Naissance d’une Nation : arpenter Trumpland avec Cedric Robinson (Partie 1)

Cedric Robinson aimait citer son ami et collègue Otis Madison : « L’objectif du racisme est de contrôler la conduite des blancs, non celle des noirs. Pour les noirs, les flingues et les chars suffisent ». Robinson utilisa cette citation comme épigraphe pour un chapitre de Forgeries of Memory and Meaning (2007), intitulé « In the Year 1915: D.W.Griffith and the Rewhitening of America ». Lorsque l’on me demande ce que Robinson aurait, selon moi, dit à propos de l’élection de Donald Trump, je les renvoie à ce texte qui démontre qu’il avait déjà offert un cadre permettant de donner un sens à ce moment et à ses antécédents.

L’œuvre de Robinson – surtout ses essais les moins connus sur la démocratie, l’identité, le fascisme, le cinéma et les régimes raciaux – a beaucoup à nous apprendre sur les fondations du trumpisme, sur les crises endémiques de la démocratie, sur la formation raciale de la classe ouvrière blanche et sur la signification de la résistance pour déterminer le futur.

« Un nouvel ordre social américain a été naturalisé par l’intervention du cinéma »

Cedric J. Robinson

 

En 1915, William Joseph Simmons, un ex-prêcheur qui avait gagné sa vie en vendant des places de membres au sein d’organisations religieuses, emmena un groupe d’amis au sommet de Stone Mountain, juste à la sortie d’Atlanta, où ils brûlèrent une croix géante et ramenèrent le Ku Klux Klan à la vie. Son inspiration : le visionnage de Naissance d’une nation, le péan de trois heures réalisé sur le Klan originel par D.W. Griffith. Simmons pensait que le nouveau Klan pouvait rendre sa grandeur à l’Amérique en purgeant celle-ci de ses influences non-américaines : les noirs, les immigrés (sauf pour ceux d’origines anglaise ou scandinave), les catholiques et les juifs. Sous le slogan « 100% américanisme », le Klan promouvait un programme de restrictions drastiques concernant l’immigration, d’allégeance à la bannière étoilée, d’anti-communisme, de protection de la féminité (womanhood) blanche (et « corrigeait » les femmes réticentes qui transgressaient la conformité de genre, les valeurs protestantes et la ligne de couleur), un meilleur gouvernement et l’ordre public, tout en menant des lynchages et des actes ouvertement terroristes contre les personnes noires. Le second Klan semble traversé de contradictions – antagonistes à la fois au grand capital et aux syndicats industriels, méprisant à la fois les élites et d’immenses pans de la classe ouvrière (les non-blancs et les étrangers). Mais, comme l’a récemment affirmé l’historienne Sarah Haley, le Klan – dont le nombre de membres s’élevait à quatre millions en 1924 – mobilisait une classe moyenne précaire de petits entrepreneurs, de travailleurs en cols blancs et d’agriculteurs devant faire face à l’éventualité d’une régression sociale et mettant leurs espoirs dans l’élimination des segments les plus marginalisés de la société.

Dans Forgeries of Memory and Meaning, Robinson explique pourquoi le film de Griffith a catalysé ce mouvement. Ce n’était pas un film ordinaire. Basé sur le roman The Clansman (1905) de Thomas Dixon, il consolidait et véhiculait de vielles fabulations raciales et de nouveaux récits sur l’expansion capitaliste et la suprématie blanche moderne – aux États-Unis et ailleurs. Naissance d’une nation était une alchimie historique, transformant les terroristes en sauveurs, les violeurs en protecteurs chevaleresques des femmes blanches et de la pureté raciale, et les noirs courageux et visionnaires en oisifs, en ignorants irresponsables, en violeurs et en Jézabels. Les noirs n’étaient pas simplement inaptes à la démocratie mais menaçaient également l’ordre social. Le président Woodrow Wilson (qui projeta le film de Griffith à la maison blanche) en fit l’éloge en tant qu’histoire américaine écrite de manière aussi lumineuse qu’un éclair – et comme l’éclair, sa refonte historique occultait la vérité. Robinson caractérisa le film de « reblanchissement de l’Amérique », un effort valeureux pour occulter tout vestige de la lutte noire en faveur de la social-démocratie pendant la période de la Reconstruction.

