Hommage

Stuart Hall : Un adieu vers l’avenir

Stuart Hall était un « intellectuel » de gauche au sens où l’entendait le théoricien marxiste Antonio Gramsci, dont la pensée influença profondément Hall. Ce-dernier n’était en aucun cas un théoricien coupé des réalités de son époque, il ne fut jamais membre de l’aristocratie cultivée britannico-impérialiste, qu’il côtoya et méprisa très tôt à l’université d’Oxford. Pas uniquement à cause de l’attitude élitiste de celle-ci, mais également car Hall fut l’un des pionniers d’une génération d’intellectuels non-blancs issus des colonies, censée être formée, au cœur de l’empire britannique, en vue de devenir la nouvelle élite dans les colonies. Il devint cependant un intellectuel, pour reprendre une formule de Gramsci, non pas grâce à son « éloquence », mais en se mêlant « activement à la vie réelle, comme un constructeur, un organisateur, un « persuadeur permanent », parce qu’il n’est pas simplement un orateur1». Hall militât au sein de l’Université pour l’émergence et l’établissement des Cultural Studies en tant que projet théorique de nature politique. Il fut instituteur dans la partie pauvre de l’est londonien, fonda des organisations comme par exemple la « société socialiste » et des revues comme la New Left Review.

En un certain sens, l’histoire de la vie de Hall peut être qualifiée de paradigmatique de celle de la gauche britannique de l’après guerre. Les conjonctures, crises et renouveaux de cette dernière sont retracés – comme l’a montré le réalisateur John Akomfrah dans son documentaire « The Stuart Hall Project »2 – tout au long de la biographie de Hall. Et inversement, l’évolution intellectuelle de Hall ne peut être comprise sans comprendre les césures qui traversèrent la gauche britannique après 1945. Notamment durant l’année de tensions 1956, lorsque la crise de Suez révéla la fin irrévocable de la puissance impériale britannique, alors que, dans le même temps, les soulèvements ouvriers en Hongrie furent brisés par des chars soviétiques au nom du « socialisme ». Ce fut la naissance de la « nouvelle gauche », une nouvelle génération de militant-e-s et de théoricien-ne-s, qui rompirent avec le stalinisme. Beaucoup d’entre eux furent des immigré-e-s des colonies ou issus de la première génération des classes ouvrières anglaise, irlandaise ou écossaise, à s’être hissée en haut de l’échelle sociale en faisant des études. D’autre part, le succès électoral de Margaret Thatcher en 1979 marqua un changement d’époque dans l’évolution du capitalisme, pas seulement en Grande Bretagne, mais également à l’échelle mondiale. La variante néolibérale du capitalisme s’imposa ainsi – outre la « Reaganomics » aux États-Unis et la dictature militaire de Pinochet au Chili – par le « Thatchérisme ». Ces deux mutation influencèrent durablement le travail politique et théorique de Stuart Hall. Il est considéré comme l’une des figures fondatrices de la New Left, sur laquelle il eut une influence non négligeable, notamment en tant qu’éditeur, dans les années 1960, de la New Left Review. Le renouvellement du contenu politico-théorique de la gauche était pour lui en partie liée à la re-découverte de traditions marginalisées de la théorie critique. Mais dans le même temps, ce renouveau devait passer par une forte focalisation sur des questions du quotidien, de la culture populaire et des évidences « a-politiques » – du moins en apparence – de la pensée et de l’action. C’est cette perspective que poursuivit Hall à partir de 1964 en tant que directeur du « Centre for Contemporary Cultural Studies » (CCCS) à Birmingham et plus tard en tant que professeur de sociologie à la Open University. La transformation néolibérale de la société britannique sous le gouvernement conservateur de Thatcher fut analysée par Hall dès la fin des années 1970, notamment dans le cadre du magazine théorique Marxism Today, édité par l’aile « réformiste » du Parti Communiste britannique.

