Les musulmans oubliés : comment les Cachemiris respirent l’Islam sous Occupation

!هم کیا چاہتے؟ آزادی

!آزادی کا مطلب کیا؟ لَا إِلَٰهَ إِلَّا ٱللَّٰهُ

1!تیرا میرا رشتہ کیا؟ لَا إِلَٰهَ إِلَّا ٱللَّٰهُ

Hum kyā chahtay? Azādi!

Azādi kā matlab kyā? Lāʾilāhaʾillā-llāh!

Terā merā rishtā kyā? Lāʾilāhaʾillā-llāh!

Que voulons-nous ? La libération !

Que signifie la libération ? Qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah!

Qu’est-ce qui fait que toi et moi ne faisons qu’un ? Que notre Dieu n’est autre qu’Allah!

Ces mots, qui rappellent la déclaration de Bilāl ibn Rabāḥ Ahadun Ahad (« [Dieu est] Un, [Dieu est] Un »), alors qu’il était torturé par son maître pour avoir répondu à l’appel du prophète Muhammad ﷺ résonnent en ce moment dans les rues de la vallée colonisée du Cachemire. L’Islam n’a-t-il pas de rôle à jouer pour les musulmans lorsqu’ils sont engagés dans une lutte qui consume leur vie et imprègne toute leur existence ? Ou l’Islam peut-il constituer l’élément vital de la lutte que les musulmans mènent contre la condition de colonisé ? La longue lutte des musulmans du Cachemire contre l’occupation indienne nous montre que l’Islam est non seulement une source de soutien et d’espoir pour une communauté de musulmans confrontés à une oppression féroce, mais qu’il est aussi la lumière qui guide la lutte des Cachemiris, le langage qui définit leur quête de justice et la promesse qui rend la reddition inimaginable.

Il y a quelques jours, ma mère de 61 ans, qui est en prison depuis plus de 12 ans pour son implication dans le mouvement de résistance, a appelé ma tante depuis la prison de Tihar, à Delhi. Pendant qu’elles parlaient, ma mère a entendu le son de l’adhān (appel à la prière) dans la localité de ma tante. Ma mère fait rarement preuve de vulnérabilité, mais elle venait d’entendre l’appel à la prière pour la première fois après quatre ans d’emprisonnement continu. Pendant ces quatre années, le son de l’adhān n’était jamais parvenu à ses oreilles. Cela l’a bouleversée, elle a donc demandé à ma tante si elle pouvait lui faire écouter un enregistrement audio de l’adhān de la mosquée du Prophète à Médine, car elle voulait l’entendre depuis longtemps. Ma tante l’a fait lire sur un autre téléphone et l’a gardé près du microphone du téléphone sur lequel elles parlaient et silencieusement elles ont continué à écouter jusqu’à la fin de leur appel téléphonique de 10 minutes.

Pour elle et pour de nombreux autres prisonniers cachemiris, l’adhān incarne le sentiment d’appartenance dont ils ont été privés, dispersés dans des prisons situées à des milliers de kilomètres du Cachemire, dans toute l’Inde. Et plus encore, il incarne le sentiment d’appartenance qu’ils ressentent à l’égard de l’Islam – une appartenance qui a un coût, lorsque vous vivez une condition d’occupation marquée par la haine de l’Islam.

Alors, en quoi consiste la lutte des Cachemiris ? Tout d’abord, les habitants du Cachemire ne se battent pas pour être traités comme des citoyens indiens « égaux » avec des droits protégés par l’État indien. L’idée que les Cachemiris cherchent à obtenir une citoyenneté indienne égale à celle des autres citoyens provient en grande partie de commentateurs libéraux en Inde. Cet argument occulte la véritable force motrice de la lutte cachemirie : il ne s’agit pas d’une aspiration à une plus grande intégration avec l’Inde, mais à l’autodétermination. Cela se voit dans le mouvement en cours, connu au Cachemire sous le nom de Tehreek, qui a été guidé par une demande de référendum et de plébiscite, et non pour des droits plus importants au sein de l’union indienne. Comme l’affirme le professeur Kanjwal, « à l’exception des familles associées aux régimes clients du gouvernement indien, la majorité musulmane du Cachemire n’a conservé aucune allégeance ou nostalgie à l’égard de l’article 370. Le ‘statut spécial’ du Cachemire, inscrit dans la constitution indienne, a été construit sur la base d’un accord entre les dirigeants indiens et leur État client au Cachemire, selon lequel l’intégration à l’Inde serait difficile à vendre pour la grande majorité des Cachemiris après la partition. »

La lutte, donc, n’est pas contre un parti politique particulier qui se trouve être au pouvoir en Inde à un moment donné. L’intelligentsia, indienne et non indienne, a tenté à tort de faire remonter l’oppression au Cachemire à l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi en 20142. L’une des raisons pour lesquelles les universitaires rejettent la faute sur Modi est leur incapacité à concilier le projet génocidaire-colonial indien au Cachemire avec le nationalisme séculier, que l’ancien Premier ministre Jawaharlal Nehru et son Congrès national indien anticolonial prétendaient épouser.

Un libéral séculier peut effectivement être un colonialiste. Nehru a sans aucun doute été l’architecte de l’occupation militaire du Cachemire3. Les universitaires susmentionnés rendent exceptionnel le règne de Modi tout en ayant tendance à romancer l’Inde d’avant Modi. Une telle romantisation ne peut se faire qu’en occultant la colonisation du Cachemire par l’Inde, qui dure depuis sept décennies, et son histoire tout aussi ancienne d’altérisation des musulmans indiens ainsi que d’autres communautés non brahmaniques et non hindoues4. Ces universitaires et journalistes5 peuvent écrire aujourd’hui contre l’oppression des Cachemiris par l’Inde, mais ils le font uniquement parce que cette oppression est marquée par une religiosité brahmanique très visible et extérieure. Si le colonisateur avait adopté une théologie politique séculariste et libérale, ce qui s’est souvent produit au cours de l’histoire6 , l’intelligentsia libérale aurait probablement acquiescé, ou même justifié la violence7 par des discours sur le progrès de la civilisation, la modernité, le développement ou la démocratie.

En mars 2022, une haute cour de l’État indien du Karnataka a jugé que le port du hijab n’était pas une partie « essentielle » de l’islam et ne pouvait donc pas être protégé par le droit fondamental à la religion. Le tribunal a confirmé une ordonnance du gouvernement de l’État interdisant le hijab à l’école. Quelques jours plus tard, le ministre de l’Éducation du même État a annoncé que le gouvernement prévoyait d’introduire l’étude de la Bhagavad Gita, un texte sacré hindou, dans le programme scolaire de tous les élèves. Ce plan a été justifié en disant que la Bhagavad Gita n’est pas essentielle seulement pour les hindous, mais pour tout le monde.

Si ce favoritisme religieux peut sembler contredire la logique du sécularisme, un examen plus attentif suggère le contraire. Il est important de se rappeler que le sécularisme a presque toujours une relation profonde avec le nationalisme. En Inde, les sensibilités de l’hindouisme imprègnent et définissent à bien des égards le nationalisme indien. Personne n’exige que la politique et le nationalisme soient dissociés, car l’identité nationale est considérée comme un élément central de l’imagination politique8. L’hindouisme n’est donc pas réductible à la catégorie de religion telle que nous la concevons aujourd’hui, mais il a toujours constitué le cœur de ce que signifie être un Indien. L’islam, en revanche, a été largement confiné au domaine de la croyance privée, de la pratique rituelle, de l’expérience intérieure et de l’attachement affectif. L’islam est considéré comme une simple religion et, par conséquent, la gouvernance séculière indienne peut exiger qu’il soit isolé du domaine politique ou, du moins, qu’il soit subordonné à l’ « intérêt national », plus important, sans aucune prétention au pouvoir ou à l’autorité.

Le mélange de sécularisme et de nationalisme préserve les intérêts de la majorité hindoue, car ce sont eux qui donnent un sens au nationalisme indien et définissent le domaine du politique. Quiconque présente la laïcité comme une alternative au majoritarisme hindou en Inde ne comprend pas que l’opérationnalisation du sécularisme en Inde est étroitement liée à la souveraineté populaire, qui à son tour a une sensibilité inévitable envers les normes idéologiques ou religieuses majoritaires9. Cette sensibilité n’est pas une anomalie, mais plutôt interne à la logique du sécularisme. Le sécularisme indien a intégré les normes hindoues dans les institutions politiques et juridiques tout en privatisant celles des autres communautés, en particulier les musulmans, et en réglementant fortement les expressions de leur foi. Ainsi, en tant que musulman, vous pouvez être autorisé à croire en un Dieu unique, mais les paramètres de l’expression et de la manifestation de cette croyance et de ce qu’elle fait seront toujours déterminés et réglementés par la majorité. Comme l’affirme Hussein Agrama, le concept d’ « ordre public » est essentiel à la démocratie libérale, et l’ordre public nécessite de privilégier la majorité.

