L’ouvrage s’ouvre sur un récit autobiographique dans lequel l’auteur raconte son enfance algérienne, rythmée par les psalmodies du Coran à El Hamel, une «zaouïa» de la région de Boussaâda que dirigeait sa famille. Soumis dans ce «phalanstère» soufi à un mode de vie quasi-monacal, il n’a eu de la guerre de libération (1954-1962) que des images fugaces. Il ne la découvrira qu’après sa fin: «Je me souviens de la première promenade dans les propriétés de la famille. Il y avait des fosses partout, des cadavres déterrés par les chiens et, devant la porte des écuries, des flaques de sang noir qui mettront des années à disparaître. L’indépendance c’est la voix de Françoise Hardy mais aussi les images de tous ces paysans égorgés par le FLN.»
On l’aura noté, de la Guerre des sept ans, la libération ne révélera à l’auteur que les exactions du FLN, et c’est là tout un programme. Mohamed Kacimi assume le regard hautain que portait sa famille (une «famille de grande tente» pour reprendre les mots des premiers théoriciens de la colonisation) sur la paysannerie qui a fourni à la Révolution algérienne ses soldats et ses héros. Il nous rapporte les paroles qu’a eues son grand-père lorsque les combattants de l’ALN ont quitté leurs maquis, en 1962 : «Ce sont des roturiers, des paysans. Ils peuvent nettoyer une écurie, labourer un champ mais pas diriger un pays.» Ces paroles seront la lunette à travers laquelle il regardera l’Algérie indépendante : dirigée par les «gueux», elle court de tragédie en tragédie.
L’identité politique de Mohamed Kacimi s’est ainsi forgée dans la haine des «anciens maquisards illettrés» qui tenteront de «liquider le sous-développement comme on liquide un opposant, par une balle dans la tête». Son identité linguistique, elle, s’est forgée dans le dédain de l’arabe, cette «inaliénable colonie de Dieu». Des psalmodies incessantes dont bruissait la zaouïa familiale, il a hérité la conviction que l’arabe est la langue de l’au-delà non pas celle de la vie, et cette conviction est si profonde que ne pourront l’en guérir ni ses «périples» en «Orient» ni la compagnie d’écrivains comme Rachid Daîf qui, contrairement à ses intuitions enfantines, savent dire «je» dans la «langue du Coran». A l’école, l’auteur découvrira le français qui deviendra sa langue profane, libre du carcan sacré : «Je n’écris pas en français. J’écris en moi-même.»
A longueur de pages nostalgiques, Mohamed Kacimi raconte le monde idyllique de sa jeunesse que le régime de Boumediene, ce «criminel de guerre», s’est employé à démolir au nom de l’arabisation : les libraires débordant de livres français, «Frères Jacques» chantée tous les matins à l’école et la voix de Françoise Hardy inondant les rues d’Algérie. Son père riait aux éclats en lisant Ibn Khaldoun : «Toute nation qui reçoit des Arabes court à la catastrophe». Ibn Khaldoun désignait par «Arabes» les seuls «Bédouins». Qu’à cela ne tienne, c’est avec cette incompréhension fondamentale de la pensée du sociologue médiéval qu’il abordera l’«Orient».
Dans son premier récit, «Le voyage à la Mecque », Mohamed Kacimi raconte une mission de reportage, en pleine guerre du Golfe, en Arabie Saoudite. La description qu’il fait du faste absurde de la monarchie et du ridicule puritanisme pesant sur la société ne manque pas d’humour féroce. Le regard qu’il porte sur le pays ne s’en résume pas moins à une somme d’impressions premières. Hôte-prisonnier du Roi, il ne rencontrera presque pas de Saoudiens qui ne fassent pas partie du protocole royal. Dans l’impossibilité de voir quoi que ce fût de l’Arabie, il se livre à de longs développements sur le «wahhabisme». Dans la bonne tradition orientaliste (les Arabes ne savent rien faire sans le secours des Occidentaux), il explique que cette «hérésie de l’islam» est née le jour où «Mohamed Abdelwahab (…) a rencontré à Basra, un espion anglais du nom de Hemfer». Hemfer aurait trouvé en ce «garçon obscur» l’homme idéal pour fomenter des troubles contre l’empire ottoman, et de l’alliance du jeune imam avec Ibn Saoud, puissant chef de tribu et ancêtre de la dynastie saoudite, naîtra un immense mouvement réactionnaire qui avec l’aide des services anglais, donnera à l’Arabie, en 1932, sa configuration d’Etat théocratique. L’auteur reprend à son compte une thèse en vogue sur la naissance et la fortune du wahhabisme : celui-ci serait une pure création des agents britanniques. L’histoire de ce mouvement est pourtant plus complexe : s’il est aujourd’hui une idéologie rétrograde et mortuaire, il a été à l’origine de l’unification d’immenses territoires gouvernés par des petits cheikhs sans envergure, qu’aussi bien les «espions anglais» que les Ottomans jouaient les uns contre les autres pour asseoir leur domination dans la région.
