Eléments pour une réflexion sur l'islamophobie

Qu’est-ce qu’un Musulman ?

« Les Musulmans sont communautaristes », « les Musulmans sont antisémites », « les Musulmans posent de plus en plus de problèmes »…Les assertions de ce type sur « les Musulmans » se banalisent. Leurs auteurs les justifient souvent par des arguments touchant à divers domaines, n’hésitant pas à mêler dans un même discours, des questions vaguement sociologiques, psychologisantes ou parfois purement métaphysiques (avec régulièrement, dans le cas des discours médiatiques, une bien piètre connaissance de ces domaines).

En outre, les énoncés islamophobes ont-ils la particularité de viser à chaque fois, sans le dire, et en opérant même ce qu’on appelle communément des amalgames, une manière bien spécifique d’être musulman. C’est que la langue française désigne sous le nom de « Musulmans », des ensembles de personnes souvent très différentes. (a)

Pour faciliter la réflexion sur l’islamophobie, je propose quelques définitions du mot « Musulman » sur le modèle de celles que donne Maxime Rodinson du mot « Juif » en introduction de son ouvrage Peuple juif ou Problème juif ? (b)
Pour avoir une idée de ce que peut être l’islamophobie, il peut être de bonne méthode de se demander d’abord qui peut la subir.

Définitions
Qu’est-ce qu’un Musulman ?
Comme le dit Rodinson au sujet des Juifs, on désigne plus ou moins couramment sous le nom de « Musulmans » différents ensembles d’individus.
« On vise l’un ou l’autre des ensembles suivants, en additionnant souvent deux ou trois d’entre eux » (c):

1) les adhérents d’une religion bien définie, l’islam. Avec ses dogmes, son histoire et ses pratiques. Comme toutes les religions, l’islam est traversé par des courants, qui d’un point de vue politique, peuvent en fonction des situations, se révéler (ou prêter le flanc à des pratiques) plus ou moins « progressistes » ou « réactionnaires » (d’après la perception que peuvent en avoir les intellectuels européens raisonnant à partir de leurs concepts).
2) les descendants d’adhérents de l’islam qui ne se considèrent pas forcément comme fidèles de cette religion, qui peuvent parfois adhérer sur le plan existentiel, aux idées simplement déistes ou athées, mais qui désirent tout de même « maintenir un lien » comme dit Rodinson, avec les adhérents de l’islam religieux, et qui se regardent donc comme formant avec ceux-ci, au sens large du terme, une communauté.
3) les descendants d’adhérents de l’islam qui peuvent rejeter toute affiliation à cette religion et à un peuple ou à une communauté islamiques, pouvant se considérer, d’une part comme athées, déistes ou autre, et d’autre part, comme arabes, noirs, français etc. Mais parce que le souvenir de leur ascendance est conservé et se manifeste d’une manière ou d’une autre, ils sont perçus, quoi qu’ils fassent, par d’autres et « à certaines occasions, en certains contextes », comme Musulmans.

« Les passages d’une catégorie à l’autre sont fréquents, parfois dans le cours d’une même vie » (d). J’ajouterais pour ma part, dans le cadre d’une même conversation, d’une même stratégie rhétorique.
Aussi, lorsque Rodinson explique que l’emploi d’un tel mot polysémique revient souvent à viser plusieurs aspects d’une même personne ou du même groupe de personnes, cela signifie-t-il évidemment que certains éléments de ces définitions peuvent très bien s’additionner en partie: un « Musulman » au sens numéro 1 peut très bien en même temps avoir certaines caractéristiques du « Musulman » au sens numéro 2 (c’est-à-dire être à la fois fidèle à des dogmes et membre d’une communauté). Mais les différents sens doivent néanmoins être bien distingués car ils peuvent aussi s’exclure: ne pas tenir compte de cela débouche souvent sur la production d’énoncés problématiques.

De qui parle-t-on ?