Poser les bonnes questions

Une affirmation souvent répétée concernant le Cachemire est qu’il est marqué par une condition d’ « anarchie ». Par exemple, un article du Time affirme que le Cachemire a connu « une anarchie absolue, les structures de responsabilité ayant été rendues dysfonctionnelles »11. Toutefois, un tel argument présuppose la possibilité d’un Etat de droit stable et constant, face auquel l’ « anarchie » constitue une sorte d’anomalie. Un tel argument ne tient pas compte de combien sont malléables l’application de la loi, sa reformulation, sa suspension dans l’arsenal épistémique et politique colonial indien12. Le fait que les Cachemiris soient soumis aux lois indiennes, quelle que soit la couleur de la loi, est en soi un problème. Le problème n’est pas que l’État indien abuse de son pouvoir au Cachemire, mais que l’État indien ne doit pas exercer de pouvoir du tout, quelle que soit la manière dont ce pouvoir est déployé.

Les musulmans du Cachemire ne résistent pas à la domination de l’Inde au Cachemire parce qu’elle ne leur donne pas leurs droits – ils résistent parce que l’État indien n’a pas la position morale ou le pouvoir légitime de leur conférer un quelconque droit ou de les en priver. C’est ce pouvoir et cette sujétion qu’ils contestent. C’est ce pouvoir qui soutient le colonialisme et le caractérise13. L’aspiration des musulmans du Cachemire est très claire pour ceux qui veulent la voir : la liberté. La liberté, pour eux, se traduit par une libération complète de l’occupation illégale de l’Inde, et de toutes les structures qui permettent la poursuite de cette occupation. Ces structures comprennent non seulement l’appareil militaire, mais aussi l’appareil économique, culturel et juridique, qui agissent comme différents modes de pouvoir œuvrant dans le même sens : la poursuite de l’asservissement du Cachemire.

Il est important de noter ici les limites des efforts, même bien intentionnés, pour obtenir justice pour les Cachemiris dans le cadre libéral des droits de l’homme. Dans son livre The Human Right to Dominate, Neve Gordon a décrit avec précision comment, dans ce cadre, un État colonial responsable d’exécutions extrajudiciaires, de torture, de démolitions de maisons et de viols se voit demander d’être à la fois l’arbitre et le protecteur des violations mêmes qu’il commet. Il soutient que cela aboutit à une situation paradoxale qui permet à l’État de se critiquer lui-même tout en produisant en fait sa propre légitimation. Ce paradoxe se caractérise par une « configuration tripartite, fonctionnant comme une combinaison complexe et supposée évidente de protection contre l’État, de protection par l’État et de protection de l’État ». Prenons, par exemple, la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. En identifiant l’État et ses fonctionnaires comme des sources potentielles de génocide et de violations des droits de l’homme, la convention a établi une protection contre l’État. Cependant, elle a ensuite exigé de ce même État qu’il reconnaisse le crime de génocide comme un élément constitutif du droit international et qu’il punisse les personnes coupables de génocide, attribuant ainsi à ce même État la responsabilité de protéger. Ainsi, comme le note Gordon, le citoyen est simultanément protégé de l’État et par l’État. Enfin, en tant qu’outil habilitant l’État à protéger le citoyen, la convention a également fourni à l’État une protection, et ce, en lui offrant une légitimité en tant qu’acteur central et principal responsable de l’application de la convention.

En accordant trop d’importance aux violations des droits de l’homme, nous détournons notre attention des fondements coloniaux de la domination et de la logique politique qui produit ces violations. Pour dire les choses simplement, les violations des droits de l’homme commises par l’Inde au Cachemire sont des symptômes de la maladie de la colonisation, et non la maladie elle-même. Comme l’affirmait l’un des leaders de la résistance les plus populaires et les plus aimés du Cachemire, Syed Ali Geelani, « Même si l’Inde goudronne les routes du Cachemire avec des couches d’or pur et de diamants au lieu du goudron de houille, le peuple du Cachemire ne renoncera pas à son droit inaliénable à l’autodétermination ».

Un aperçu historique : Les musulmans du Cachemire avant 1947

En 1846, après la victoire de la Compagnie des Indes orientales sur l’Empire sikh lors de la première guerre anglo-sikhe, les Britanniques ont vendu le Cachemire, alors gouverné par l’Empire sikh, à une dynastie rajput hindoue, les Dogra. Il s’agissait en quelque sorte d’une récompense pour Gulab Singh, un Dogra qui avait été le souverain de Jammu dans l’Empire sikh et qui avait choisi de se ranger du côté des Britanniques lors de la guerre anglo-sikh. La vente a été officialisée par le traité d’Amritsar, par lequel les colonisateurs britanniques ont vendu le Cachemire, ainsi que ses habitants, aux Dogras pour 7,5 millions de roupies Nanakshahi15. Le règne de la dynastie Dogra au Cachemire a effectivement établi le premier État hindou moderne.

Dans son ouvrage de référence, Kashmir : Exposing the Myth Behind the Narrative, l’historien Khalid Bashir note que l’arrivée du pouvoir Dogra a entraîné l’installation d’images et d’idoles coûteuses dans les temples de la vallée à majorité musulmane. Gulab Singh, le souverain Dogra, considérait la préservation et l’élévation de l’hindouisme comme un objectif essentiel de son règne. Les musulmans ont été économiquement écrasés16, leurs lieux de culte réduits à l’état de ruines. La répression de la vie collective musulmane a été symbolisée par la réduction en ruines de la Jamia Masjid, la plus importante des mosquées du Cachemire17. Comme sous le régime sikh au Cachemire, les terres appartenant aux mosquées et aux sanctuaires ont été confisquées par l’État hindou, tandis que certaines des mosquées elles-mêmes ont été transformées en magasins, en étables et en greniers. La conversion à l’Islam était interdite et passible d’emprisonnement, de torture et de saisie des biens. Si la prédication de toute forme d’Islam était interdite, la prédication et la conversion à l’hindouisme n’entraînaient, elles, aucune conséquence18.

Selon Khalid Bashir, l’État Dogra a intensifié la criminalisation de l’abattage des vaches, instituant des punitions aussi variées que le brûlage des cheveux, la coupe du nez ou des oreilles et la pendaison publique. Une punition courante consistait à incendier les maisons avec la famille de l’accusé enfermée à l’intérieur. Il suffisait généralement de soupçonner un musulman d’avoir « l’intention » de faire du mal à une vache, sous quelque forme que ce soit, pour qu’il soit puni. Le fait de nuire à une vache entraînait l’emprisonnement à vie19. Ranbir Singh, le souverain Dogra qui a succédé à Gulab Singh, a pris des mesures plus sévères pour s’assurer que le châtiment se traduise par la peine de mort. Lors d’un de ces incidents, un jeune homme a été incarcéré parce qu’il était soupçonné d’avoir abattu une vache. Pendant son incarcération, on lui a donné de force une telle quantité de nourriture excessivement salée qu’il est mort de déshydratation. Une autre fois, une musulmane cachemirie incarcérée a eu la langue tranchée parce qu’elle était accusée d’avoir frappé une vache, une vache qui avait déchiré les vêtements qu’elle avait laissés sécher à l’air libre.

Au fur et à mesure que le régime Dogra consolidait son pouvoir au Cachemire, il confiait la responsabilité de l’administration du Cachemire à une minorité de brahmanes natifs du Cachemire, également connus sous le nom de Pandits du Cachemire, qui étaient privilégiés par Ghulab Singh parce qu’ils étaient hindous. Ces brahmanes considéraient leur hégémonie sur les musulmans du Cachemire comme un droit de naissance religieux. Ils occupaient tous les postes importants de l’administration de l’État, y compris le contrôle du département des recettes. Pas un seul aspect de la vie des musulmans du Cachemire, de la nourriture aux soins de santé en passant par le mariage et même le divorce, n’échappait à un régime de lourdes taxes20. Les terres que les musulmans cultivaient, les animaux qu’ils possédaient ou dont ils faisaient le commerce, les cultures qu’ils faisaient pousser et les marchandises qu’ils vendaient, tout y était soumis. La répression économique était si impitoyable que même les fossoyeurs étaient taxés pour avoir enterré des musulmans.

Alors même que les mosquées étaient fermées, l’adhān fréquemment interdit, et toute affirmation forte de l’islam bridée, les musulmans devaient payer des taxes pour la préservation des temples hindous et la subsistance des prêtres hindous. Ces taxes n’étaient obligatoires que pour les musulmans. En d’autres termes, les hindous étaient exemptés de payer les taxes qui soutenaient leur propre vie religieuse, tandis que les musulmans étaient tenus de la soutenir à leur place.