Pour Robinson, l’année 1915 marquait la formation d’un nouveau « régime racial ». Par ce terme, Robinson entendait :

« des systèmes socialement construits dans lesquels la race sert de justification aux rapports de pouvoir (…) [L]a couverture prétentieuse qu’est le régime racial est un patchwork rudimentaire déguisé en mémoire et en immuable. Néanmoins, les régimes raciaux ont une histoire, c’est-à-dire des origines discernables et des mécanismes de rassemblement. Mais les régimes raciaux sont implacablement hostiles à leur exposition. Cette antipathie existe du fait qu’une histoire disponible est incompatible avec un régime racial (…) [et ses] revendications de naturalisme »

En d’autres termes, les régimes raciaux sont des fictions. En tant que tels ils sont instables, fragiles et contestés. La ruée pour prouver l’infériorité des noirs et renforcer la démocratie raciale blanche sous l’ère Jim Crow n’était pas une sinécure. La période précédente avait ouvert la possibilité d’un changement radical aux États-Unis, et cette lutte a continué au vingtième siècle, lorsque l’insurrection armée, les assassinats politiques, le lynchage, la marginalisation, l’impérialisme et la complicité fédérale dans le triomphe de la suprématie blanche ont détruit le dernier soupir des mouvements biraciaux démocratiques dirigés par des noirs, populistes et radicaux.

Robinson expose en détails tous les lieux de la contestation en 1915, et toutes les opérations que le nouveau régime racial masque dans ce processus. Il rappelle que le défenseur de Griffith, Wilson, avait ouvert le front extrême-oriental de la Première Guerre mondiale, lorsque les États-Unis envahirent Haïti en 1915, bien avant la déclaration de guerre à l’Allemagne. Cette intervention et la longue occupation (qui dura jusqu’en 1934) qui s’en suivit – conduit par le capital financier étasunien – a aussi nécessité une alchimie historique. Les États-Unis, la cause de la majeure partie de l’instabilité politique et économique d’Haïti, devaient se percevoir comme le pays sauvant le chevalier blanc. Dans l’imagination blanche américaine, les Haïtiens – tout comme ces brutes aux visages noires dans Naissance d’une nation – étaient perçus comme des coons, des nègres et comme de vils sorciers incapables de s’autogouverner.

En mai cette année-là, W.E.B. Du Bois publia « The African Roots of War » dans l’Atlantic Monthly, un essai brillant et impérieux qui fut éclipsé par sa folie trois ans plus tard, lorsqu’il exhorta les noirs à « serrer les rangs » derrière l’engagement de l’Amérique dans la Première Guerre mondiale. L’essai ne révèle pas seulement un régime racial global dans lequel « on a demandé au travailleur blanc de partager le butin de l’exploitation des ‘’chinetoques et des negros’’ », mais affirme aussi que l’on ne délivrerait pas le monde de la guerre et que l’on ne parviendrait pas réellement à la démocratie sans éradiquer le racisme et le colonialisme. Et qui pourrait mener cette lutte pour renverser ce système vorace ? Personne d’autre que les descendants du « commerce d’esclaves des Européens (…) les dix millions de noirs des États-Unis, qui sont un problème aujourd’hui mais qui représentaient alors un salut pour le monde ».

Le décor était planté : la nouvelle nation de D.W. Griffith contre les nouveaux noirs. Ces-derniers résistèrent par les piquets de grève et le boycott, des discours et des éditoriaux, de l’érudition et de l’art, ainsi qu’une franche rébellion. Ils exposèrent le régime racial pour ce qu’il était, la tyrannie de la suprématie blanche dissimulée sous le masque de la démocratie éclairée. Cette dernière, soutenue par le capital financier et le système éducatif, construisit le noir comme problème, une campagne dynamisée par les dernières technologies des mass media. Le cinéma – qu’il s’agisse de séquences d’actualité des États-Unis, des Marines entrant à Port-au-Prince ou des hommes du Klan de Griffith sauvant la virginale Elsie Stoneman des mains de mulâtres voraces – peut masquer ou réordonner la réalité, transformer les victimes en coupables et transformer l’impérialisme en opération de sauvetage.