Lorsqu’un idéologue (responsable politique ou intellectuel dominant) parle de l’islam, il peut pour viser le Musulman 2 ou 3, se contenter d’attaquer le Musulman 1 (le fidèle qui adhère à des dogmes spécifiques) : dans la mesure où, en France, le rejet de la religion est souvent perçu comme progressiste et rationaliste (assimilé, en regard de l’histoire de France, à une émancipation), c’est un moyen rhétorique « acceptable » d’attaquer, d’insulter et de mettre en danger (donc de dominer) une communauté, en se contentant d’employer une argumentation en apparence strictement métaphysique, qui en elle-même, dans un autre contexte, peut avoir un sens et jouer un rôle tout à fait différents.
Lorsque Jean Daniel par exemple parle de « connivence secrète des Musulmans avec les terroristes »(e), cela participe à instaurer un climat idéologique dangereux qui se répercute sur tous ceux qui peuvent être perçus comme Musulmans, quels que soient leur idées religieuses, leur positionnement politique ou leur sentiment d’appartenance (« Musulmans 1, 2 et 3). Justifier cela (concrètement : l’islamophobie) par des attaques philosophiques portant sur les dogmes, et uniquement sur les dogmes – attaques elles-mêmes perçues comme acceptables et « pas forcément racistes » par beaucoup de personnes de gauche, c’est clairement attaquer les Musulmans 1, 2 et 3 en faisant mine de ne s’attaquer abstraitement qu’aux idées des Musulmans 1.

Les personnes soucieuses de défendre la réputation de leurs camarades (par exemple dans un parti comme le NPA) désirant à tout prix tuer Dieu partout (dans les faits: surtout chez les Arabes et les Noirs) et désenchanter le monde entier (uniquement lorsqu’une candidate se présente avec un voile musulman), peuvent avoir à coeur de se demander comment distinguer la critique légitime et non raciste de la religion, de son instrumentalisation en vue de discriminer des Arabes et des Noirs qui se trouvent, ô la belle opportunité, adhérer en plus à une religion (ou descendre d’adhérents d’une religion) qui a déjà si bonne réputation.

Un élément de réponse peut être proposé: lorsqu’il y a deux poids deux mesures.
Le NPA se demande par exemple s’il est compatible de représenter un parti révolutionnaire et d’adhérer en plus à une religion. Il est vrai qu’en soi, le seul fait de se poser cette question, ne peut en aucun cas révéler quoi que ce soit de raciste. Il s’agit d’un débat d’ordre philosophique intéressant.
Mais lorsqu’on se rend compte qu’il a lieu à une époque où presque tout le monde se demande s’il est possible de porter un voile et de faire en même temps telle ou telle chose (aller à l’école, accompagner une sortie scolaire, travailler etc), et que presque tout le monde en conclut généralement qu’il est légitime de discriminer sur cette base, il n’est pas forcément paranoïaque de s’interroger sur l’existence d’éventuelles motivations latentes.
Où y a-t-il deux poids deux mesures ?
Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres débats tout aussi légitimes et idéologiquement intéressants d’un point de vue marxiste et révolutionnaire portant sur d’autres situations, qui peuvent a priori sembler encore plus problématiques ?
Par exemple: peut-on être révolutionnaire et petit bourgeois, professeur sécuritaire travaillant pour l’institution reproduisant les inégalités sociales ? Peut-on réellement souhaiter une transformation du monde lorsque non seulement on tire profit de l’ordre social mais qu’on travaille en plus à l’aggravation de ce qui le rend injuste ?
Personnellement je ne crois pas que la condition de prof soit incompatible avec celle de candidat d’un parti révolutionnaire. Mais je crois que la question est au moins aussi légitime (en réalité plus à mes yeux) que celle portant sur les femmes voilées. Pourquoi se pose-t-on l’une et pas l’autre ? N’est-ce pas justement parce que les candidat-e-s du npa sont souvent profs et pas du tout voilées ? Et que le fait de ne pas se poser telle question, et au contraire d’insister pour poser telle autre question, peut permettre de ne pas changer la situation. Donc de maintenir une situation de discrimination de fait. Dans ce cadre-là, si une autre question possiblement gênante, mais tout aussi intéressante d’un point de vue philosophique n’est pas posée, cela montre bien que celle qui est posée, ne l’est pas du tout pour son intérêt philosophique, mais plutôt pour son caractère « pratique » lui-même parfaitement tendancieux.

Religion majoritaire / Religion minoritaire

En outre peut-on mettre sur le même plan la critique d’une religion dominante (le christianisme sous l’ancien régime) et l’insulte d’une religion dominée, elle-même souvent critiquée non pour elle-même, mais pour mieux discriminer ses adhérents réels ou supposés ? Il va de soi que si le rejet radical et la haine des religions sont perçus en France comme « progressistes », c’est parce que la religion dominante a longtemps été un frein à l’émancipation des peuples.
Or cela n’a-t-il pas toujours été le cas pour toutes les religions, pour tous les peuples et à toutes les époques.(f) Pis encore, justifier une telle agression par ce qui justifie la critique d’une religion dominante, c’est induire comme l’écrivent la plupart des éditocrates islamophobes, que ladite religion dominée est en réalité dominante (puisqu’elle peut être traitée comme telle…) et qu’elle menace réellement l’ordre social français. C’est concéder donc un argument majeur de l’argumentation islamophobe.