Un certain nombre de méthodes de torture créatives ont été conçues pour extorquer de force ces taxes aux musulmans, notamment l’application d’orties (appelées soi en langue locale), une plante qui pique sévèrement au contact de la peau humaine, la noyade des musulmans dans l’eau glacée, et la mise à nu et la flagellation des paysans21.

Les orientalistes britanniques ont également travaillé avec les dirigeants Dogra et une minorité autochtone de brahmanes cachemiris (les Pandits) pour produire de nombreux ouvrages anti-islam qui servaient simultanément les intérêts des trois parties. Les dirigeants dogras demandaient aux Pandits de partager des informations avec les orientalistes européens et, en retour, les orientalistes dépeignaient les Pandits comme de véritables porteurs de la culture préislamique du Cachemire. Dans son livre, Territory of Desire, Ananya Jahanara Kabir énumère certaines des oppositions construites par les orientalistes, notamment James Knolwes comparant le « Pandit savant » au « Mussalman ignorant » en 1894 et Sir George Grierson mettant en garde contre les musulmans du Cachemire contaminant la « pureté » du discours des Pandits. Comme le dit Kabir, « les indologues ont de plus en plus conçu le Cachemire non seulement comme une enclave hindoue au sein d’une population musulmane dégénérée, mais aussi, rétrospectivement plutôt honteusement, comme une enclave hindoue brahmanique ‘pure' »22 .

Avec la fin de la domination coloniale britannique en Asie du Sud en 1947, et la création de l’État indien moderne et du Pakistan qui a suivi, la plupart des États princiers ont dû adhérer à l’un des deux nouveaux territoires. Malgré l’écrasante majorité musulmane du Cachemire, le souverain Dogra de l’époque, Hari Singh, a choisi de céder l’État de Jammu-et-Cachemire à l’Inde à majorité hindoue sans s’assurer de la volonté de la population musulmane. Le Cachemire a été occupé militairement par l’Inde en octobre 194723 et est sous cette occupation depuis lors.

Selon Salman Sayyid, la création du Pakistan en 1947 a bouleversé l’imaginaire politique kémaliste. Le kémalisme doit être considéré comme un ensemble de croyances qui se chevauchent et selon lesquelles seule une identité nationale laïque peut être le véhicule d’une subjectivité politique dans l’ensemble du monde musulman. Pourtant, la revendication du Pakistan a identifié la subjectivité politique musulmane, plutôt que l’ethnicité ou la langue, comme étant centrale à la formation d’une communauté24. L’approche apparemment islamique du Pakistan en matière de politique, ainsi que ses divers liens géographiques, historiques et économiques avec le Cachemire, ont amené de nombreux musulmans de la vallée à définir la libération du Cachemire en termes d’adhésion au Pakistan plutôt que d’établissement d’un État-nation cachemiri indépendant et souverain. L’ordre mondial actuel est tel que les luttes anticoloniales musulmanes doivent opérer sur un terrain qu’elles n’ont pas créé elles-mêmes, et le désir de ces musulmans du Cachemire de fusionner avec le Pakistan doit donc être considéré comme une manifestation locale de la pensée oummatique. Ces Cachemiris voient le Pakistan non pas comme un autre État-nation, mais comme un pays créé au nom de l’Islam.

S’ils reconnaissent certains des défauts du Pakistan d’aujourd’hui, ils affirment qu’une fois le Cachemire libéré, ils entreprendront la tâche cruciale de ramener le Pakistan à l’idéal islamique qui l’a vu naître. Comme l’affirme Salman Sayyid,

« La nature contestée du Pakistan n’est pas née du fait que le Pakistan était insuffisamment imaginé, mais plutôt du fait qu’il était insuffisamment décolonisé… Une fois le Pakistan créé par la mobilisation au nom de l’Islam, les dirigeants du nouveau pays, pour la plupart inconscients de la nature radicale de sa formation, ont commencé à banaliser ses revendications et le processus de dépolitisation de l’Islam a commencé. Contrairement aux autres entités kémalistes, les tendances kémalistes pakistanaises ont continué à se heurter au récit fondateur du Pakistan en tant que patrie musulmane. La récupération de l’État pakistanais dans le kémalisme signifiait que le potentiel décolonial de l’expérience du Pakistan resterait inachevé. La tragédie du Pakistan reste que ceux qui le dirigent ne croient pas en lui et que ceux qui y croient n’ont pas été, jusqu’ici, capables de le diriger25.»      

Le colonialisme de peuplement et la place de l’Islam     

Alors que le projet colonial de l’Inde au Cachemire progresse, les gens demandent souvent si le phénomène du colonialisme de peuplement peut être compris et traité par l’Islam. L’une des paroles du prophète Muhammad ﷺ répond par une affirmation claire. Saʿīd ibn Zayd a rapporté que le Prophète ﷺ a dit : « Quiconque est tué en protégeant sa propriété est un martyr. Quiconque est tué en protégeant sa religion est un martyr. Quiconque est tué en protégeant sa vie est un martyr. Quiconque est tué en protégeant sa famille est un martyr »26. Il est intéressant de noter que ces quatre domaines de la vie sont exactement ceux que les musulmans du Cachemire protègent contre l’assaut colonial indien. Le fait est que lorsqu’un musulman du Cachemire défend ses biens et ses terres légitimes contre un agresseur, il ne s’agit pas nécessairement d’une quête matérialiste séculière – il peut s’agir d’une lutte encouragée par l’islam, en particulier lorsque vos biens, vos terres et votre vie sont attaqués parce que vous êtes musulman et que vous résistez à cette attaque en tant que musulman.

Permettez-moi d’aborder brièvement ces quatre aspects.

En matière de propriété, comme le dit Patrick Wolfe, le colonialisme de peuplement « détruit pour remplacer ». Dans son roman allégorique Altneuland, Theodor Herzl, le père fondateur du sionisme, écrit que « si je souhaite substituer un nouveau bâtiment à un ancien, je dois démolir avant de construire »27. Dès le début de la domination de l’Inde au Cachemire, l’objectif à long terme, latent ou manifeste, a été de transformer la démographie du Cachemire à majorité musulmane en installant dans la région des membres de l’armée indienne, des bureaucrates et des travailleurs migrants. Le gouvernement indien a mis en place de nouvelles lois sur le domicile qui permettent aux citoyens indiens de résider en permanence et d’acheter des terres au Cachemire s’ils y ont travaillé pendant une période de 15 ans ou étudié pendant sept ans. En outre, les enfants des officiers indiens ont droit à un certificat de domicile si leurs parents ont vécu au Cachemire pendant au moins dix ans28. L’espoir est que la résistance cachemirie puisse être vaincue en modifiant la composition démographique de l’État.

Selon Goldi Osuri, spécialiste des études sur le Cachemire, si « la première phase de cette occupation (indienne) (du Cachemire) a été l’adhésion contestée à l’Inde, la deuxième phase a été l’immense militarisation de la région – qui reste la plus militarisée au monde – et l’adoption de lois qui donnent à l’armée indienne une impunité totale pour ses actions au Cachemire, alors la troisième phase sera marquée par un projet colonial à part entière »29. Réduire les musulmans du Cachemire à une minorité dans leur propre patrie mettrait également en péril les possibilités de liberté du Cachemire. Comme l’affirme la professeur Hafsa Kanjwal, les terres du Cachemire ont déjà été occupées par l’armée indienne, dont plus d’un demi-million de soldats se sont emparés de vastes étendues de terre pour construire leurs cantonnements, camps et bunkers. Mais l’État indien souhaitant rendre permanente son occupation du Cachemire, le parti au pouvoir s’est fixé pour objectif à long terme de peupler le Cachemire de suffisamment de colons hindous pour rendre plus difficile, voire impossible, la demande de liberté de la majorité musulmane du Cachemire.

Cependant, le début du colonialisme dans l’État du Jammu-et-Cachemire remonte à novembre 1947, lorsque des milliers de musulmans sont massacrés dans la région de Jammu par la foule et les forces du souverain Dogra, Hari Singh. Le nombre de morts est estimé à environ 237 000. Près d’un demi-million de musulmans ont été expulsés par la force de l’autre côté de la frontière, dans le Pakistan nouvellement créé. Selon d’éminents historiens30, les massacres constituent un « génocide d’État » visant à provoquer des changements démographiques au Jammu, une région dont la population était majoritairement musulmane – jusqu’à ce massacre31. Dans la vallée du Cachemire, cependant, les musulmans constituent toujours 96,4 % de la population32.

