Naissance d’une Nation : arpenter Trumpland avec Cedric Robinson (Partie 2)

Cedric Robinsonn aimait citer son ami et collègue Otis Madison : « L’objectif du racisme est de contrôler la conduite des blancs, non celle des noirs. Pour les noirs, les flingues et les chars suffisent ». Robinson utilisa cette citation comme épigraphe pour un chapitre de Forgeries of Memory and Meaning (2007), intitulé « L’année 1915 : D.W.Griffith et la re-blanchisation de l’Amérique ». Lorsque l’on me demande ce que Robinson aurait, selon moi, dit à propos de l’élection de Donald Trump, je les renvoie à ce texte qui démontre qu’il avait déjà offert un cadre permettant de donner un sens à ce moment et à ses antécédents.

L’œuvre de Robinson – surtout ses essais les moins connus sur la démocratie, l’identité, le fascisme, le cinéma et les régimes raciaux – a beaucoup à nous apprendre sur les fondations du trumpisme, sur les crises endémiques de la démocratie, sur la formation raciale de la classe ouvrière blanche et sur la signification de la résistance pour déterminer le futur.

« J’adore les gens peu éduqués »

Donald Trump

 

LE DIVIDENDE SERT TOUJOURS. Beaucoup de ceux qui votèrent pour lui, y compris ceux de l’alt-right, affluaient autour de lui car il diabolisait les immigrés, les noirs et des magnats antipatriotiques qui délocalisaient des emplois outre-mer. La plupart des experts insistent sur le fait que Trump ne faisait pas appel au racisme blanc mais au populisme ouvriériste axé sur la colère de classe. Si cela était exact, comment expliquer le fait que Trump n’ait pas gagné les électeurs noirs et basanés, puisque ceux-ci se trouvent aux échelons les plus bas de la classe ouvrière et ont souffert de façon disproportionnée par rapport aux blancs pendant la crise financière de 2008 ? Bien au contraire, la victoire de Trump a engendré une vague d’attaques racistes et encouragé les nationalistes blancs à faire étalage de leur allégeance au président élu.

La réponse d’une partie des libéraux et des gens de gauche les plus connus a été d’accuser les « politiques identitaires » (identity politics) d’avoir sapé le potentiel de solidarité dans la classe ouvrière. L’article de Mark Lilla, « The End of Identity Liberalism », dans le New York Time, en est un bon exemple.  « Ces dernières années », écrit Lilla, « le libéralisme américain a glissé vers une sorte de panique morale concernant l’identité raciale, de genre et sexuelle, qui a déformé le message du libéralisme et l’a empêché de devenir une force unificatrice capable de gouverner ». Le résultat de ceci est une « génération de libéraux et de progressistes narcissiquement inconscients des conditions en dehors de leurs propres groupes, et indifférents à la tâche consistant à atteindre les Américains dans chaque aspect de la vie ». En d’autres termes, les personnes de couleur, les queers, les femmes à l’esprit féministe, et les démocrates libéraux ont aliéné la classe ouvrière blanche, poussant celle-ci dans les bras de Trump.

Cet argument est à la fois médiocre et confus. Les mouvements que l’on associe au « libéralisme identitaire » n’étaient pas obsédés par les identités de groupes restreints mais plutôt par des formes d’oppressions, d’exclusions et de marginalisations. Et ces mouvements ne sont pas exclusifs – ni Black Lives Matter, ni les mouvements pour les LGBTQ, les immigrés, les musulmans ou encore pour les droits reproductifs. Des efforts sérieux reste à faire pour interroger les sources des inégalités persistantes, les barrières à l’égalité des opportunités et les structures et politiques qui portent préjudices à certains groupes au dépend d’autres.