Une pensée de la diaspora au cœur de l’Empire

L’histoire de la vie de Hall apparaît ainsi comme paradigmatique pour l’histoire d’après guerre de la gauche britannique. Mais dans le même temps – et c’est ce qui fait ressortir la productivité et la force d’inspiration de sa pensée – il fut également une figure particulière, voire solitaire, au sein de cette histoire. Étant né et ayant grandi à Kingston, en Jamaïque, il appartenait à cette première génération de migrants qui firent le voyage des colonies antillaises vers la Grande-Bretagne après la Seconde Guerre Mondiale. Une bourse lui permit de venir étudier à partir de 1951 à l’université d’Oxford, où il se trouva entouré d’une culture de la « upper-class » blanche et selon ses propres dires « après trois mois », il savait qu’il n’avait rien à faire ici. Hall n’était pas uniquement de gauche et marxiste, il était aussi et surtout un penseur « post-impérialiste », un intellectuel noir, non pas au sens d’une catégorie identitaire « raciste », mais en tant que faisant partie de l’histoire des dominés et des luttes des colonisés  : comme l’un des sujets historiques du « long souvenir de la catastrophe » (W.E.B. DuBois). Les conséquences pour la perspective de Hall se trouvèrent dans cette formule, il s’agissait pour lui de penser à partir des colonies, de la diaspora au centre de la société capitaliste occidentale. Cela concernait en particulier l’Angleterre et sa longue histoire pour imposer l’impérialisme, le colonialisme, le trafic d’esclaves et la domination culturelle comme facteurs de la puissance mondiale. Hall écrivit ainsi en s’inspirant du paysage universitaire anglais conservateur et blanc, mais bien au-delà de cela, comme l’un de ses collègues l’écrit dans un éloge funèbre : « Il permit à au moins deux générations d’universitaires britanniques noirs, de nous considérer en tant que  »penseurs » et pas uniquement comme objets d’une certaine curiosité sociologique. Hall a ainsi changé à jamais le paysage universitaire blanc tout comme la vie intellectuelle de Grande-Bretagne 3 ».

Hall ne pratiquait pas la production théorique comme un « jeu de perles en verre » (Glasperlenspiel) intellectuelle, mais en vue d’une analyse de la situation historique concrète, et des rapports de force en découlant. Il développa ainsi un marxisme ouvert, capable d’apprendre, qui dépendait des débats sérieux et constructifs avec divers courants de la tradition de la théorie critique, au lieu de la critiquer sans arrêt, en se délimitant et se cloisonnant. Ainsi, il s’imprégna et travailla à partir d’auteurs poststructuralistes et psychoanalytiques tout comme de théoriciens moins éminents de l’atlantique noire (black Atlantic) comme W.E.B. DuBois ou C.L.R. James. Il démissionna de la position importante qu’il occupait à la direction du Centre for Contemporary Studies en 1979, car le féminisme ne verrait pas naître de nouvelle génération simplement en écoutant patiemment et nécessitait des ressources et des positions de pouvoir au sein de l’institut : « Il [le féminisme] fit irruption comme une voleuse en pleine nuit ; interrompit le travail ; fit d’improbables bruits, s’appropria le temps et grimpa sur la table des Cultural Studies4 ». Hall ne voulait pas suivre la mode à l’université, mais entendait plutôt aiguiser les instruments analytiques, qui sont nécessaires afin de comprendre comment fonctionnent les rapports de pouvoir et de domination, qu’il faut renverser.

Nous mettrons ici l’accent sur trois points politiques et théoriques centraux qui imprègnent le travail de Hall: sa focalisation sur la culture populaire et l’intelligence quotidienne ; le développement d’une théorie critique du racisme ; et et l’analyse de l’hégémonie du libéralisme.

Cultural Studies : la compréhension culturelle et quotidienne

La rénovation théorique du marxisme, à laquelle aspiraient Hall et d’autres théoricien-nne-s de la New Left britannique, se positionnait principalement contre les réflexes mécanistes de la gauche consistant à comprendre et à définir le marxisme comme science (Wissenschaft) découlant des « lois d’airains de l’histoire ». En particulier argumente Hall – comme avant lui plusieurs générations de marxistes révolutionnaires – contre le piège que représente « l’économisme », c’est à dire l’idée consistant à faire découler plus ou moins directement de l’analyse des structures des classes économiques d’une société, toutes les dynamiques politiques, idéologiques et culturelles – par exemple l’attitude des partis, la « conscience » des ouvrier-e-s ou encore leurs pratiques quotidiennes. La focalisation explicite sur la culture des jeunes ou la culture populaire par exemple, ou encore la manière dont les adolescents noirs, par exemple, sont présentés par les médias de masse comme danger « intérieur » pour la société, qu’il voyait comme une condition préalable pour une compréhension réaliste de la situation politique actuelle – et ainsi pour une politique émancipatrice effective. La « culture » est selon Hall et selon la perspective qu’il a fondé au sein des Cultural Studies un terme, qui inclut bien plus que la haute et la pop-culture. En tant que « a whole way of life » (Raymond Williams), la culture apparaît comme le terrain de négociations, de significations, de limitations et de remaniements de l’idéologie, d’élargissement des conceptions de l’identité, de la fabrication de différences et de stéréotypes. À l’inverse, il s’agissait également des interactions de plusieurs significations et symboles, de leur ré-interprétation et ainsi de l’émergence de nouvelles manières de voir le monde, de penser et de rêver.