En matière de religion, l’État indien a mené une attaque organisée et multiforme contre l’Islam, semblable à celle menée par les Mecquois contre le Prophète. La variété de leurs tactiques comprend des formes de répression flagrantes et visibles, comme la fermeture de la mosquée Jamia33, la profanation du Coran, la criminalisation de la consommation de bœuf35 et de la prière de l’Aïd36. Dans la Sūrah al-Baqarah, Allah déclare : « Et qui est plus injuste que ceux qui empêchent le nom d’Allah d’être mentionné dans ses mosquées et s’efforcent de les détruire ? »37

Mais l’État indien a également adopté une tactique différente, que j’appelle la « refonte épistémique » de l’Islam dans des formes pro-étatiques qui valident la domination de l’Inde au Cachemire ou qui, du moins, ne font pas obstacle à ses desseins coloniaux. Comme l’affirme Sherman Jackson, les États tentent de domestiquer la religion lorsqu’ils la font passer d’une position dans laquelle elle menace potentiellement l’État à une position dans laquelle elle ne peut que soutenir sa continuité, à tel point qu’il devient difficile de faire la différence entre la vision du bien prêchée par le clergé et la vision du bien épousée par l’État38.

Cette reconstruction épistémique de l’islam s’effectue de plusieurs manières. Par exemple, les ʿulamā qui prêchent un islam désirable aux yeux de l’État et soutenant la position de l’État sur le Cachemire sont promus, tandis que ceux qui ne le font pas sont emprisonnés39 ou privés de leurs espaces de prédication40. Certains ʿulamā indiens sont parrainés, directement ou indirectement, dans leurs visites au Cachemire, où ils ont utilisé le minbar pour faire des déclarations telles que :

a) La géographie est créée par Allah et les êtres humains ne peuvent la modifier (et les Cachemiris doivent donc considérer leur destin avec l’Inde comme inévitable).

b) Allah a fait du Cachemire la couronne de l’Inde, comment pouvons-nous accepter de renoncer à notre couronne ?

c) Le Cachemire est la terre des maîtres soufis pacifiques, et la violence n’a pas sa place ici (notez que la violence qui est criminalisée ici n’est pas celle de l’État, mais la résistance physique que les Cachemiris lui opposent)41.

d) Les musulmans du Cachemire sont les descendants de grands savants et de saints, et les musulmans indiens ne doivent pas être privés de la Barakah de la terre et des conseils des musulmans du Cachemire (cette déclaration constitue un argument « islamique » en faveur du maintien de la domination indienne au Cachemire)42.

La violence de l’Inde à l’égard de l’islam ne se traduit pas seulement par la fermeture des minbars, mais aussi par la réglementation sévère de la prédication dans les rares minbars autorisés. L’islam est dépouillé de sa valeur libératrice, réduit à un ensemble de rituels qui ne menacent pas le pouvoir colonial. On peut adorer Allah tant que la résistance contre l’État indien, tant que la rébellion contre les faux dieux ne fait pas partie de l’obéissance à Allah. Cela est similaire au moment où les Mecquois ont proposé d’adorer le Dieu du Prophète (Allah) pendant un an si celui-ci ﷺ adorait leurs dieux (les idoles) pendant un an. Dans la Sūrah al-Qalam, Allah dit : « Ils [les adorateurs d’idoles] souhaitent que vous deveniez flexibles [dans votre foi] afin qu’ils deviennent flexibles [dans leur attitude hostile] »43.

C’est cette flexibilité que l’État indien a exigée des musulmans du Cachemire. L’idée, si je la formule simplement, est que pour la plupart des nationalistes hindous en Inde, le seul bon musulman cachemiri est mort ou docile. Pour de nombreux libéraux séculiers indiens, en revanche, l’idée est de tuer le musulman du Cachemire pour sauver l’homme. Dans les deux cas, on aboutit à la mort – physique ou spirituelle et politique – qui tue tout ce qui fait d’un musulman un musulman. En d’autres termes, le pouvoir colonial n’opère pas toujours par une violence visible. À de nombreuses reprises, l’État indien s’est attaqué à l’islam au Cachemire, non pas en tourmentant physiquement les musulmans, mais en réduisant l’islam à un marqueur d’identité illusoire et creux auquel l’État donne une signification qui correspond à ses propres objectifs à un moment donné.

S’agissant de la vie et de la famille, la lutte des musulmans du Cachemire contre l’État indien a été une lutte pour la préservation de leur vie et de celle de leurs proches. Il n’est pas surprenant que des milliers de personnes aient été assassinées, car la colonisation du Cachemire par l’Inde se caractérise avant tout par le pouvoir qu’exerce l’État colonial de tuer la population musulmane soumise à son gré, sans être soumis à aucune autre règle que sa volonté elle-même44. Sa volonté est la seule règle. Sa volonté est la seule véritable loi.

Ce que nous appelons injustice est interne à la logique de la gouvernementalité de l’Inde au Cachemire. La peur de la mort, et la mort elle-même, sont utilisées par l’État indien pour empêcher les musulmans du Cachemire de résister à un État qui a transformé d’innombrables enfants en orphelins45 et a forcé les pères à porter les cercueils de leurs enfants46. C’est un État qui a rendu des milliers de femmes veuves et créé un phénomène de demi-veuves, des femmes qui ne savent pas si elles doivent pleurer leurs maris disparus ou espérer leur retour47. Les musulmans du Cachemire ont été tellement nombreux à être emprisonnés pour leur résistance que les prisons du Cachemire ne pouvaient plus les accueillir, et des milliers d’entre eux ont donc été envoyés dans des prisons à travers l’Inde, à des kilomètres de leurs familles48. Le « musulman cachemiri qui refuse d’être domestiqué » est la figure de l’Autre pour une grande majorité d’Indiens49, et ces prisonniers sont souvent battus et humiliés non seulement par les policiers, mais aussi par les détenus indiens. Même en dehors des prisons, les étudiants cachemiris qui étudient dans différentes régions de l’Inde sont régulièrement victimes d’agressions.

L’Islam dans le Tehreek cachemiri et l’anxiété séculière

La place de l’Islam dans la lutte pour la liberté des Cachemiris est souvent occultée. Les commentateurs libéraux, qu’ils soient originaires du Cachemire ou non, affirment généralement que la question n’est pas d’ordre religieux, mais politique49. Avant de poursuivre, il est pertinent de noter que ces notions relatives à ce qui constitue le religieux et le politique ne sont pas naturelles, fixes ou explicites. Elles sont plutôt les produits d’une théologie politique séculière qui imprègne ces termes de sens. Le sécularisme n’est pas l’absence de religion, n’est pas un espace neutre dépourvu de toute prétention à la vérité absolue, et n’est pas une séparation entre les domaines préexistants et éternellement distincts du public et du privé, du politique et du religieux. Comme l’affirme Saba Mahmood50 le sécularisme est un projet qui crée ces mêmes sphères, délimite leurs frontières et les imprègne de contenu, puis, par le biais de diverses modalités de pouvoir, fait en sorte que ces catégories acquièrent une condition naturelle ou indiscutable pour les gens, de sorte qu’ils ne peuvent que penser en ces termes.

Ceci est important car ce n’est pas seulement leur rencontre avec l’État colonial indien, mais aussi la force transnationale du pouvoir séculier qui gouverne, façonne et réglemente la vie des musulmans cachemiris. Je soutiens donc que les Cachemiris sont confrontés à ce que l’on pourrait appeler une double-colonisation : la colonisation immédiate aux mains de l’État hindou, qui s’inspire de l’islamophobie mondiale et se justifie par elle, et la condition plus large de néocolonisé. Ils partagent avec les musulmans d’ailleurs cette condition dans laquelle, comme le dit le Dr Ovamir Anjum, l’Islam n’est pas autorisé à être l’Islam. L’occupation du Cachemire par l’Inde ne prive pas seulement les Cachemiris de leur libération, mais elle rompt également leur sentiment d’appartenance aux communautés musulmanes du reste du monde.

L’argument est que la lutte du Cachemire doit être racontée en des termes compréhensibles pour le regard libéral séculier, un regard qui refuse de voir ou d’accepter la centralité de l’Islam dans la lutte la plus existentielle d’un peuple. Salman Sayyid affirme que cette situation est le résultat de la catégorisation de l’islam en tant que « religion ». Il s’agit d’une catégorie limitative dans la mesure où elle est calquée sur un modèle de religiosité spécifiquement chrétien occidental. L’histoire de l’Occident devient l’histoire du monde, et toutes les luttes sont contraintes de se réorganiser sous des formes qui s’inscrivent quelque part dans le spectre eurocentrique de la politique51. Au lieu d’aborder l’Islam comme la réponse des musulmans du Cachemire au problème de l’occupation, l’affirmation et la présence de l’Islam dans les pratiques et le lexique de la résistance sont considérées comme faisant partie du problème. Comme l’affirme William T. Cavanaugh, une essence transhistorique est attribuée à toutes les religions, et l’on prétend que toutes les religions, si elles ne sont pas soumises à une reconstruction séculière, sont prédisposées à déborder dans la violence fanatique52. Par conséquent, une résistance contre l’occupation qui puise son inspiration dans l’Islam est considérée comme a priori inacceptable.

