Irrévérence

Soutenir Charlie Hebdo, critiquer Charlie Hebdo…

Thomas Legrand, chroniqueur apprécié de France Inter, se félicitait jeudi matin des progrès observés (par lui) dans les réactions à ce qu’on pourrait appeler « l’affaire Charlie Hebdo ». En 2006, notait-il, au moment où le même hebdomadaire publiait les fameuses « caricatures de Mahomet », les condamnations aux menaces intégristes étaient certes quasi unanimes, mais elles étaient souvent assorties d’un « mais… ». « Je condamne les menaces intégristes contre Charlie, mais je n’approuve pas pour autant la publication des caricatures ».

Aujourd’hui, se réjouissait notre chroniqueur, il n’y a plus de « mais… ». Eh bien moi, Cher chroniqueur, je revendique le droit au « mais » ! Et je voudrais bien qu’au nom d’une liberté totale, on ne me prive pas de mon droit à la critique. Je ne suis pas binaire au point de ne pas pouvoir à la fois condamner les criminels qui balancent un cocktail Molotov dans les locaux d’un journal, et désapprouver les choix rédactionnels de Charlie. Je dis « condamner » et « désapprouver », car il va sans dire que mon opposition à un acte liberticide et criminel, et ma critique d’un choix rédactionnel, ne sont pas de même nature. Cela dit, je ne doute pas qu’un esprit de polémique mal placé réussira à rendre le « mais » apologétique, sinon complice du crime. Les pressions pour faire taire le « mais » sont innombrables.

Curieusement, elles s’apparentent à une pensée innocemment totalitaire ou à une censure… La pression la plus élémentaire ne commence-t-elle pas en prétendant à une unanimité qui n’existe pas ? Car si vraiment tout le monde pense ainsi, je vais y regarder à deux fois avant d’oser dire que je pense autrement. Osons quand même, d’autant plus qu’un simple micro-trottoir dans les rues de nos villes montrerait, assez vite, je crois, que le « mais » est omniprésent. Ne pas confondre le microcosme politico-médiatique et l’ensemble de nos concitoyens.

« Mais », donc, mais pourquoi ? Pour une raison philosophique d’abord, et sans faire pédant. C’est le fameux sujet de bac « liberté et libre-arbitre ». Si mon libre-arbitre prétend résulter du seul acte de ma volonté, ma liberté, elle, tient compte de toutes sortes de déterminismes. Elle est aussi sociale. Je ne fais jamais ce que je veux. Je suis toujours dans l’autocensure. Consciemment ou non, il y a toujours des choses que je m’interdis de faire. Dessinateur à Charlie ou journaliste à Politis.

Et parmi les déterminismes dont je tiens compte, il y a évidemment l’environnement social et politique. Le contexte. Il ne s’agit pas d’excuser le voleur parce qu’il est pauvre. Mais, s’il est pauvre, en proie aux discriminations, et qu’il n’a rien volé, et même si j’ai un fol humour et l’envie de beaucoup rire, je n’ai pas forcément envie de l’accabler. Surtout que je suis bien conscient des risques de récupération par mes pires ennemis. Je ne peux donc prétendre à une totale irresponsabilité. On m’objectera que, dans le cas qui nous occupe, toutes ces précautions, on les a prises. Et que ceux que l’on attaque de la pointe du crayon ne sont pas discriminés, puisque ce sont les « fanatiques ». Peut-être, mais en raillant Mahomet, ce n’est pas « les fanatiques » que l’on moque, ce sont bien les musulmans. Et la France d’aujourd’hui exhale assez de relents racistes nauséabonds contre les Arabes pour que je retienne un instant mon crayon.

Certes, le « fanatique » et le musulman se distingueront par leur réaction. Le premier lancera un cocktail Molotov contre le local de mon journal : celui-là, je veux que la police et la justice se chargent de lui. Le second sera blessé, en silence peut-être, mais blessé quand même. Cela, dans une société où il se sent déjà mal-aimé et minoritaire. Blesser ces gens, est-ce un objectif ? Car nul n’ignore que les choses sont moins simples qu’il y paraît dans notre tradition laïque.

Dans le monde arabe, les musulmans les plus « modérés », les moins « pratiquants », et peut-être même, les moins « croyants » n’aiment guère qu’on se gausse de leur religion. S’il s’agit, comme on ne manquera pas de l’affirmer, de dénoncer un mouvement islamiste tunisien arrivé en tête des élections, n’est-ce pas, par un regrettable dégât collatéral, 40 % des électeurs (34 % des Tunisiens de France) que l’on attaque, peut-être sans le vouloir ? Faut-il être fier, pour être passé outre toutes ces objections, d’avoir finalement reçu le soutien ardent de Marine Le Pen, de Claude Guéant et d’Ivan Rioufol, l’extrême chroniqueur du Figaro, obsédé par l’invasion des Arabes ? N’est-ce pas cela, le contexte ?

Dernière objection que j’entends déjà : faut-il alors critiquer une œuvre théâtrale prétendument blasphématoire pour les chrétiens et manifester devant le théâtre de Paris avec les intégristes catholiques ? Je fais deux différences. D’abord, les populations attaquées, ou qui se sentent attaquées, ne sont pas dans la même situation dans la société française. Ensuite, une œuvre artistique, ou revendiquant ce statut, et un journal, ce n’est pas la même chose. Notre modestie de journalistes dût-elle en souffrir.

Denis Sieffert

SOURCE : Politis

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