Certain-e-s militant-e-s et intellectuel-le-s de gauche relativisent aussi parfois le racisme émanant de leurs rangs en invoquant le fait que de nombreux intellectuels arabes participeraient aussi du même rejet de la religion, preuve selon eux, qu’une telle critique peut ne pas être raciste.
Tout d’abord, on voit bien que selon les différents sens du mot « Musulman », le fait de rejeter les dogmes de l’islam (et de devenir même athée ou marxiste pratiquant), n’entraîne pas forcément une impossibilité absolue de ne plus correspondre à aucun des sens du mot « Musulman » tel qu’il est couramment employé dans la langue française: en un sens donc, de tels intellectuels arabes, sont aussi selon une définition spécifique (qu’on peut approuver ou déplorer) (g), eux-mêmes, dans une certaine mesure – et lorsqu’ils descendent d’adhérents de l’islam (et que cela se voit d’une manière ou d’une autre), des « Musulmans »(au sens 2 ou 3). Et c’est d’ailleurs à ce titre en réalité qu’ils sont implicitement invoqués dans l’argumentation pour démontrer que « l’islamophobie peut ne pas être raciste »: s’ils étaient réellement et totalement extérieurs au groupe, on ne voit pas pourquoi ils ne pourraient pas être racistes.
Si les attaques de l’islam émanant de tels auteurs musulmans (au sens 2 ou 3) ne concernent que les dogmes, et ne touchent donc que les adhérents d’une religion (Musulman 1), dans un cadre, où ladite religion peut éventuellement, selon certaines analyses (elles-mêmes discutables) être considérée comme dominante (l’islam en Algérie par exemple) parce que majoritaire, de telles critiques « internes », pertinentes ou pas, intelligentes ou sottes, peuvent en effet ne pas être racistes, si elles ne mettent pas en danger les Musulmans au sens 2 et 3 – c’est-à-dire si elles ne les stigmatisent pas en tant que peuple ou communauté.
Mais elles peuvent aussi être eurocentriques – et donc à ce titre, possiblement récupérables par des racistes: « la fascination de l’occident », « l’amour du Blanc », la colonialité cognitive ou tout simplement le complexe d’infériorité, sont des phénomènes très répandus (surtout lorsque nous parlons d’une religion, l’islam, qui, à l’échelle mondiale est une religion dominée), et peuvent donc mener à « la haine de soi-même » (Selbsthass). L’invalidation de cet argument (visant à mettre sur le même plan l’islamophobie de dominants blancs vis-à-vis de dominés musulmans, et la critique de l’islam émanant de Musulmans dans des pays musulmans) reposant sur le fait que ledit argument est souvent employé de manière perverse (par exemple par des nationalistes israéliens qui reprochent à d’autres Juifs leur antisionisme), mêle en réalité de manière non pertinente, deux situations totalement opposées: on ne peut, politiquement et logiquement, mettre sur le même plan le reproche d’être islamophobe et le reproche de ne pas être sioniste: ce serait mettre sur le même plan l’antiracisme et le sionisme !

La plupart du temps, pertinente ou pas, la critique de l’islam émanant de Musulmans antireligieux se pense avant tout comme critique d’un phénomène majoritaire. Utiliser cet argument pour penser la situation de l’islam en France, constitue une erreur de taille.

Par conséquent, loin de disqualifier toute critique de l’islam, cette mise au point théorique permet au contraire de voir dans quel cadre une telle haine peut ne pas être raciste: non seulement lorsque la religion en question est en effet majoritaire, mais surtout, alors que la conception de la religion qu’on adopte en effet permet un sens 2 (ce n’est pas toujours le cas: voir note g) – et éventuellement un sens 3, lorsque l’attaque portant sur les idées des Musulmans au sens 1 ne saurait toucher négativement ou mettre en danger les Musulmans au sens 2 et 3. En d’autres termes, lorsque la discussion scolastique demeure scolastique et qu’elle n’a aucune conséquence politique et sociale dangereuse pour des personnes altérisées et dominées. Ces conditions ne sont pas du tout remplies aujourd’hui en France.

