En juillet 1969, la capitale vivait son plus grand, l’ultime, moment de joie collective depuis l’indépendance. Dans le joyeux tumulte du festival panafricain, une voix s’élevait au-dessus de toutes les autres, et Dieu sait qu’elles étaient belles toutes ces voix du continent, pour chanter la liberté du peuple sud-africain.
Tout Alger des quartiers populaires chantait à l’unisson Pata-Pata et Miriam Makeba remplissait le stade des Anassers, drainant à sa suite des cortèges d’admirateurs à chacune de ses nombreuses sorties dans les rues d’Alger. Au delà du festival, la voix puissante et sensible de la diva des townships était celle de l’Afrique toute entière. Alger avait adopté Miriam Makeba et la cause qu’elle portait au plus haut. Elle a fait à elle seule bien plus et mieux que tous les campagnes d’information et d’explication, plus que toutes les émissions politiques et les articles de presse. Par la magie de sa présence majestueuse et souriante, par la seule vertu de son chant généreux. Ainsi, le combat des noirs d’Afrique du sud contre l’abomination de l’apartheid était celui de tous. Même ceux qui n’avaient jamais entendu de musique d’Afrique australe et qui n’étaient pas familiers des musiques xhosas, swazis ou zoulous trouvaient tout de suite le rythme pour le plus grand plaisir de la chanteuse et de ses musiciens. Les concerts de Miriam Makeba où alternaient blues mélancoliques et graves et des rythmes endiablés étaient des purs moments de symbiose. Miriam Makeba était des nôtres.
Ceux qui – ils ont encore nombreux – qui ont assisté à ce concert témoignent du bonheur à écouter cette femme frêle à la voix qui semblait porter sur toute la baie d’Alger. Et tous, y compris les opposants au régime déterminés mais déjà bâillonnés, étaient très fiers que l’Algérie ait délivré un passeport à la grande dame de Johannesburg. De ces moments partagés dans ce qui fut La Mecque des mouvements de libération, il reste un film-témoignage particulièrement émouvant de William Klein. La princesse de la liberté, petite et menue y apparaît dans toute sa grâce aux cotés de son ex-mari le leader des Blacks Panthers, Stokeley Carmichael. La joie de vivre et l’enthousiasme de la belle sud-africaine dominent le film de toute la force de son sourire.
Les années ont passé, et si l’Afrique du Sud est libéré de l’emprise du fascisme livide bien des promesses n’ont pas été tenues. Miriam Makeba a traversé des épreuves, sa fille unique est décédée à 36 ans, n’est pas revenue à Alger mais n’a jamais baissé les bras et cessé de se battre. Cette artiste reconnue par ses pairs avait été la première africaine récompensée par un Grammy Award a finalement retrouvé son pays natal au lendemain de la libération de Nelson Mandela. Nous n’avions plus que d’épisodiques nouvelles de la star de la Liberté. Bien rares furent ceux qui eurent le privilège de l’écoute de son disque Homeland sorti en 1996, le temps des luttes de libération était achevé dans l’horreur des guerres internes et des luttes sanguinaires pour le pouvoir et l’argent. Homeland, disque magnifique est un hymne au pays retrouvé après un interminable exil. Ce disque récompensé en Afrique du Sud, aux Etats-Unis et en Europe n’a pas rencontré le public algérien. Les radios du continent, et celles d’Alger ne font pas exception, ne passent plus que très rarement les chansons de Madame Makeba à l’heure de la vulgarité triomphante et de la musique commerciale.
La grande voyageuse a finalement atteint l’ultime port aux premières heures de l’aube en Italie, près de Caserte, peu après un concert de solidarité en faveur du grand écrivain italien Roberto Saviano, l’auteur du terrible roman Gomorra. Son cœur s’est arrêté de battre, elle n’avait que soixante-seize ans. Elle était venue chanter et témoigner pour un homme libre menacé par la Mafia. Miriam Makeba est morte comme elle a vécu, en artiste, en femme libre et en combattante.
Tarek Ghozlane