Robinson montre que l’ordre post-reconstruction ne consistait pas en un retour à un ordre antérieur mais plutôt en un nouvel ordre économique et racial qui réinventait le passé au service d’un nouveau régime. Si les nouveaux médias jouèrent un rôle clé, la presse écrite joua également un rôle crucial dans cette campagne. En 1916, Le déclin de la grande race, un ouvrage eugéniste terrifiant de Madison Grant appelant à la purification raciale, devint un best-seller dans tout le pays. Adolf Hitler encensa ce livre comme ayant joué un rôle fondateur dans sa propre pensée. Le livre de Grant n’était pas le seul de ce type durant cette décennie, il y avait notamment America’s Greatest Problem : The Negro (1915) de Robert W. Shufeldt et The Rising Tide of Color Against White World Supremacy (1920) de Lothrop Stoddard. La suprématie blanche traverse le spectre idéologique, aujourd’hui encore. Beaucoup de textes fondateurs de l’ère progressiste du régime racial furent écrits par des sociologues libéraux obsédés par les enjeux de la race et de l’empire pour la démocratie américaine. Nombreux étaient ceux qui partageaient l’hypothèse eugéniste selon laquelle la survie de la démocratie dépendait de la suppression de la différence.

Dans son livre de 1901, Democracy and Empire, Franklin H. Giddings a utilisé les termes d’« empire démocratique » pour suggérer le fait que l’expansion impériale était, elle-même, un projet démocratique. Il ne s’agissait pas d’une simple introduction à l’infrastructure moderne, l’éducation occidentale et la civilisation. Il s’agissait de la création d’une cohésion sociale à travers l’assimilation rapide des peuples soumis. Giddings insistait sur le fait que la cohésion sociale ou un certain sens de la solidarité constitue une précondition de la démocratie, et que la différence raciale rendait une telle solidarité improbable, voire impossible. Le sociologue John Moffatt Mecklin, un progressiste libéral autoproclamé publia Democracy and Race Frictions : A Study in Social Ethics l’année précédant la sortie de Naissance d’une nation. Il y affirmait que le racisme et la discrimination sapaient la démocratie mais rejetait, dans le même temps, le gros de la faute sur les différences culturelles et les « instincts héréditaires » des non-blancs (ex. : un faible pouvoir d’inhibition, la criminalité, l’incapacité à contrôler ses pulsions sexuelles). Ainsi, tout en reconnaissant le racisme comme une entrave à la démocratie, il s’excuse cependant au nom de la suprématie blanche, affirmant que les noirs et les blancs ont des systèmes de valeurs très différents. La suprématie blanche est ainsi une « forme d’auto-préservation ». (Il ne dit rien sur le fait de savoir si le lynchage et le viol étaient des éléments « moraux » de l’auto-préservation). La solution ? Mecklin pensait que la « compétition industrielle » permettrait à la loi de la sélection naturelle de déterminer le destin des non-blancs, produisant l’ « homogénéité ethnique » nécessaire à une « démocratie efficiente ».

Bien que ces textes aient été très influents, l’œuvre maîtresse de Griffith et les films qui ont suivi dans son sillon se sont avérés indispensables à l’instauration d’un régime racial moderne. Les conséquences, bien que fragiles, ont été dévastatrices – non seulement pour les Africains-Américains mais aussi pour la classe ouvrière blanche. Comme Robinson l’écrit, Griffith et cette industrie émergente du cinéma

« constituaient la plateforme sociale et culturelle pour un agenda économique et politique solide ; un agenda pour se saisir du travail domestique et international, des terres et du capital (…) Le patrimoine blanc a abusé une partie de la majorité des Américains, le patriotisme et le nationalisme en abusèrent d’autres, mais la réalité la plus volatile était le vol qu’ils ont eux-mêmes subi et l’expropriation vorace d’autres personnes qu’ils facilitèrent. Les rebuts qu’ils reçurent en récompense ont été la mise en place de l’infériorité noire au sein de leur culture nationale partagée. C’était un dividende dérisoire mais il sert toujours ».

 

Ce texte est la première partie d’un article publié dans Forum 1 (Boston Review) et publié ici avec l’aimable autorisation de l’auteur. Traduit de l’anglais par Selim Nadi, membre du PIR.

 

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