Faysal

Notes:

a) Car le mot « Musulman » étant polysémique, tout énoncé imprécis le contenant produit forcément cet effet que la rhétorique a nommé « syllepse »: l’utilisation d’un même mot, répété ou non, pris à la fois dans son sens propre et dans son sens figuré (ou, selon Pierre Bayard, l’emploi d’un même mot dans deux ou plusieurs acceptions totalement différentes). Cet effet est souvent poétique, mais d’un point de vue linguistique il induit « toute une conception du langage, attentive à l’opacité et à l’incompréhension » (Pierre Bayard, Enquête sur Hamlet).
b) Maxime Rodinson, Peuple juif ou problème juif ? La découverte.
c)Maxime Rodinson, op cit. Notons que la polysémie du mot « Musulman » est forcément liée à celle du mot « islam », elle-même impliquée par la polysémie du mot « religion » en français.
d)Maxime Rodinson, op cit.
e) http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20041116.OBS1691/quelle-priorite-au-proche-orient.html . Lire à ce sujet l’analyse de Sébastien Fontenelle: http://www.politis.fr/Mieux-vaudrait-que-l-Arabe-ne-vote,15125.html
f) Lire à ce sujet l’article de Maxime Rodinson « L’islam, doctrine de progrès ou de réaction ? », in Marxisme et monde musulman, Editions du Seuil.
g) Cela étant lié à l’usage des mots – dépendant évidemment de rapports de force sociaux que je me contente de décrire. Analyser une définition, et procéder à l’examen inductif des différents usages d’un mot, ne revient absolument pas à en justifier les fondements idéologiques. Au contraire: une remise en cause sérieuse des présupposés idéologiques véhiculés par l’usage inconsidérés de certains mots, ne peut passer que par leur analyse.
Cette définition numéro 3 du mot « Musulman », faisant d’un individu descendant d’adhérents de l’islam, un « Musulman » qu’il le veuille ou non, n’est pas de mon fait. Cette appartenance de fait (dont témoigne l’usage du mot) est le résultat d’une conception spécifique de la religion ou, dans le cas des minorités dominées, d’une « altérisation » (cf Christine Delphy, « Les Uns derrière les Autres », in Classer, dominer. Editions La Fabrique) qui altérise même des personnes qui ne le désirent pas forcément.
Pour reprendre l’exemple 3 du « Juif » tel que le définit Rodinson, une personne perçue comme juive, à Paris, en 1942, avait beau se dire « athée », jurer sa fidélité à la nation française et clamer son rejet total de toute fidélité à un quelconque peuple juif, se faisait quand même arrêter, parce que descendante d’adhérents du judaïsme, elle était perçue de toute façon comme juive selon une définition qui ne tient aucun compte de ce que déclare et pense l’individu.
On peut évoquer de même le statut de « Musulman » à l’époque coloniale : quelles que pouvaient être les idées métaphysiques d’un individu classé comme « Musulman » par l’administration coloniale, il demeurait de toute façon colonisé, spolié, massacré et humilié à ce titre qu’il ne revendiquait pas forcément.
Dans le cas où l’islam est une religion majoritaire, il faut tenir compte du fait que l’histoire de « l’anticléricalisme », du blasphème et même du rejet radical de toute forme de transcendance ou d’autorité religieuse, n’a pas du tout, du moins avant l’époque moderne et l’influence des idéologies européennes, pris une forme comparable à celle qu’elle a pu prendre en Europe. En France par exemple, au moins depuis la révolution de 1789, dans une certaine mesure, « une religion n’est qu’une religion », et si on ne croit plus à ses dogmes et qu’on ne pratique plus ses rites, on est un Français déiste ou athée. Du moins, est-ce là une conception assez répandue, une représentation subjective courante, même si une certaine identification culturelle demeure néanmoins chez certains, par exemple dans le cas du christianisme. Dans les pays musulmans au contraire, des auteurs très iconoclastes du Moyen Age, menaçant de manière extrêmement radical l’ordre religieux, ne ressentaient pas forcément le besoin de sortir de la catégorie sociale des Musulmans et développaient souvent leur pensée subversive dans le cadre de la culture musulmane qui n’a cessé de s’adapter et d’être adaptée au cours de l’histoire.(cf Maxime Rodinson, Marxisme et monde musulman, p129). On comprend aussi facilement cette conception de la religion lorsqu’on songe aux nombreux Juifs athées (sens numéro 2) qui se sentent solidaires d’un peuple juif sans pour autant adhérer aux dogmes du judaïsme.

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