À chaque fois, il fut question de la manière de lier culture et pouvoir, entre la production de significations et les groupes qui produisent, utilisent et imposent celles-ci. Ce qui préoccupa Hall encore et encore, fut en particulier la force et la persistance des conceptions morales, des croyances à une idée ou à une utopie. Elles peuvent être une force qui aide à ne pas perdre espoir, même dans les pires conditions ou les situations les plus désespérées, mais aussi fonctionner comme moteur pour de nouvelles formes de vie, de pensée du quotidien et des combats politiques, comme résistance contre de fausses innovations.

À l’inverse, il pose, à partir du quotidien de la culture, du soit-disant plaisir privé du temps libre, de la vie de famille, etc., la question des actions hégémoniques d’hommes, imprégnés de convictions endurcies et difficiles à faire évoluer. Ici aussi, Antonio Gramsci est le point de référence théorique central, puisque dès le début du XXème siècle, à travers la lecture d’écrits populaires comme les romans de quatre sous et les articles de journaux, celui-ci examina le quotidien des classes dominées – les « subalternes ». Hall se rapprocha de cette idée, lorsqu’il se focalisa sur l’analyse des produits culturels bas de gamme, afin de comprendre quelles idées fascinent, quelles pensées émeuvent, quelles convictions mobilisent, quels liens sont établis, pour orienter sa propre action. Quelles sont les conceptions circulant, et dans quelle idée du monde s’insèrent-elles ? Font-elles partie d’une idéologie archaïque ou sont-elles liées à des forces émancipatrices, deviennent-elles partie intégrante de la critique de gauche involontairement intégrée dans la modernisation de la société ? Hall prit toujours Gramsci au sérieux particulièrement lorsqu’il perçu l’impulsion antidémocratique de conceptions culturelles conservatives dans des partis de gauche ou des courants théoriques, qu’il voulait surmonter. C’est pour cela qu’il écrivit dans le premier éditorial de la New Left Review en 1960 : «Si nous discutons de films ou de culture de jeunes dans la NLR, ce ne sera pas pour suivre la mode et l’air du temps. Ces discussions sont pertinentes pour analyser les formes créatives à partir desquelles les hommes, qui doivent vivre dans le capitalisme, résistent – les expressions croissantes de l’insatisfaction sociale, les conceptions de besoins profondément ancrées.

Théorie critique du racisme

L’insatisfaction envers les marxismes marqués par l’économisme influença également le rapport de Hall à l’analyse du racisme. Il mis ainsi l’accent sur le fait qu’il ne suffisait pas de se scandaliser devant la violence économique, symbolique, matérielle et bien trop souvent meurtrière du racisme. Il serait ainsi nécessaire de comprendre comment le racisme fonctionne en tant que « code culturel » quotidien – « comment il fonctionne dans nos têtes, pour que nous puissions mieux le combattre dans la rue ». Cela pose également la question de savoir comment le racisme opère en matière de constitution des classes sociales, sans pour autant s’y réduire. La perspective de Hall met en lumière comment la classification et la répartition des humains selon des caractéristiques bien particulières fonctionnent, quelles signifiants nous utilisons pour écrire les identités et produire les différences. La « stéréotypisation » (Stereotypisierung) en est la stratégie centrale pour définir qui « en fait partie » (dazugehört) socialement ou symboliquement et qui en est exclu, c’est-à-dire que cela consiste à tracer une frontière politique entre un « nous » et tous les « autres » et ainsi également réguler ou déconstruire les entrées dans le champ du pouvoir ou des ressources. Les humains ne sont pas uniquement différents, ils sont rendus différents. La stéréotypisation assure ainsi l’ordre en place, pas uniquement de la position sociale, mais également de l’imaginaire, du champ culturel, du symbolique. L’apparente division par couleurs de peau est en effet une praxis culturelle hautement politique, aux pré-requis multiples, historiquement pluri-séculaires, de la stéréotypisation. Le racisme n’est donc pas uniquement ce que font les racistes. Le racisme est une logique culturelle profondément ancrée dans une logique, une sorte de code de la compréhension du quotidien, qui relie un système spécifique de classification – « blanc », « noir », « citoyens », « étrangers », « Britannique », « Indien », etc. … – à une certaine distribution du pouvoir et des ressources. Mais dans le même temps, Hall se révolte contre les « politiques identitaires » – même de gauche ou antiracistes. Sa conviction est que les identités, en tant que résultats d’attributions puissantes venant de soi-même ou bien d’autrui ne sont et ne peuvent jamais être fixées ou stables. Il examina ainsi les tentatives de production d’identités en définissant tout ce qu’elles ne sont pas. Les identités sont des compositions complexes qui se recouvrent, se contredisent ou les termes de Hall sont « hybrides ». Cette « hybridité » correspond à l’expérience prégnante de Hall comme intellectuel de la diaspora : comme « étranger connu » (bekannter Fremder) : à la fois membre à part entière d’une entité mais dans le même temps exclu de cette entité, qui connait ces deux endroits mais qui n’appartient réellement à aucun des deux. « C’est exactement cela l’expérience de la diaspora : assez de distance pour ressentir le sentiment de perte et de l’exil, mais assez de proximité pour comprendre le casse-tête d’une arrivée constamment repoussée. »5

