Mémoire, histoire et droit
Liberté pour l’Histoire ? Je ne sache pas que l’Histoire pût être emprisonnée ! Tronquée parfois, évacuée sans doute, contorsionnée au besoin. C’est le sort qui fut réservé aux histoires coloniales de la France dans cette somme passionnante de 5 000 pages dirigée par Pierre Nora, intitulée Les Lieux de mémoire et sous-titrée Entre mémoire et histoire. Cinq mille pages dont une quinzaine consacrée à l’Exposition coloniale de 1931, abrégé ou paradigme des trois siècles et demi que durèrent les deux périodes coloniales françaises. Un article sur le café, d’une vingtaine de pages, ne réserve pas une ligne aux économies de plantation.
De tels partis pris ont leur part dans les polémiques que déclenchent les multiples lieux de savoir qui échappent à l’enseignement officiel. Si l’histoire était aussi libre que nous le souhaitons tous, les éminences de la recherche s’intéresseraient à l’intégralité de l’histoire de France et d’Europe, l’enseigneraient, accueilleraient des thèses, débattraient de tout sans rien sacraliser, comme il en fut pour les travaux d’un historien primé, érigé en martyr sans châtiment, malgré des critiques universitaires déplorant l’insuffisante rigueur du travail produit et primé par le Sénat, largement divulgué en ouvrage de poche.
Nous aimerions le même sort pour de nombreux travaux d’excellente qualité, sur ces sujets ou d’autres. Mais la protestation victimaire de certains historiens n’est pas l’essentiel. En la circonstance, il y a un faux conflit et un vrai débat. Le faux conflit porte sur des rivalités de compétences, qui n’ont pas lieu d’être, entre les historiens qui sont et doivent être reconnus comme chercheurs, et le législateur élu au suffrage universel qui détient la responsabilité de dire la norme, mais pas seulement, ériger des remparts.
Quant au vrai débat, il est de savoir si la mémoire et l’histoire peuvent être objets de droit. Oui, lorsque les enjeux sont au-delà de la mémoire et de l’histoire, qu’ils atteignent la cohésion nationale, l’identité commune. Il revient alors au législateur de poser la parole politique, déclaratoire, et d’en tirer les conséquences par des dispositions normatives. Il n’y a pas de matière plus politique que le droit qui élabore les règles communes pour rendre possible la vie ensemble, édicte les lisières, sépare la morale de l’éthique pour énoncer les valeurs de référence. La seule question est celle de la bonne distance entre les faits et cette parole politique.
Passons rapidement sur « l’ingérence du pouvoir politique dans la recherche et l’enseignement », puisque dans cette belle démocratie de désignation, nomination et cooptation dans toutes sortes de structures consultatives et décisionnelles, les élus seraient les seuls non fondés à jeter l’oeil sur ce qui est enseigné aux enfants qui devront devenir des citoyens libres et responsables.
Passons sur le mépris à peine voilé envers les législateurs, ces « on » en train de « fabriquer une camisole qui contraint la recherche et paralyse l’initiative des enseignants ». L’article 2 de la loi Taubira encourage justement la recherche, mais ceux qui la fustigent l’ont-ils seulement lue ? Si l’exercice consistait à échanger de « bons » procédés, nous parlerions du mandarinat universitaire qui, souverainement, décrète les sujets méritant recherche.
Passons également sur la méconnaissance condescendante envers ces millions de personnes exclues du roman national, que l’histoire a conduites à naître sur le sol de France, sans pays de rechange. Il arrive qu’à force d’entre soi, l’entour s’évapore.
J’ai le plus grand respect pour ceux qui cherchent, interrogent, s’interrogent. Mais je n’ai aucun état d’âme envers ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre des chasses gardées, à l’abri des échos et des grondements de la société.
Mémoire et Histoire traitent d’une matière commune : le passé. Ce passé nous travaille, consciemment ou non. Lorsque la société s’en empare, le législateur doit proférer une parole particulière, et légitime, dans la polyphonie produite par les historiens et les associations. Le sujet est là. Eduardo Galeano le dit à sa façon : « Le temps passé continue vivant de battre dans les veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait pas. »
Pierre Nora m’a offert, et je l’en remercie encore, le dernier ouvrage qu’il a édité sur le journal d’un négrier. Devant la mission parlementaire, il a présenté cet acte d’édition comme un acte de bravoure. Après lui avoir fait observer qu’il n’avait pas été poursuivi et ne le serait pas parce que tel n’est pas l’objet de la loi, je lui demandai quand il nous offrirait le témoignage de l’esclave.
L’historien fait-il oeuvre complète lorsqu’il restitue la seule parole des vainqueurs consignée dans les archives écrites ? Ne lui revient-il pas, avec la même rigueur méthodologique exercée sur les sources écrites, d’exhumer les filets de voix des vaincus ou victimes, ces filets qui nous parviennent par la tradition orale et les traces archéologiques ?