Certains diront que la lutte au Cachemire ne porte pas sur l’Islam mais sur la justice, mais ces arguments négligent la façon dont les musulmans du Cachemire voient l’Islam. Au lieu de réduire l’Islam à des questions de contestations théologiques, rituelles et jurisprudentielles, ils le comprennent comme une soumission à la définition de la justice d’Allah. Pour nous, l’Islam est l’incarnation de la justice. Il faut un haut degré d’intériorisation de l’islamophobie pour considérer que lutte pour l’islam et lutte pour la justice sont mutuellement exclusives.

Certains chercheurs, dans le même ordre d’idées, affirment que cette lutte ne concerne pas l’Islam mais la préservation de la survie et de la dignité humaine. L’hypothèse sous-jacente ici, comme dans le cas précédent, est que même si les vies qui sont en jeu sont celles de musulmans, les préserver ne peut être un effet de l’islam, ni un commandement coranique.

Lorsqu’un musulman exprime son soutien non seulement aux musulmans opprimés, mais aussi à un non-musulman opprimé, ce soutien peut également être encouragé et permis par l’Islam. En outre, l’effacement de l’Islam dans la narration d’une cause comme celle du Cachemire est souvent décrit comme une « humanisation » de la cause. Mais est-ce en effaçant l’Islam de l’histoire du sacrifice et de la lutte d’un peuple que nous l’humanisons et le rendons acceptable ? La laïcité est-elle la condition pour être considéré comme un être humain « à part entière » ?

Une journée dans les rues du Cachemire au milieu d’une manifestation montre clairement que l’Islam est au cœur de la façon dont les gens imaginent et articulent leur lutte. Toutefois, cela pose un problème aux activistes et aux universitaires du spectre eurocentrique de la pensée, tant à gauche qu’à droite53. Par exemple, l’un des slogans lancés par les musulmans du Cachemire lors de ces manifestations est Allahu Akbar (« Dieu est grand »). Que signifie ce slogan et quelle est sa valeur pour les musulmans du Cachemire ?

Pour la réponse, nous nous tournons vers Ibn Khaldūn : « Le vaincu veut toujours imiter le vainqueur dans ses caractéristiques distinctives, son habillement, sa profession, et toutes ses autres conditions et coutumes. La raison en est que l’âme voit toujours la perfection dans la personne qui lui est supérieure et à laquelle elle est soumise. Elle le considère comme parfait, soit parce qu’elle est impressionnée par le respect qu’elle lui porte, soit ou parce qu’elle suppose à tort que sa propre soumission à lui n’est pas due à la nature de la défaite mais à la perfection du vainqueur »54.

Le slogan d’Allahu Akbar empêche les Cachemiris d’associer le pouvoir à la perfection ou à la justesse. Leur soumission à l’État indien n’est pas due à la perfection du vainqueur, mais au fait qu’Allah teste leur foi. Allahu Akbar empêche également les Cachemiris de penser que le pouvoir du colonisateur est éternel, ou immuable, ou absolu, et met l’accent sur son caractère temporel, sa contingence et sa soumission au pouvoir de Dieu. Le Tawhid (« Unicité ») incarne le soutien métaphysique de la lutte contre une puissante occupation militaire, car il s’agit de la déclaration la plus profonde qu’aucun système n’est éternel et que tout, à part Allah, est périssable. Comme l’affirme Enrique Dussel, tout, même le soleil et la Terre, est contingent (pourrait être inexistant) et peut-être non nécessaire (même le soleil n’a pas existé à un moment donné)55. Rappeler à un État colonial sa contingence et sa possible inexistence ronge sa prétention à la divinité et à la permanence. « Il n’y a pas de divinité à part Lui. Tout sera détruit sauf Sa Face »56. Avoir la foi que l’occupation n’a pas un pouvoir ultime ou imprenable est une condition nécessaire pour rendre possible la résistance contre elle. Allahu Akbar perturbe les partisans de l’Hindutva comme ceux du sécularisme. La raison en est simple : l’idée qu’Allah est le plus grand est une affirmation iconoclaste contre les croyances et les idoles chères aux premiers, et pour les seconds, un rejet des prétentions du pouvoir séculier à être l’autorité arbitrale finale sur la vie.

Pour l’activiste libéral, les mots qui s’échappent de la bouche du manifestant musulman cachemiri posent deux problèmes. D’abord, comme le dit Muneeza Rizvi, un problème de relations publiques.  » Parler de l’islam diabolise la lutte, ou alors cela nous coûte une audience »57. Tels sont les reproches immédiats entendus de la part des libéraux autochtones et non autochtones. Si la visibilité du sentiment islamique délégitime une cause, ne devrions-nous pas remettre en question et contester les critères mêmes de légitimité ? Ne devrions-nous pas prêter attention à l’animosité anti-islamique sous-jacente, selon laquelle vous ne pouvez prétendre à une audience que si vous vous déshabillez de l’Islam ?

Deuxièmement, l’omniprésence de l’Islam dans le lexique de la résistance cachemirie est considérée comme un échec de la part des musulmans cachemiris à comprendre que l’occupation indienne n’a rien à voir avec la religion, mais avec la politique. L’absurdité de cette objection est parfaitement révélée dans le cas du Cachemire, où c’est la musulmanité des Cachemiris qui est soumise à différentes formes d’oppression. La communauté des brahmanes du Cachemire, qui sont des natifs du Cachemire non musulmans, a été historiquement privilégiée par l’État indien, ainsi que par les formations impériales précédentes, et a reçu des pouvoirs aux dépens des musulmans du Cachemire58. S’il n’est pas nécessaire d’être musulman pour reconnaître que l’occupation du Cachemire est illégale, immorale et contraire à l’éthique, il n’en reste pas moins que c’est en grande partie la population musulmane du Cachemire qui s’est sentie occupée, qui a ressenti un sentiment d’éloignement de l’État indien.

Un autre slogan qui figure en bonne place dans le vocabulaire de la résistance cachemirie est Yahan Kya Chalay Ga? Nizam-e-Mustafa ﷺ (« Qu’est-ce qui doit régir la vie au Cachemire ? La voie de Mustafa ﷺ »). Les musulmans du Cachemire considèrent que le Nizam- e-Mustafa incarne le ʿadl, la justice, qui ne se trouve nulle part dans l’ordre colonial. Il incarne une manière d’être pour le collectif musulman du Cachemire dans lequel la dévotion partagée au prophète Muhammad ﷺ lie les gens les uns aux autres. Le Nizam-e-Mustafa ﷺ est également la réponse de nombreux musulmans du Cachemire lorsqu’on leur demande la forme que prendrait un Cachemire libre – lorsqu’on leur demande leur modèle de décolonisation. Cela nous dit que la lutte des Cachemiris n’est pas seulement définie par ce à quoi ils s’opposent, mais aussi par ce qu’ils défendent.

Classes, Cachemire et Islam

Il est également important de se rappeler que de nombreux penseurs marxistes ont tendance à soutenir que la « classe » est la catégorie analytique prédominante dans laquelle il faut penser lorsqu’on écrit ou parle du colonialisme. Ils affirment que la religion n’est qu’une couverture de ce qui est vraiment important, à savoir la classe. Pour eux, ce sont les relations économiques, l’infrastructure économique, qui sous-tendent la logique de l’occupation, et non la religion. La religion est réduite à une simple superstructure qui n’existe qu’en surface. Cependant, l’histoire de la lutte cachemirie ne permet pas une séparation nette entre la question de la classe et de la religion. Fanon, parlant de l’Algérie, disait que dans les colonies, on était noir parce qu’on était pauvre, et on était pauvre parce qu’on était noir. On était blanc parce qu’on était riche, on était riche parce qu’on était blanc59.

Dans le cas du Cachemire, l’élitisme et le statut privilégié des brahmanes du Cachemire sont une conséquence directe de leur statut de brahmanes, et la marginalisation, tant économique que culturelle, des musulmans du Cachemire est due au fait qu’ils sont musulmans. On pourrait dire que certains musulmans du Cachemire ont collaboré avec l’État indien et ont été historiquement proches de la formation du pouvoir impérial, mais ce que nous devrions noter, c’est qu’ils sont proches du pouvoir non pas parce qu’ils sont musulmans, mais malgré qu’ils le soient. Leur proximité avec le pouvoir a été subordonnée à la trahison des intérêts de la communauté musulmane cachemirie au sens large et des impératifs coraniques de justice. On pourrait donc affirmer que les relations économiques ont été façonnées par l’appartenance religieuse, par opposition à la religion qui n’est pas pertinente pour la question de la classe.

