex-banlieue rouge.
D’où la question, pour les tenants du Grand Paris : comment faire pour ne pas récupérer en périphérie ceux qu’on a eu tant de mal à chasser du centre ? Parmi les dix projets présentés ces jours-ci pour répondre à l’appel du président de la République, certains apportent des débuts de réponse. L’un (Antoine Grumbach) propose d’étendre l’agglomération parisienne jusqu’au Havre en passant par Rouen.
Outre que ce projet rappelle une idée de Ferdinand Lop, humoriste du vieux Quartier latin injustement oublié, qui proposait de prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer, il permettrait d’envoyer les basanés de toutes espèces beaucoup plus loin encore, vers des ports par où certains de leurs ancêtres sont entrés au pays. Un autre (Christian de Portzamparc) imagine de déplacer les gares du Nord et de l’Est loin en périphérie et de remplacer les voies ferrées actuelles par de grandes coulées vertes.
Supprimer les gares – surtout la gare du Nord, continuel champ de bataille de la guerre civile -, ce serait en finir avec ce qui reste de vague, de mal contrôlé dans la ville. Ce serait aussi éviter que se déversent chaque jour en plein centre des dizaines de milliers d’individus prêts à provoquer on ne sait quels troubles à la première occasion. Heureusement, comme l’écrit Balzac dans Splendeurs et misères des courtisanes, « la nature sociale à Paris comporte de tels hasards, des enchevêtrements de conjonctures si capricieuses, que l’imagination des inventeurs est à tout moment dépassée ».
Eric Hazan
SOURCE : Le Monde, édition du 08.03.09