Bien évidemment, les idées de Lilla ne sont pas nouvelles. Au summum des guerres culturelles, des conservateurs comme Gertrude Himmelfarb, William Bennett et Lynne Cheney ; des libéraux comme Arthur Schlesinger et Allan Bloom ; et des soi-disant personnalités de gauche telles que Todd Gitlin et Michael Tomasky ont défendu l’idée que les politiques identitaires avaient ébranlé une Amérique unifiée, fondée sur les principes éclairés de l’individualisme, de la liberté et du sécularisme. Un certain nombre d’experts ont qualifié Achieving Our Country (1998) de Richard Rorty d’ouvrage prophétique en cela qu’il mettait en garde contre le fait que la mobilité descendante de la classe ouvrière blanche et la croissance des inégalités de revenus mènerait à la montée d’un homme fort aux tendances autoritaires. La thèse de Rorty ne constituait aucunement une critique des politiques néolibérales, mais bien plutôt une critique de la gauche universitaire et de ses affinités avec les politiques de l’identité. Rory se lamente du fait que « personne ne met en place un programme d’études du chômage (unemployment studies), d’études des sans-abris (homeless studies) ou d’études des parcs à roulottes (trailer-park studies) (…) car les chômeurs, les sans-abris et les habitants des roulottes ne sont pas considérés comme des ‘’Autres’’ au sens le plus adéquat du terme ». N’importe quelle personne travaillant sur ces questions à l’université – à l’époque de la parution de son livre comme à la nôtre – trouverait l’assertion de Rorty risible.

Rorty, un philosophe brillant s’intéressant sincèrement aux ouvriers, a néanmoins confondu l’idéologie – une opposition catégorique au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à l’oppression institutionnelle et à toute marginalisation basée sur la différence – et les « politiques identitaires », tout en présumant que la classe ouvrière blanche fonctionne purement sur la base d’intérêts économiques neutres à la race et au genre.

Des critiques plus conservatrices des politiques identitaires cherchent à sauver la culture occidentale de ses critiques antiracistes, féministes et postcoloniales. Dans sa fameuse attaque contre le multiculturalisme, Arthur Schlesinger écrit que « ce sont les cultures occidentales, et non les cultures non-occidentales, qui lancèrent la croisade pour l’abolition de l’esclavage (…) Tous ces braves Africains humanistes qui luttent aujourd’hui pour des sociétés décentes sont animés par des idéaux occidentaux, et non africains. La culpabilité blanche peut parfois aller trop loin ». Jusqu’ici, dans les faits, ce « politiquement correct » a été perçu comme une attaque contre la liberté intellectuelle et les valeurs américaines.

Robinson comparait de telles antinomies aux attaques chrétiennes contre les hérétiques au Moyen Age. Dans un court texte intitulé « Multiculturalism and Manichaeism », il souligne ce que beaucoup de critiques du « politiquement correct » ont compris : ce que les Schlesinger, Bloom et leurs compatriotes, à travers le spectre idéologique, retiennent de l’« Occident – une culture universelle transcendante et imaginaire », la nostalgie d’une université qui n’a jamais existé et d’une identité américaine mythique soi-disant forgée à travers le processus éclairé du déracinement. Mais Robinson savait qu’il y avait bien plus en jeu. « Ils souhaitent éradiquer la jonction visible », écrit-il, « le nœud entre le pouvoir et les régimes de savoir, si bien articulé par Michel Foucault. Comment peut-on défendre autrement leurs histoires spécieuses du savoir, qui évoquent certains moments mythiques intacts dans la vie académique américaine ? ».

Il ne s’agit pas de dire que la défense de Robinson du discours du multiculturalisme n’est pas critiquable. Il pointait les dangers d’un essentialisme réduisant des expériences historiques complexes à des identités raciales, ethniques et de genres fixes. Et à l’affirmation de la gauche selon laquelle le marxisme est ce qui nous permettra de sortir de ce monde manichéen des différences fixes opposées à un faux universalisme, Robinson objecta poliment, utilisant des arguments qu’il développerait une décennie plus tard dans Black Marxism. L’alternative qu’il proposa était

« qu’une impulsion radicale du multiculturalisme constitue à la fois une critique des absences et une appropriation des contributions positives du marxisme. Nous ne sommes pas les sujets ou la formation de sujets du système-monde capitaliste. Il s’agit simplement d’une condition de notre être (…) Le multiculturalisme est alors un lieu de résistance discursive, et le symbole de l’articulation de plusieurs trajectoires d’opposition ‘’objective’’ (religieuse, nationaliste, féministe, etc.) organisées par les nôtres dans la vie de tous les jours ».

 

Ce texte est la deuxième partie d’un article publié dans Forum 1 (Boston Review) et publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur. Traduit de l’anglais par Selim Nadi, membre du PIR.

 

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