Le Cachemire, lieu de la renaissance de l’Oumma

L’État indien a régulièrement utilisé la rhétorique et la logique de la « guerre contre le terrorisme » pour diaboliser la lutte de libération du Cachemire. Les musulmans du Cachemire imaginent et racontent leur lutte contre l’occupation de l’État comme un Jihad et, comme l’affirme Zunaira Komal, les musulmans du Cachemire ont vu leur « cadre islamique de lutte physique et morale étiqueté et réduit sous le fantasme mondial du « terrorisme », une tactique stratégiquement déployée par les bénéficiaires de la guerre mondiale contre le terrorisme pour priver de leurs droits les mouvements anticoloniaux islamiques »60. Elle soutient également que pour comprendre les mouvements de liberté comme celui du Cachemire, nous devons prendre au sérieux l’univers moral qui guide leurs aspirations à la liberté et adopter une herméneutique sensible au discours moral de l’Islam qui va à l’encontre de l’idée même de liberté séculière.

Le Cachemire est le lieu où l’Ummah cesse d’être un simple idéal abstrait. Elle prend vie à travers la lutte anticoloniale des musulmans du Cachemire, mais aussi à travers leur solidarité avec les musulmans persécutés ailleurs. Parler en faveur des musulmans rohingyas lorsque cela ne coûte rien est facile, mais lorsqu’une communauté musulmane, elle-même confrontée à une répression brutale, descend dans la rue contre la persécution de ses coreligionnaires, c’est là que la oumma s’actualise. En 2017, des milliers de musulmans du Cachemire ont manifesté dans la rue contre la persécution des musulmans rohingyas61. Les manifestations ont eu lieu à Srinagar malgré un couvre-feu imposé par les autorités indiennes. De nombreuses personnes ont été blessées et détenues au cours de ces manifestations. Pourquoi les musulmans du Cachemire, qui vivent déjà sous un régime tyrannique, ajouteraient-ils à leur propre souffrance ? Comment donner un sens à tout cela si ce n’est par l’Islam ?

On pourrait dire qu’elle est due à une notion universelle arbitraire de l’ « humanité » et qu’elle ne concerne pas l’islam, mais, comme l’affirme Muneeza Rizvi, ce récit dénie à l’islam une capacité à l’universel, exalte les politiques séculières de l’humanité comme étant dépourvues d’engagements particularistes et considère les préoccupations universalistes comme le patrimoine de la politique séculière62. Dans son livre White, Richard Dyer affirme qu’il n’y a pas de position plus puissante que celle d’être humain, car la prétention au pouvoir est celle de parler au nom de l’humanité commune. Ce pouvoir, l’humanisme séculier le revendique exclusivement pour lui-même, aveugle à sa propre nature paroissiale et ethnocentrique. Dans la Sūrah Āl ʿImrān, Allah déclare, en s’adressant aux musulmans : « Vous êtes la meilleure nation produite [à titre d’exemple] pour l’humanité. Vous enjoignez ce qui est bien et interdisez ce qui est mal et croyez en Allah »63. La préoccupation d’un musulman est globale, incluant non seulement les musulmans d’ailleurs, mais l’ensemble de l’humanité.

De véhémentes manifestations anti-israéliennes ont éclaté à Srinagar en juin 1967, lorsque l’État sioniste a annexé Jérusalem-Est. En 1969, lorsque Al-Aqsa a été incendiée, un homme est mort d’une blessure par balle à Srinagar, tandis qu’un autre a été blessé par balle lors de manifestations généralisées dans la vallée. De nombreux étudiants protestataires ont été arrêtés et battus sans pitié. Le 23 août 1969, une grève totale a été observée au Cachemire en solidarité avec les musulmans palestiniens. Un couvre-feu a été imposé par l’État indien pendant plus d’une semaine à Srinagar, et les arrestations se sont poursuivies à mesure que les protestations s’amplifiaient, suivies par l’imposition d’une loi qui criminalisait les rassemblements de plus de quatre personnes64.

Sur les murs des villes du Cachemire – des villes qui ne sont pas sûres pour leurs habitants musulmans en raison de l’occupation – les graffitis omniprésents « Sauvez Gaza » annoncent haut et fort que les préoccupations des musulmans les uns envers les autres ne peuvent être domptées à l’intérieur de frontières que nous n’avons pas créées. Même les petits actes de solidarité que les musulmans du Cachemire expriment à l’égard des musulmans palestiniens ne restent pas impunis. Alors que les Palestiniens étaient soumis à des frappes aériennes israéliennes incessantes et que de nombreux enfants étaient assassinés à Gaza, un quartier de Srinagar, incarnant le modèle prophétique, a pensé que la communauté musulmane du Cachemire devait exprimer son soutien, même si elle ne pouvait pas faire grand-chose. On a demandé à un artiste professionnel, Mudassir Gul, de peindre des graffitis. Il monte sur une plate-forme et commence son projet. Le graffiti représente une femme portant le drapeau de la Palestine comme foulard, avec à côté les mots « Nous sommes la Palestine ». Les gens se sont rassemblés près du graffiti, ont brandi les drapeaux de la Palestine et ont scandé des slogans anti-israéliens. Peu après, les forces indiennes ont emmené Mudassir hors de chez lui, et l’ont forcé à remonter sur la plate-forme et à recouvrir entièrement sa peinture avec de la peinture noire.

L’anxiété que l’État indien a ressentie lorsque les musulmans du Cachemire, bien que colonisés eux-mêmes, ont non seulement exprimé leur préoccupation pour le sort des musulmans ailleurs, mais ont également traduit cette préoccupation par de petits actes de protestation, était immense. Elle était si immense que les forces indiennes ne se sont pas contentées de noircir les graffitis, mais ont également arrêté Gul. Les forces coloniales ont lancé un vaste raid et ont détenu au moins vingt autres hommes au sujet de la même affaire65. Le chef de l’appareil policier colonial au Cachemire, Vijay Kumar, a déclaré que les Cachemiris détenus étaient des éléments qui tentaient de tirer parti de la situation en Palestine pour troubler « la paix et l’ordre public » dans la vallée du Cachemire. Lorsque le prophète ﷺ a appelé les Mecquois au message de l’Islam, ceux-ci se sont également plaints qu’il troublait « la paix et l’ordre » de la communauté.

La « paix » à laquelle le chef de la police fait référence est celle où les Cachemiris occupés acceptent l’occupation comme une réalité immuable. Faire cela – accepter l’oppression de l’État indien comme une réalité à laquelle il faut s’habituer – revient à abandonner la vérité d’Allahu Akbar. C’est cette vérité qui ronge les prétentions de l’État colonial à la divinité, à la permanence et à la suprématie, et qui réaffirme sa contingence, sa fugacité et son immoralité. Pour les Cachemiris occupés, la paix ne peut se matérialiser qu’à partir de la mort du colonialisme, de l’émergence d’une réalité dans laquelle l’énoncé prophétique de l’oumma en tant qu’un seul corps trouve une manifestation concrète, dans laquelle l’intérêt des musulmans les uns pour les autres n’est pas criminalisé mais nourri et préservé.

L’impératif coranique et prophétique

Comme l’écrit Ali Harfouch66, Le Cachemire pose un problème unique au monde musulman. Non seulement il se trouve aux confins de l’ordre international dominé par l’Occident, mais il est également en marge du monde musulman. Les musulmans ont une obligation multiple envers le Cachemire. La première obligation découle du fait que son peuple est musulman, et elle est accrue par le fait qu’il est opprimé. Le Messager d’Allah ﷺ a dit :  » Aide ton frère, qu’il soit un oppresseur ou qu’il soit un opprimé.  » Les gens ont demandé : « Ô Messager d’Allah ﷺ ! Il est bien de l’aider s’il est opprimé, mais comment l’aider s’il est un oppresseur ? ». Le Prophète ﷺ a répondu : « En l’empêchant d’opprimer les autres »67.

Dans le cas du Cachemire, les opprimés ne sont pas simplement opprimés – c’est leur détermination à être musulmans qui a entraîné leur oppression.

Pour dissuader les musulmans du Cachemire de résister à la colonisation de l’Inde, beaucoup de gens présentent les persécutions que nous subissons comme une preuve du mécontentement d’Allah à notre égard. Cette idée est insoutenable. Le prophète Muhammad ﷺ et ses compagnons n’ont-ils pas souffert de la faim et du sang lorsqu’ils ont choisi de défier les faux dieux de leur époque ? Allah ne proclame-t-il pas dans la Sūrah al-Baqarah que : « Nous vous éprouverons certainement par la peur, la faim, la perte de biens, de vies et de récoltes ; mais annoncez la bonne nouvelle aux inébranlables, qui, lorsque le désastre les frappe, disent : En effet, nous appartenons à Allah, et c’est vers Lui que nous retournerons »68. La peur, la faim, la perte de richesses, de vies et de récoltes – n’est-ce pas ainsi que les musulmans du Cachemire ont été mis à l’épreuve par le colonialisme ? Pourtant, pendant sept décennies, ils sont restés inébranlables.

