Sexe, alcool et libertés en terre néo-colonisée : l’impossible individu. À propos du reportage de Moustapha Kessous sur le hirak

« S’emparer des bons côtés de la modernité pour en combattre les mauvais ? Non ! D’un cercle vicieux on ne sort qu’en étant encore plus vicieux que lui. Nous plantons notre drapeau ailleurs. Nous repartons de zéro ; ou, mieux, nous repartons à partir de nos mémoires, de nos histoires, de nos traditions, de nos croyances, fausses ou vraies. Et même des plus moches ! La modernité pas plus que ses vertus émancipatrices ne sauraient donc être notre point de départ. Ni notre point d’arrivée. Sans pitié, même s’il s’accroche, qu’il tente de nous séduire ou hurle de colère, il paraît plus prudent de jeter le bébé avec l’eau du bain. » Sadri Khiari

C’est systématique. La notion de « liberté individuelle » est une bombe explosive, à elle toute seule, dès lors qu’elle prétend s’affirmer dans une société du Sud global ou dans les milieux fortement indigénisés du Nord. Elle provoque des tempêtes furieuses partout où elle prétend s’imposer comme une valeur libératrice. Les passions se déchaînent. Les jeunes hommes et femmes qui ont participé au reportage de Moustapha Kessous en savent quelque chose, eux qui se sont pris une volée de bois vert dans la figure et sont contraints de s’expliquer, voire même de s’excuser. Accusés d’importer les mœurs occidentales, de dévoyer le pays et ses valeurs, ils sont sur la sellette. Les médias occidentaux et les bonnes âmes s’en émeuvent et y voient un atavisme islamique/tribal, une arriération, déjà identifiés du temps des colonies et qui se perpétuent jusque dans les « territoires perdus de la république » (on comprend mieux l’usage de l’adjectif « perdus »). Les plus racistes se délectent, les plus antiracistes louvoient, mais le constat est sans appel : les basanés, d’où qu’ils viennent, sont « intolérants ». Ils sont réfractaires au concept d’individu. D’où découle qu’ils ne sont pas assez entrés dans la modernité. Tragique ! Et c’est ce projet de remise à niveau que les hussards de la république et des Lumières tentent désespérément d’accomplir vaillamment contre les vents contraires. La mission civilisatrice peine à donner ses fruits. On se consolera avec certaines victoires à l’arrachée : Moustapha Kessous lui-même n’en est-il pas un exemple ? L’espoir est certes permis, mais force est de constater la ténacité du tribalisme indigène :

– de jeunes couples organisent un kiss in dans les rues de Casablanca : tollé et menaces de mort ;

– une poignée de jeunes gens revendique son droit à transgresser le Ramadan à Tizi-Ouzou : contre-manif de plusieurs milliers de personnes pour exiger le respect du jeûne dans l’espace public ;

– une jeune fille retire son voile, et poste une photo d’elle dévoilée sur Facebook, et les insultes pleuvent ;

– des jeunes hommes font leur coming out homosexuel, ils sont immédiatement lynchés, que ce soit à Dakar, Tunis ou Sarcelles ;

– une femme et un homme se laissent filmer en train de boire de l’alcool –et revendiquent ce droit–, c’est le feu aux poudres.

Nous voilà de nouveau pris dans les tenailles du débat qui plombe les sociétés du Sud depuis le fait colonial : comment concilier « traditions » et « modernité » ? Ou pour le dire autrement, comment embrasser la modernité sans y perdre son âme ?

Et pourquoi ne pas répondre franchement à cette question ? Entrer dans la modernité, c’est, de fait, perdre son âme.

Tombe alors comme un couperet l’interrogation qui suit fatalement : oui mais « les libertés individuelles ? ». Et si notre manière de nous questionner était biaisée ? Et si le monde indigène connaissait mieux les libertés individuelles que les sociétés modernes et libérales ? Et si nous postulions l’idée que les sociétés pré-coloniales avaient une connaissance fine des libertés individuelles, qu’elles savaient l’irréductibilité de l’individu. Pourquoi ne pas imaginer que ces libertés ne sont pas nécessairement fournies par l’État de droit mais qu’elles peuvent exister dans une société, sans le truchement de l’État, car garanties et protégées par le groupe ? Pour ma part, je ne sais pas où commence et où finit l’individu mais je sais que, lorsque quelqu’un me tord le bras, ce n’est pas mon voisin qui a mal. Je sais que, lorsque je mange, ce n’est pas mon voisin qui est rassasié. En revanche, je sais que, si je veux manger à ma faim, il faut de l’organisation et de la solidarité. Et c’est dans le groupe que je la trouve. Toute société, tout groupe humain, sait cela. Et tout groupe humain, s’il veut survivre, doit rechercher cet équilibre entre l’individu et le collectif. Tout groupe humain sait d’instinct que, pour préserver le collectif, il faut préserver l’individu, et que, pour préserver l’individu, il faut préserver le collectif. Il existe un  rapport dialectique entre les deux. Par contre, lorsque l’équilibre est brisé, c’est, soit la tyrannie de la collectivité sur l’individu, soit la tyrannie de l’individu sur la collectivité. Or, dans notre monde moderne, les deux configurations existent. Elles se font face, se toisent, et se mènent une guerre sans merci. Le modèle hégémonique est celui des sociétés capitalistes avancées, libérales et démocratiques, dont la liberté individuelle est un concept central. Comme l’explique Sadri Khiari :