Les Arabes et l’«invincible sommeil de l’islam»
La première fois que Mohamed Kacimi a tenté de se rendre au Caire, en 1979, il a été refoulé avant qu’il ne puisse en fouler le sol pour cause de turbulences liées à l’asile du Shah d’Iran en Egypte. Dans l’avion, écrit-t-il, il lisait les «Anti-mémoires» d’André Malraux, admirait ses «divines illuminations» («J’ai découvert l’Orient pareil à un Arabe juché sur son âne et bercé par l’invincible sommeil de l’islam») et s’extasiait devant ses «prophéties» («Les Arabes sont un hasard dans le destin de l’humanité. La preuve c’est qu’ils ne se suicident pas»). En quoi ce discours quasi-raciste est-il lumineux et ce procès sommaire du passé arabe «prophétique» ? Nous ne le saurons pas, mais les histoires de Malraux sont plus pertinentes que l’Histoire.
Le second voyage de l’auteur au Caire ne se fera qu’en 2004. Dans des pages parfois pleines d’humour, il raconte la ville, son infernal trafic automobile, son désordre de mégapole à nulle autre pareille et la fièvre des fetwas qui s’est emparée de l’Egypte comme de l’ensemble du monde arabe. Cependant, et bien que Malraux ne fût probablement plus son guide, il aborde le pays armé des poncifs du grand écrivain. De Cairotes, il ne rencontrera que des racistes primaires (une vieille dame qui cherchait un Américain à tuer !), des jeunes francophones convaincus que la France hait les musulmans puisqu’elle interdit le port du voile à l’école et des chauffeurs de taxis qui mettent tout, y compris leur non-respect du code de la route, sur le compte ouvert d’Allah. Et pour paraître spirituel, il n’hésite pas à recourir à la pure invention : «(…) Les bus n’ont pas de numéro, ni de destination, encore moins d’arrêt.»
Au Caire, Mohamed Kacimi n’avait visiblement qu’une obsession : prouver que la religion est la seule maladie de l’Egypte et du monde arabe. Pour établir le box-office des livres les plus lus, il se contentera de noter consciencieusement les titres d’ouvrages exposés à même le trottoir, et évidemment dominés par le thème religieux. Certes, l’édition égyptienne est, comme l’édition arabe, gangrénée par le «livre islamique» mais les librairies du Caire proposent aussi des romans, des essais politiques, des analyses documentées des mouvements islamistes… On peut même y acheter les œuvres complètes d’une laïque radicale comme Nawel Saadawi.
Et ainsi se succèdent les «périples» de Mohamed Kacimi. Sous prétexte de briser l’icône de Orient mythique des grands voyageurs européens, avec ses hammams et ses millions de muezzins, il en crée un autre, qu’il nourrit de ses observations fragmentaires et orientées. A Sanaa, à défaut de parler à des Sanaanis en chair et en os, il décrit la torpeur générale qui s’empare d’eux à «l’heure du qat» et compare les femmes yéménites emmitouflées dans leurs niqabs à des «tâches d’encre de Chine». Fès : un tableau rapide de la prostitution enfantine. Tunis : un aperçu de la toute-puissance de la police des mœurs. Istanbul : des hommes «qui se touchent au passage des Occidentales» et la colère de Clara à qui on a vendu pour 100 dollars une écharpe en acrylique et qui affirme, l’auteur acquiesçant, que «l’islam est au judaïsme et au christianisme ce que le Mc Do est à la cuisine traditionnelle».
Une brève illumination beyrouthine
Seuls deux récits tranchent – à des degrés différents – avec cette approche politiquement orientée de l’«Orient». Ils décrivent ses voyages en Israël, en Palestine et au Liban. Mohamed Kacimi a rencontré à Tel Aviv et à Jérusalem des gens réels, émouvants, et son écriture a gagné en profondeur. Dans des pages magnifiques, il nous donne de saisissants aperçus de l’horreur et de l’absurdité de l’occupation mais aussi du mal-être général qu’elle provoque chez les Palestiniens et les Israéliens.
Les pages consacrées au Liban constituent le chapitre le plus long du livre. Beyrouth est la seule ville d’Orient qui trouve grâce aux yeux de l’auteur : «J’aime Beyrouth justement parce que cette ville a été écrite comme une partition qui efface, brouille et récuse toutes les images de l’Orient que l’Occident a en tête. A Beyrouth, il n’y a ni hammam, ni muezzin, ni souks, ni chameaux, ni dunes, ni bazars, ni tapis, ni encens, ni épices, ni médina, ni casbah, ni bédouins, ni Mille et Une Nuits.» Il réussit à nous transmettre, grâce à plusieurs portraits de personnages cyniques ou désespérés, le sentiment paradoxal que lui a inspiré le Liban, pays du confessionnalisme, de la liberté et… de la finance : «La guerre civile a duré dix-sept années mais elle n’a pas laissé un seul grain de poussière tomber sur la façade de la Bourse.»