Maḥmūd ibn Labīd a rapporté : Le Messager d’Allah, paix et bénédictions soient sur lui, a déclaré : « Si Allah aime un peuple, alors il l’afflige d’épreuves. Celui qui est patient a la récompense de la patience, et celui qui est impatient a la faute de l’impatience »69. Au lieu de considérer la persécution comme une manifestation de la colère d’Allah, ne devrait-on pas la considérer comme une conséquence naturelle du fait que les musulmans du Cachemire tiennent fermement à l’Islam face à un tyran puissant ? Dans le Coran, dans la Sūrah al-ʿAnkabūt, Allah discrédite l’idée d’assimiler la souffrance à un châtiment d’Allah lorsqu’il dit : « Les gens pensent-ils qu’une fois qu’ils auront dit : « Nous croyons », ils seront laissés sans être mis à l’épreuve ? […] Il y en a qui disent : « Nous croyons en Allah », mais lorsqu’ils souffrent dans la cause d’Allah, ils confondent cette persécution aux mains des gens avec le châtiment d’Allah. Mais lorsque la victoire viendra de votre Seigneur, ils diront sûrement [aux croyants] : « Nous avons toujours été avec vous ». Allah ne sait-il pas mieux ce qu’il y a dans les cœurs de tous les êtres ? Allah fera certainement la distinction entre ceux qui ont une foi [sûre] et les hypocrites »70.

Contrairement à l’hypothèse selon laquelle la persécution est nécessairement un effet du péché d’une communauté, Saʿd ibn Abī Waqqāṣ a rapporté : J’ai dit : « Ô Messager d’Allah ﷺ, quels sont les gens qui sont éprouvés le plus sévèrement ? ». Le Messager d’Allah, paix et bénédictions soient sur lui, a répondu :  » Ce sont les prophètes, puis les meilleurs suivants, puis les meilleurs suivants. Un homme est jugé en fonction de sa religion. S’il est ferme dans sa religion, ses épreuves seront plus sévères. S’il est faible dans sa religion, il est jugé en fonction de sa force dans la religion. Le serviteur continuera d’être mis à l’épreuve jusqu’à ce qu’il soit laissé à marcher sur la terre sans aucun péché. »71.

L’idée que le mal, ou la souffrance, est toujours mauvais, et que le bénéfice matériel est toujours synonyme de bien, est plus proche de l’utilitarisme laïque de Jeremy Bentham que de l’Islam. Si la persécution et ses victimes sont intrinsèquement mauvaises, alors les musulmans du Cachemire devraient pouvoir facilement échapper à cette condition en oubliant simplement les enseignements du Coran et en obéissant au tyran au détriment de l’obéissance à Dieu. Mais les musulmans du Cachemire choisissent autre chose. Ils s’efforcent de ne pas être parmi les hypocrites, mais parmi ceux qui ont une foi sûre. Ils savent que la paix sans justice n’est pas la paix et que, comme soutenu par les docteurs Ovamir Anjum et Omar Suleiman, « le compromis accompagné de faiblesse et d’apaisement ne fait que renforcer l’ennemi et aggraver sa tyrannie. Seule une action unifiée, disciplinée et persistante, couronnée par l’intrépidité et la confiance absolue en Dieu, permet d’amener à la table des négociations un tyran arrogant et sans scrupules disposant de ressources bien plus importantes ». Comme le disait Fanon, le colonialisme ne desserre son emprise que lorsque l’épée est sur son cou, et jamais par générosité désintéressée. Le colonisateur ne donne jamais rien pour rien72. L’inaction face à l’oppression ne résout pas le mal de l’oppression – elle le normalise.

La lutte armée des musulmans du Cachemire contre l’État colonial est validée par le Coran lui-même. Allah déclare : « La permission [de combattre] est donnée à ceux contre qui l’agression est lancée, parce qu’ils ont été opprimés, et Allah est puissant pour leur donner la victoire. [Ils sont] ceux qui ont été expulsés de leurs maisons sans droit uniquement parce qu’ils disent : Notre Seigneur est Allah »73. Dans la Sūrah al-Nisā, Allah dit : « Pourquoi donc ne pas combattre dans la cause de Dieu et des opprimés, des hommes, des femmes et des enfants sans défense, qui crient : ‘O Seigneur ! Fais-nous sortir de cette terre dont les habitants sont des oppresseurs, et désigne pour nous de Ta Présence un protecteur, et désigne pour nous de Ta Présence un secoureur ! »74. Ces versets parlent à la fois aux musulmans cachemiris et pour les musulmans cachemiris. Ils parlent aux musulmans cachemiris, en ce sens qu’ils annoncent la permission d’Allah pour eux de lutter contre l’oppression à laquelle ils sont confrontés. Ils parlent pour les musulmans du Cachemire, en ce sens qu’ils demandent aux autres musulmans de les soutenir utilement dans leur lutte contre l’oppression.

Ali Harfouch nous rappelle à juste titre que le modèle coranique et prophétique privilégie l’opprimé – les mustaḍʿafīn. Il exige que nous voyions les choses non pas du point de vue de l’oppresseur, mais du prisme de l’opprimé ; non pas d’en haut, mais d’en bas. Dans la Sūrah al-Baqarah, Allah dit :  » Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association et que la religion soit pour Dieu, mais s’ils cessent, alors aucune agression n’est permise sauf contre les transgresseurs »75. L’occupation du Cachemire par l’Inde signifie une multitude de transgressions tant contre Dieu que contre ses serviteurs. Dans notre désir d’être proches du pouvoir, nous nous leurrons en pensant qu’il est insignifiant de se ranger du côté des opprimés. Ainsi, nous rationalisons le fait de se lier d’amitié avec l’oppresseur. Les musulmans du Cachemire renversent cette situation. Ils choisissent de ne pas se ranger du côté des oppresseurs des musulmans d’ailleurs, mais plutôt du côté des opprimés, sachant très bien que cela ne fera qu’ajouter à leurs tribulations.

Ibn Qayyim al-Jawziyyah, éminent jurisconsulte et érudit de l’Islam, classe la vertu du sabr, la patience, en quatre types :

1. La patience physique par choix, comme faire un travail dur de son plein gré.

2. La patience physique sans choix, comme supporter patiemment la maladie, la chaleur et le froid extrêmes.

3. La patience psychologique par choix, comme s’abstenir de faire des choses que la charia et le bon sens disent mauvaises.

4. La patience psychologique sans choix, comme supporter patiemment une séparation forcée de l’être aimé.

La patience peut donc être pratiquée par choix ou sans choix. La patience par choix, pour Ibn Al-Qayyim, est plus précieuse et utile que la patience sans choix, car cette dernière est commune à tous alors que la première distingue les meilleurs des ordinaires. Il donne, à titre d’exemple, deux incidents survenus dans la vie du prophète Yūsuf. La patience du Prophète Yūsuf à rejeter l’invitation pécheresse de l’épouse d’al-ʿAzīz, et sa patience à supporter la punition qui s’ensuivit, est d’un statut plus important pour Ibn Al-Qayyim que sa patience en réponse à ses frères qui le jetèrent dans le puits, car il n’avait pas le choix.

Les musulmans du Cachemire, dans leur lutte contre une occupation prolongée, ont fait preuve des quatre formes de patience décrites par Ibn Al-Qayyim. Ils ont patiemment mené le travail physique de lutte contre une occupation immorale (patience physique par choix), et ils ont patiemment enduré les abus physiques que leur infligeait l’occupation (patience physique sans choix). Ils ont été psychologiquement patients en ne permettant pas à la condition de la colonisation de déformer leur fiṭrah et de coloniser leur esprit (patience psychologique par choix), et ils ont patiemment supporté la séparation forcée de leurs proches emprisonnés et martyrisés (patience psychologique sans choix).

La kalimah (« parole ») que l’État indien veut que les musulmans du Cachemire vivent réellement est « Lā ilāha illa India » (« Il n’y a de divinité que l’Inde »), une subversion absolue de notre foi à laquelle nous résisterons sans cesse. L’oumma continue de respirer, non pas dans les salles climatisées de Riyad, du Caire ou du Golfe, mais sous une forte répression dans les rues du Cachemire, une vallée qui a malheureusement été considérée comme périphérique par l’islamosphère. Comme dans le cas des premiers martyrs de l’Islam, la fermeté des musulmans du Cachemire sous l’oppression est l’une des façons profondes dont leur Islam est vécu, incarné et pratiqué. ʿIbādah (« Adoration »), pour nous, n’est pas simplement les cinq ṣalāh quotidiennes ou d’autres pratiques normatives, mais notre lutte contre l’occupation.