« Le principe de la démocratie capitaliste, c’est la liberté individuelle et l’égalité politique. Les races en sont la négation. Elles en sont aussi indissociables. La modernité bourgeoise, qui s’installe au tournant du XVIIIè et XIXè siècles, se développe en effet au croisement de deux mouvements contradictoires et néanmoins complémentaires, la libération des individus du carcan des hiérarchies statutaires indispensables à l’affirmation de l’État moderne et à l’épanouissement du Capital, et l’expansion impériale qui leur est tout autant nécessaire »[1]

Ainsi, l’émergence de l’individu citoyen est intimement liée à la formation des Etats coloniaux. Cependant, dans les pays du Sud, dont les structures sociales ont été dévastées par le fait colonial, la priorité, après les indépendances, a été donnée au groupe – incarné le plus souvent par l’unité nationale – qui, loin d’être un acquis, est un construit fragile, dont le funeste modèle est l’État nation français. Soulignons ici que cette fragilité est renforcée par la victoire du néolibéralisme et de la contre-révolution coloniale qui aura pour conséquence – en l’absence d’alternative politique depuis la fin de l’option communiste et de l’échec du tiers-mondisme – un renforcement de l’autoritarisme d’Etat et de la coercition idéologique et morale (code de la famille en Algérie par exemple).

Bref, il s’agit là de saisir les causes matérialistes qui étouffent l’individu et d’appréhender les sociétés du Sud –ou les Sud du Nord– dans des processus largement tributaires de l’hégémonie libérale, de la poursuite du projet impérialiste sous toutes ses formes, mais aussi façonnées par les résistances internes qui visent à la survie du groupe. Ces résistances, vues comme réactionnaires, sont le pendant du projet individualiste que promeut le grand capital et qui n’est rien d’autre qu’une abjection politique : isoler l’individu, le rendre le plus vulnérable possible, le déraciner, le détacher de toutes ses formes de solidarité. En résumé, le livrer désarmé à l’État et en faire la chose du libéralisme : un travailleur exploité et un consommateur. À ce stade, on comprend mieux la guerre sans fin que la république française mène contre le « communautarisme » et contre « l’islam » : faire adopter le modèle des peuples blancs qu’on a privés de tradition, de culture, de langue et de solidarités endogènes pour en faire des individus atomisés et dépendant strictement de l’État de droit, non plus comme groupes, mais comme individus citoyens, abandonnés aux patrons et au marché. Comme le souligne Joan Scott :

« De nos jours, au temps de la mondialisation, tous les aspects de la vie sont devenus de plus en plus « marchandisés », et le rôle de l’État se trouve réduit à n’être que le garant des forces du marché et de l’autodétermination individuelle. La société se conçoit comme une masse d’individus poursuivant un processus d’autoréalisation, les trajectoires individuelles reflétant leurs choix, et leur condition de vie permettant de mesurer la place prise par les responsabilités qu’ils ont su (ou pas) assumer »[2]

À la lumière de cette hypothèse, il est important de revenir sur l’exemple de la femme vilipendée parce que dévoilée ostensiblement, et faire une lecture plus exigeante  de la haine qu’elle suscite. Il est difficile de nier la violence dont elle est victime et l’effroi dans lequel elle peut se trouver devant l’opprobre générale qui souvent ne la ménage pas –bien qu’elle soit proportionnelle à l’outrage historique (entre autres le dévoilement des femmes à Alger en 58). On peut moralement le déplorer, on peut le condamner, mais l’indignation ne suffira pas à combler les conséquences dévastatrices des équilibres rompus par la longue nuit coloniale, par la modernisation des rapports sociaux et par la liquidation de l’âme indigène.