Les identités n’offrent donc pas de base « authentique » pour une politique vraie et « authentique » – même pas pour des projets antiracistes. Elles ne sont pas fixes, au sens d’immuables, mais se créent dans des processus bataillés de lutte d’homogénéisation et de recompositions et qui ne sont surtout pas détachées des groupes qui se les approprient et les articulent, y compris contre d’autres. Il s’agit également d’un gros malentendu lorsque l’on exalte (ou dénonce) Hall comme le « parrain du multiculturalisme ». Pour Hall il s’agissait d’une politique antiraciste effective, qui reconnait les exigences propres de la lutte contre le racisme, mais qui se comprend en même temps comme faisant partie d’un projet politique d’émancipation politique et sociale plus large. Le « multiculturalisme » était pertinent pour Hall là où il déploie une force comme idéologie organisatrice, afin d’organiser un projet politique dans lequel diverses identités, positions et analyses se reliaient. Ce n’était donc pas un label parrainé par Hall. Le propos de Hall n’a donc rien à voir avec ce qui est aujourd’hui compris fréquemment sous le terme « multiculturalisme » – le melting-pot carnavalesque de cultures qui se démarquent les unes des autres, qui s’enrichissent réciproquement à travers des recettes de cuisine, de la musique ethnique et leur productivité grâce au management de la diversité.

Hégémonie du néolibéralisme

Les analyses de Hall entendent mettre en lumière les conjonctures d’évolutions sociales, afin de faire progresser le renouvellement de la politique de gauche qui ne sépare pas le travail théorique et le travail politique mais qui ne les réunit pas pour autant. Hall est l’un des premiers à comprendre que les succès électoraux de Reagan et de Thatcher représentent plus qu’un revers provisoire, mais ont bien plutôt modifié radicalement les conditions et déterminants de toutes les futures politiques de gauche. Il développe ainsi le terme de « Thatchérisme » afin de démontrer que la politique des conservateurs dans les années 1980 a introduit une nouvelle phase dans le développement capitaliste : une vaste offensive du capital qui s’exprima également – comme durant la grève des mineurs britanniques en 1984/85 – mais pas uniquement par la coercition et la répression contre la classe ouvrière. L’augmentation du racisme dans la classe ouvrière blanche depuis les années 1980 et dans le gouvernement néoconservateur de Thatcher ne se laisse pas uniquement expliquer par les changements économiques.. Par le nationalisme, l’ordre public, les privatisations massives des secteurs publics (écoles, universités, hôpitaux, assurances sociales) et un recours nostalgique à l’Empire et à ses « valeurs britanniques », on a réussi à organiser l’approbation de larges secteurs des travailleurs salariés, alors que dans le même temps on a réussi à imposer une détérioration de la situation et les chances de nombreuses personnes. C’est à grand renfort qu’on a diffusé un paquet de préceptes néolibéraux dans de nombreux endroits de la société civile. La « liberté du marché », l’individu naturellement isolé et poussé par la compétition, le mantra selon lequel la privatisation du secteur public et des infrastructures sociales rendraient plus performants et moins chers tous les secteurs sociaux– toutes ces déclarations devinrent une évidence pour beaucoup, même lorsque ces derniers pouvaient, au plus, apporter leur propre force de travail au marché et qu’ils dépendaient du système de sécurité sociale et de la solidarité collective. Hall interpréta cette néolibéralisation de l’entendement du quotidien – jamais totale mais de plus en plus approuvée – l’interprétation des intérêts particuliers du capital en tant qu’intérêts globaux de la société – et en fit le point de départ de sa critique. Il montra que les préceptes du néolibéralisme ont été élaborés par les dominants et leurs intellectuels – en tant que production théorique dans les universités, en tant qu’explication et justification jusque dans les shows casting, où des milliers de personnes concourent pour un seul travail de star.