Lorsque je parle à de nombreux prisonniers cachemiris, y compris mes propres parents, et que je leur demande ce qui les fait tenir, tout ce qu’ils disent, c’est « Nous espérons que notre Allah est satisfait de nous ! ».

Ahmed Bin Qasim

Article traduit de l’anglais par Samy

Notes

1 Haris Zargar, “Kashmir’s Resistance Anthem,” New Frame, October 15, 2019.

2 Hafsa Kanjwal, “The Violence on Kashmir Is Epistemological as It Is Physical,” Jadaliyya, December 11, 2019.

3 Alastair Lamb, Kashmir: A Disputed Legacy, 1846–1990 (Karachi: Oxford University Press, 2003).

4 Sharjeel Imam, “The Hindu Republic: Seven Decades of Muslim Exclusion in India,” TRT World, February 3, 2019.

5 Dexter Filkins, “Blood and Soil in Narendra Modi’s India,” New Yorker, December 2, 2019.

6 Uday Mehta, Liberalism and Empire: A Study in Nineteenth-Century British Liberal Thought (Chicago: University of Chicago Press, 1999).

7  Hafsa Kanjwal, “Kashmiris Do Not Need to Prove Their Humanity, India Needs to Prove Its Own,” Washington Post, July 12, 2017.

8 Carlton J. H. Hayes, Nationalism: A Religion (New Brunswick: Transaction Publishers, 2016).

9 Saba Mahmood, Religious Difference in a Secular Age: A Minority Report (Princeton: Princeton University Press, 2016).

10 Hussein Ali Agrama, Questioning Secularism: Islam, Sovereignty, and the Rule of Law in Modern Egypt (Chicago: University of Chicago Press, 2012).

11 Khurram Parvez, “A Year after India Revoked Kashmir’s Special Status, Kashmiris Worry about a Demographic Shift,” Time, August 7, 2020.

12 Zainab Ramahi and Azadeh Shahshahani, “Destroying to Replace: Settler Colonialism from Kashmir to Palestine”, Verso Books (blog), August 10, 2020.

13 Ahmed Bin Qasim, “The Metaphysics of India’s Colonial Project in Kashmir,” TRT World, April 20, 2021.

14 Yusuf Jameel, “‘Tunnels and Roads Can’t Resolve Kashmir Issue,’ Assert Separatists, Farooq Abdullah,” Deccan Chronicle, April 2, 2017.

15 Lamb, Kashmir.

16 Mohamad Junaid, “Kashmir: A Historical Timeline,” Adi Magazine, 2020.

17 Sheikh Showkat Hussain, “Kashmir Saga,” Kashmir Institute, 2016.

18 Arsilan Aziz, “Orientalism, Kashmir and Islam,” Inverse Journal, December, 2019.

19 Khalid Bashir, Kashmir: Exposing the Myth behind the Narrative (India: Sage Publications, 2017).

20 “Cashmere’s Dogra Taxation System,” Kashmir Life, March 15, 2017.

21 “Cashmere’s Dogra Taxation System.”

22 Aziz, “Orientalism, Kashmir and Islam.”

23 Alastair Lamb, Incomplete Partition: The Genesis of the Kashmir Dispute 1947–1948 (Oxford: Oxford University Press, 2003).

24 Salman Sayyid, “The Meaning of Pakistan,” Critical Muslim Studies (blog), August 14, 2017.

25 Sayyid, “Meaning of Pakistan.”

26 Jāmiʿ al-Tirmidhī, no. 1421.

27 Patrick Wolfe, “Settler Colonialism and the Elimination of the Native,” Journal of Genocide Research 8, no. 4 (2006).

28 Hafsa Kanjwal, “India’s Settler-Colonial Project in Kashmir Takes a Disturbing Turn,” Washington Post, August 5, 2019.

30 Lamb, Kashmir.

31 Rifat Fareed, “The Forgotten Massacre That Ignited the Kashmir Dispute,” Al Jazeera, November 6, 2017.

32 “Kashmir Muslims Fear Demographic Shift as Thousands Get Residency,” Al Jazeera, June 28, 2020.

33 “Closed Kashmir Main Mosque Belies India’s Religious Freedom Claim,” Al Jazeera, December 16, 2021.

34 Jason Burke, “Four Killed in Kashmir Protests against Alleged Qur’an Desecration,” Guardian, July 18, 2013.

35 “Kashmir Shuts Down in Protest over High Court Beef Ban,” Al Jazeera, September 12, 2015.

36 Azhar Farooq and Rebecca Ratcliffe, “Eid in Kashmir Muted as India Bans Large Congregations,” Guardian, August 12, 2019,

37 Coran 2:114.

38 Sherman A. Jackson, Islam and the Blackamerican: Looking Toward the Third Resurrection (Oxford: Oxford University Press, 2011).

39 Abdul Mateen, “Kashmir’s Mandela, Dr Muhammad Qasim Completes 24 Years behind Bars,” Milli Gazette, February 5, 2017,

40 “‘Kashmir Is an Integral Part of India,’ Says Jamiat Ulema-e-Hind, Calls for Normalcy in the Region,” Scroll.in, September 12, 2019.

41 Gyan Varma, “All of J and K and PoK Part of India, There Should Be No Compromise: Mahmood Madani,” Mint, September 15, 2019.

42 Muhammad Qasim, Bāng (N.p.: Muslim Deeni Mahāz J & K, 2015).

43 Coran 68:9.

44 Safina Nabi, “A Fake Gunbattle in Kashmir and a Widow’s 25-Year Battle for Justice,” Article-14, November 29, 2021.

45 Nusrat Sidiq, “Kashmir’s War Orphans Suffer in Isolation and Pain,” Anadolu Agency, 2022.

46 Rifat Fareed, “Kashmiri Man Demanding Son’s Body Charged under Anti-Terror Law,” Al Jazeera, February 9, 2021.

47 Ather Zia, Resisting Disappearance: Military Occupation and Women’s Activism in Kashmir (Seattle: University of Washington Press, 2019).

48 Ahmed Bin Qasim, “Delhi Is on Fire, and My Kashmiri Parents Are in Prison,” Nation, February 28, 2020.

49 Nitasha Kaul, “Kashmir: The Communalisation of a Political Dispute,” Al Jazeera, July 26, 2017.

50 Saba Mahmood, Religious Difference in a Secular Age: A Minority Report (Princeton: Princeton University Press, 2015)..

51 Salman Sayyid, Recalling the Caliphate: Decolonization and World Order (London: Hurst Publishers, 2014).

52 William T. Cavanaugh, The Myth of Religious Violence: Secular Ideology and the Roots of Modern Conflict (New York: Oxford University Press, 2009).

53 Muneeza Rizvi, “Palestine and the Question of Islam.” Critical Muslim Studies (blog), May 15, 2021.

54 ʿAbd Al-Raḥmān B. Muḥammad Ibn Ḵaldūn, Franz Rosenthal, N. J. Dawood, and Bruce Lawrence, The Muqaddimah: An Introduction to History (Princeton: Princeton University Press, 2015).

55 Enrique Dussel, Philosophy of Liberation, trans. Aquilina Martinez and Christine Morkovsky (Eugene, OR: Orbis Books, 1985).

56 Coran 28:88.

57 Rizvi, “Palestine and the Question of Islam.”

58 Bashir, Kashmir: Exposing Myth behind Narrative.

59  Concerning Violence, directed by Göran Olsson (Berlin: Films Boutique, 2014).

60  Kanjwal, Violence on Kashmir.

61 Zahid Rafiq, “Kashmiri Muslims Protest Rohingya Persecution,” Anadolu Agency, September 8, 2017.

62  Rizvi, “Palestine and the Question of Islam.”

63 Coran 3:110.

64 Hilal Mir, “Palestine Solidarity: Kashmir’s Vocal Past and Muted Present,” Anadolu Agency, May 14, 2021.

65 Inzimam Qadri and Haziq Qadri, “Kashmiris Are Being Arrested for Pro-Palestine Protests,” Diplomat, May 22, 2021.

66 Ali Harfouch, “Kashmir Is Invisible,” Islam21C, August 26, 2019.

67 Ṣaḥīḥ al-Bukhārī, no. 2444.

68 Coran 2:155.

69 Musnad Aḥmad, no. 23122.

70 Coran 29:2–11.

71 Jāmiʿ al-Tirmidhī, no. 2398.

72 Frantz Fanon, The Wretched of the Earth (Cape Town: Kwela Books, 1961).

73 Coran 22:39–40.

74 Coran 4:75.

75 Coran 2:193.

76 Muḥammad ibn Abī Bakr ibn Qayyim Al-Jawzīyah and ʻAbd al-ʻAlī ʻAbd al-Ḥamīd Ḥāmid, Excellence of Patience and Gratefulness: Uddat Al-Sabirin Wa-Dhakhirat Al-Shakirin (Riyadh: Darussalam, 2012).

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