Malheureusement , cette illumination beyrouthine est régulièrement éclipsée par l’obsession de la «menace islamiste» rampante, incarnée, nous l’aurons deviné, par le Hezbollah. Les enfants de la banlieue chiite ne sont ainsi pas des pauvres «affamés» : ce sont des «affamés de Dieu», et les femmes chiites, comme leurs sœurs yéménites, «dévalent le soleil comme des tâches d’encre de Chine». L’observatoire de l’auteur est si haut perché dans le ciel branché de Joumaiaza qu’il voit noirs les drapeaux jaune et rouge du Hezbollah, et c’est en ces termes qu’il décrit le Beyrouth sunnite : «Là où les bougainvilliers crèvent de soif commence la terre d’islam. A l’Ouest, un autre monde. Des femmes voilées sans Gucci ni Nokia, des vitrines ravagées par l’acrylique et de l’or jaune comme la peste, des cafés glauques où des vieux poètes imbibés pleurent l’âge d’or de Beyrouth» Et empruntant à Malraux ses accents «prophétiques», il conclut, sentencieux : «Les Arabes n’ont d’amour que pour les êtres et les choses qu’ils ont anéantis. C’est pour cela qu’ils trouvent autant de jouissance dans la nostalgie.»
S’il décrit avec perspicacité l’absurde «confessionnalisme» libanais, Mohamed Kacimi n’en semble pas moins guidé au Liban par la seule parole chrétienne. Un extrait du rêvé parlant de son amie Henrika, qu’il ne prend pas la peine de commenter : «Le premier jour de la guerre nous avons vu sortir des montagnes des gens étranges (…) qu’on appelait des chiites. Et quand ils ont vu pour la première fois de leur vie des routes en goudron, ces hommes se sont mis à crier ‘‘réglisse, réglisse ». Ils se sont jetés sur le goudron et ont tout, mais tout mangé avec les doigts. (…) Les musulmans, ça fait des nids-de-poules partout.»
L’orientalisme réinventé
«L’Orient après l’amour» ressemble à s’y méprendre à un livre d’«orientaliste». Bien que dans les dernières pages, son auteur tente de nuancer son propos sur l’irrémédiable «arriération» de l’islam, il reste prisonnier de cette thèse qui refuse de définir cette religion comme le produit de l’histoire. «L’islam, une science de la mort», affirme-t-il dans sa préface. Et de citer Ernest Renan dans le dernier chapitre comme pour couronner ses illuminations de sociologue iconoclaste : «L’islam c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate à tous sentiments fins»). Pas plus que dans le rêve de Henrika, il ne relèvera ici le propos désespérément raciste. Il se contentera d’écrire : «On ne peut pas dire que cette vision passionnelle, trouble et négative de l’islam et du monde arabe soit une invention ex nihilo. (…) De Jérusalem à Lépante, en passant par Constantinople, l’islam sent, en Europe, l’épée la poudre et le sang.». Doit-on rappeler que Renan, Vigny et Flaubert ont écrit sur l’Orient à l’époque des conquêtes coloniales, que c’est l’Occident qui sentait alors «l’épée, la poudre et le sang» – et qu’il les sent encore aujourd’hui en Irak et en Afghanistan?
Dans une interview publié par «Le Matricule des Anges», l’auteur affirme avoir été inspiré, dans «L’Orient après l’amour», par un grand esprit, Flaubert : «(Il) est l’un des rares auteurs français – Edward Saïd en a beaucoup parlé dans ‘‘L’Orientalisme » – qui ne se projettent pas quand ils parcourent le monde.» Edward Said commente en ces termes les périples orientaux de l’auteur de «Madame Bovary»: «Prenons par exemple (sa) rencontre avec une courtisane égyptienne (…) : celle-ci ne parle jamais d’elle-même, elle ne fait jamais montre de ses émotions, de sa présence ou de son histoire. C’est lui qui parle pour elle, la représente (et dit) à ses lecteurs en quoi elle est ‘‘typiquement orientale »». Si l’on excepte le récit du voyage en Palestine – et dans une moindre mesure celui décrivant ses séjours au Liban -, on n’entend presque jamais d’«Orientaux» dans le livre de Mohamed Kacimi: c’est lui qui les représente et s’approprie leur parole comme Flaubert s’appropriait celle de sa muette courtisane. L’éditeur a écrit en quatrième de couverture : «Autant de voyages initiatiques ne laissent pas indemnes. Les draps sont défaits après l’amour.» De draps nous ne voyons que ceux défaits par le désir de l’auteur de soumettre l’«Orient» réel à ses préjugés et à ses obsessions.
Yassin Temlali, 24/10/2008
«L’Orient après l’amour», Mohamed Kacimi, Actes Sud, 2008.