Nous sommes héritiers de toutes les tragédies humaines, qui nous troublent par la barbarie qu’elles révèlent et les traces qu’elles laissent. L’acte législatif fait de la mémoire de quelques-uns la mémoire de tous. C’est lui qui peut inclure les mémoires fragmentées dans un récit commun, une odyssée partagée. Pas de matière plus politique que le droit, disais-je ? Ah ! si, peut-être l’Histoire.
Christiane Taubira
Source : Le Monde du 15.10.08
Les historiens n’ont pas le monopole de la mémoire
Un débat ouvert dans Le Monde par les articles de Pierre Nora et Christiane Taubira (les 10 et 16 octobre) ne peut se réduire à une opposition entre historiens et politiques, car il divise aussi les historiens. Dès mars 2005, nous avons réagi contre la loi du 23 février qui invitait les enseignants à montrer le « rôle positif » de la colonisation, mais nous n’avons pas signé la pétition « Liberté pour l’Histoire » publiée neuf mois plus tard dans Libération. Nous ne pouvions pas accepter que la « loi Gayssot » (pénalisant les propos contestant l’existence des crimes contre l’humanité), la « loi Taubira » (reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que « crimes contre l’humanité ») et la loi portant sur la reconnaissance du génocide arménien de 1915 soient mises sur le même plan qu’un texte faisant l’apologie de la colonisation, et cela au nom de la « liberté de l’historien ».
Nous l’acceptions d’autant moins que cet appel ne posait pas dans toute sa généralité la question du rôle de la loi par rapport à l’histoire, laissant notamment de côté d’autres « lois mémorielles » comme celle de 1999 substituant l’expression « guerre d’Algérie » à « opérations en Afrique du Nord ». L’appel de Blois lancé récemment par les promoteurs de la pétition « Liberté pour l’Histoire » n’aborde pas, lui non plus, la question des rapports entre la loi, la mémoire et l’Histoire, sur des bases pertinentes. Contrairement à ce qu’affirme ce texte, nous ne pensons pas qu’il existerait en France, ou en Europe, une menace sérieuse contre la liberté des historiens.
Cet appel se trompe de cible quand il présente la décision-cadre adoptée le 21 avril 2007 par le conseil des ministres de la justice de l’Union européenne comme un risque de « censure intellectuelle » qui réclamerait leur mobilisation urgente. Ce texte demande aux Etats qui ne l’ont pas déjà fait de punir l’incitation publique à la violence ou à la haine visant un groupe de personnes donné, de réprimer l’apologie, la négation ou la banalisation des crimes de génocide et des crimes de guerre, mesures que la France a déjà intégrées dans son droit interne par les lois de 1990 et de 1972.
Il ne nous paraît pas raisonnable de laisser croire à l’opinion que des historiens travaillant de bonne foi à partir des sources disponibles, avec les méthodes propres à leur discipline, puissent être condamnés en application de cette directive pour leur manière de qualifier, ou non, tel ou tel massacre ou crime de l’Histoire. Pour la Cour européenne, « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression ». La décision-cadre précise qu’elle respecte les droits fondamentaux reconnus par la Convention européenne des droits de l’homme, notamment ses articles 10 et 11, et n’amène pas les Etats à modifier leurs règles constitutionnelles sur la liberté d’expression.
LES « REPENTANTS »
En agitant le spectre d’une « victimisation généralisée du passé », l’appel de Blois occulte le véritable risque qui guette les historiens, celui de mal répondre aux enjeux de leur époque et de ne pas réagir avec suffisamment de force aux instrumentalisations du passé. Nous déplorons également la croisade que ce texte mène contre un ennemi imaginaire, les « Repentants », qui seraient obsédés par la « mise en accusation et la disqualification radicale de la France ». L’Histoire, nous dit-on, ne doit pas s’écrire sous la dictée des mémoires concurrentes. Certes. Mais ces mémoires existent, et nul ne peut ordonner qu’elles se taisent. Le réveil parfois désordonné des mémoires blessées n’est souvent que la conséquence des lacunes ou des faiblesses de l’histoire savante et de l’absence d’une parole publique sur les pages troubles du passé.
Dans un Etat libre, il va de soi que nulle autorité politique ne doit définir la vérité historique. Mais les élus de la nation et, au-delà, l’ensemble des citoyens ont leur mot à dire sur les enjeux de mémoire. Défendre l’autonomie de la recherche historique ne signifie nullement que la mémoire collective soit la propriété des historiens. Il n’est donc pas illégitime que les institutions de la République se prononcent sur certaines de ces pages essentielles refoulées qui font retour dans son présent.
En tant que citoyens, nous estimons que la loi reconnaissant le génocide des Arméniens – heureusement non prolongée, à ce jour, par une pénalisation de sa négation – et celle reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité sont des actes forts de nos institutions sur lesquels il ne s’agit pas de revenir.
Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel
Les auteurs sont historiens et membres du Comité de vigilance sur les usages publics de l’histoire (CVUH).
Source: Le Monde du 7 novembre 2008]