Hall vit dans ce mouvement contradictoire, c’est-à-dire dans la pluralité des perspectives et la disparition de leurs bases sociale et matérielle l’un des plus gros problèmes des résistances de gauche au néolibéralisme : la gauche ne pouvait pas opposer de projet « populaire-démocratique », dans lequel la lutte pour de réelles améliorations matérielles se couplerait à la démocratisation et la pluralisation des modes de vie du quotidien, au « populisme autoritaire » du gouvernement Thatcher. Elle n’a pas réussi à faire des différences une force pour les luttes afin de formuler une « idéologie organisatrice » pouvant s’opposer à une redistribution massive du bas vers le haut et aux mobilisations racistes.

« Whithout Guarantees » : devenir ce que nous voulons être.

Hall ne critiquait pas seulement la domination du Capital, mais également les institutions du mouvement des travailleurs – en particulier là où, par exemple, elles décident de réguler la bureaucratie du Labour Party et l’entrée dans des syndicats, les frontières de ses débats internes, les endroits et les ressources, aux positions de pouvoir. Une politique, même de gauche, qui se base sur une immunisation plutôt que sur la conviction ne mérite pas son nom. À cela s’ajoute un rapport critique, donc réfléchissant et interrogeant ses propres bases théoriques et analytiques. Ainsi, le renouvellement du marxisme doit, selon Hall, également prendre en compte la « relative autonomie » des divers rapports de domination et la logique interne de la lutte pour la reconnaissance de celles-ci, afin de comprendre comment elles participent, à divers niveaux, à la (re)production du capitalisme. Car le capitalisme ne produit pas que des classes « économiques ». Les rapports de classes, la division en une grande majorité d’exploités et une petite élite d’exploiteurs, existe toujours dans sa combinaison avec les rapports de genre, avec les divisions racistes et sexistes.

Ces derniers ont leurs propres logiques, par lesquelles ils fonctionnent, mais elles « s’articulent » aussi entre elles. « La » classe ouvrière homogène, masculine et blanche n’a jamais existé. Pour les opposants aux processus émancipateurs le prolétariat en tant que classe ne devrait, de toute manière, pas exister, tout comme les mouvements sociaux actifs ne souhaitant pas être regroupés sous une seule bannière. Stuart Hall comprit cela beaucoup plus tôt que de nombreux cadres dogmatiques qui confondaient les processus souhaités de l’unification avec leur égalisation dans le stalinisme avec les pires formes de la mort et de l’enfermement. Les mouvements sociaux sont composés de différents groupes. Cependant, ils ne peuvent se passer d’organiser une résistance structurée qui tienne compte des vraies différences dans leur signification sociale et symbolique, mais sans pour autant renoncer à l’unité dans leurs revendications. Il n’y a pas de garantie que le capitalisme s’éternise, qu’il soit la fin de l’histoire, comme on aime l’annoncer. De la même manière, nous sommes encore loin d’être ceux que nous voulons être. Avec Stuart Hall, nous perdons quelqu’un qui avait conscience que le devenir personnel ne pourra advenir que lorsque l’être sociétal arrêtera de nous limiter, nous décourager et nous faire nous mépriser réciproquement. C’était un personnage politique véhément et savait en tant que tel que faire de la politique impliquait forcément des remises en cause, d’impasses et de détours. Nous faisons de la politique « sans garanties » (without guarantees), comme Hall aimait le dire, sans pouvoir anticiper le devenir historique – nous ne seront pas sauvés par une entité plus importante, ni par une ruse de l’histoire. Mais la politique comporte aussi, et c’est cela qui la rend attrayante, la possibilité d’atteindre quelque chose de meilleur, de plus libre, de plus juste et de plus beau que ce qu’elle est actuellement. C’est pour cela qu’il faut que les soucis, les espoirs et les désirs individuels deviennent des alliées; pour cela il faut qu’advienne un « nous » sans être « un ».

C’est désormais la tâche des orphelins que Hall laisse derrière lui, de dialoguer avec sa pensée. Le développer serait un adieu qui comporterait en lui un nouveau départ : un adieu vers l’avenir.

Benjamin Opratko est l’auteur de Hegemonie. Politische Theorie nach Antonio Gramsci. Janek Niggemann a co-dirigé Gramsci lesen. Einstiege in die Gefängnishefte.

Source : Stuart Hall: Ein Abschied in die Zukunft

Traduit de l’allemand par Selim Nadi, membre du PIR, avec l’aimable autorisation des auteurs.

1 Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position, La Fabrique, Paris, 2011, p. 157.

 

4 Stuart Hall, Ausgewählte Schriften, Hamburg, 1994, p. 42.

 

5 Ibid. , p. 16.

 

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