Je suis personnellement désarmée lorsque je vois une sœur, souvent jeune, happée par les injonctions à exprimer sa liberté, portée alors aux nues par les soldats de l’Occident lorsqu’elle le fait et acculée à défendre ses positions contre vents et marées en termes de « libertés individuelles », et bien entendu contre la spontanéité de sa communauté. Je suis désarmée parce que sa ligne de défense est inopérante. À l’outrage historique et à la menace de délitement du lien social (le fameux communautarisme), je ne peux pas opposer le naïf : « chacun fait ce qu’il veut ». Pour ma part, j’ai déjà déclaré que « mon corps ne m’appartient pas », qu’il appartenait à ma race, à ma famille, à mon clan, à l’Algérie, à l’islam. J’ai dit également que s’il devait échapper au contrôle de ma communauté, il passerait immédiatement entre les mains des Blancs. Je le dis, au risque de me répéter, que je préfère de loin le contrôle d’un frère ou d’une voisine du quartier que celui de l’Administration ou de Caroline Fourest. Les insultes essuyées par cette jeune fille ne disent rien d’autre que ça : si tu nous récuses, tu récuses ta race. Pire encore : tu nous vends collectivement. Pour autant, je ne me résous pas à l’abandonner. Pas du tout. Une sœur est une sœur. Il faut même tout faire pour la ramener dans notre giron, tout comme il faut ouvrir le débat avec ces jeunes qui ont participé au reportage de France 5. Cela passera par nos efforts collectifs pour cheminer, ensemble, vers un renouveau des équilibres entre individu et collectif.

Commençons par dire une réalité qui passe inaperçue aux yeux des observateurs superficiels : les corps sociaux indigènes, malgré le délitement de leurs sociétés et contrairement aux préjugés, ont toujours préservé des espaces pour les libertés individuelles. Nous connaissons tous dans notre entourage proche des gens qui ne font pas le Ramadan, ici ou là-bas, et nous savons tous qu’il existe des cafés à Tunis ou à Rabat qui restent ouverts pendant le mois du jeûne. Nous connaissons tous des frères du quartier qui, à l’occasion d’un mariage, vont « pillave » dans le parking à l’abri des regards. Nous savons aussi que, si la virginité chez les jeunes femmes reste un principe défendu par les femmes et exigé par les hommes, il est souvent transgressé pendant que la communauté détourne les yeux. Le maître mot ici étant le respect de la règle communautaire, par la discrétion, qui fait prévaloir le collectif sur l’individu. Cette attitude, vue comme « hypocrite », est moquée tant par les Blancs libéraux que par les indigènes progressistes qui rêvent d’une société sans entrave. « Il faut s’assumer ! » clament-ils. « Il faut crever les tabous ! » Le confort de cette position, c’est qu’elle est toujours fondée. Effectivement, l’individu reste dépendant de la règle et il paie ses écarts par le bannissement, voire parfois de sa vie. Le poids du groupe reste un lourd fardeau à porter pour qui veut s’épanouir pleinement, si tant est que l’épanouissement personnel soit réellement un horizon idéal (ce que je ne crois pas dans l’absolu).

C’est vrai, mais dans ce cas, remontons nos manches et organisons nous, ici, contre l’impérialisme et l’État raciste et libéral et, là-bas, contre les États despotiques. Car, s’il est vrai que les États occidentaux instrumentalisent les libertés individuelles au profit du grand capital, les États du Sud, eux, instrumentalisent le conservatisme contre les libertés populaires. S’il faut comprendre et accompagner le désir de sécurité des peuples dominés qui s’accrochent, à juste titre, à leurs coutumes et à leurs valeurs supposées authentiques (mais sans cesse réinventées par la raison pratique), il ne faut en aucun cas laisser les pouvoirs locaux instrumentaliser ce sentiment en leur faveur. Or, et c’est une tradition, les régimes locaux se font parfois plus islamistes que les islamistes, ou plus traditionalistes que les chefs traditionnels, et n’hésitent jamais à manipuler les passions populaires pour renforcer la répression, sous couvert de « respecter les bonnes mœurs ». On peut citer le cas récent des tests anaux en Tunisie, mais la liste est longue. C’est ainsi que le régime algérien, pourtant honni par le hirak, s’est senti pousser des ailes à l’occasion du tollé provoqué par le reportage de Moustapha Kessous. Feignant l’indignation, il rappelle son ambassadeur en France et frappe du poing sur la table au nom du nif algérien et pour dénoncer la fameuse « main de l’étranger ».

La liberté ne se décrète pas et ne se cueille pas dans les branches des arbres. Elle réclame ses conditions de possibilité, parmi lesquelles la souveraineté populaire et la justice pour tous, toutes deux, revendications majeures du hirak algérien, ce que le prisme orientaliste et libéral de Moustapha Kessous a escamoté tant sur le fond que sur la forme (où sont les barbes, les voiles, les ouvriers et les paysans ?) Ainsi, de part et d‘autre de la Méditerranée, il est urgent d’imposer une autre narration et de rendre au hirak sa pleine dignité, tout simplement en respectant ses aspirations fondamentales sans les trahir ni les travestir. Simple comme bonjour.

1, 2, 3, viva l’Algérie !

Houria Bouteldja, membre du PIR


[1] Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France de de Gaulle à Sarkozy, éditions La Fabrique

[2] Joan W. Scott, Emancipation et égalité et : une généalogie critique

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