Les élections européennes et la montée du FN : un vote de race

Les résultats des élections européennes ont été décrits comme un séisme par la classe politique et les médias français. Pour la première fois le Front National est arrivé en tête dans une élection au niveau national, assez loin devant l’UMP et très loin devant le Parti Socialiste qui a obtenu son plus bas score historique, depuis sa création. En même temps, la forte abstention, l’ascension de l’extrême droite et le déclin du parti socialiste, malgré ses victoires électorales en trompe-l’œil, sont des données maintenant inscrites dans le paysage politique français. En somme, cette élection confirme la dérive générale du champ politique français vers la droite, avec la droitisation d’ « alternatives » de gauche (à l’image du « chauvinisme » d’un Jean-Luc Mélenchon) dont l’espace politique se réduit, et surtout les avancées successives du projet national-raciste dans l’électorat. Or, ce dernier est le résultat du clivage entre le pouvoir raciste et les indigènes sociaux qui déborde l’expression politique du FN et le clivage droite/gauche, justement au détriment de la gauche. Fait symptomatique de cela, chaque parti y est allé de sa tirade spectaculaire et, pourtant, convenue (sinon résignée), en déplorant l’image écornée de la France, la menace pour la République ou la défaite du « camp social ».

Au-delà des lamentations d’usage et des mentions esthétiques, le dernier des problèmes examinés, malgré l’évidence de sa primauté, a été celui du racisme. Cela témoigne du large consensus du champ politique blanc à ce sujet, même au sein de l’extrême gauche et ceci en dépit du prix politique qu’il lui fait payer. Ce texte est donc une tentative d’analyse de la situation politique, depuis la perspective indigène, afin de lui chercher des réponses. Sa portée n’engage pas seulement les indigènes sociaux, même si elle les engage en premier lieu, mais aussi tous ceux qui prétendent parler à leur place. La montée de l’extrême-droite n’est certes pas une exclusivité française : elle constitue un phénomène européen, s’articulant de manière diverse en fonction des contextes nationaux. Néanmoins, ici, nous nous focaliserons sur le cas français, tout en le situant dans le contexte européen.

Rien d’anodin

La montée du FN doit-elle nous mobiliser? Oui, forcément ! Elle est l’expression politique la plus radicale de l’hostilité contre les populations immigrées et d’origine immigrée, en particulier noires, arabes, rroms et musulmanes, en France. Néanmoins, le Front National n’a pas le monopole du racisme, il n’est que l’avant-garde consciente de l’ensemble du champ politique blanc. Le système raciste a une emprise effective sur l’ensemble de la politique et de la société française, qui glissent ensemble vers une définition nationale identitaire, raciale.

La montée du FN doit donc mobiliser contre le racisme et non exclusivement contre le FN. Il serait bien entendu irresponsable de minimiser le péril immense que ce parti fait courir aux populations d’origine immigrée, péril dont la portée pratique est encore inconnue mais à coup sûr funeste. Il serait, par définition, tout aussi irréaliste d’attendre qu’une quelconque stratégie contre le racisme jaillisse par magie du champ politique blanc. Il ne faut ni même en attendre des protections, sinon plutôt les marginalisations, les compromissions et les lâchetés auxquelles nous sommes déjà habitués.

Or, les périls encourus et la réalité déjà effective du racisme pratiqué en Europe, et de ses spécificités françaises, distinguent clairement deux types de populations : ceux qui, d’une façon ou d’une autre, peuvent trouver leur place dans le « corps national » et les indigènes sociaux contre lesquels il prend forme1. Dans ce contexte, les indigènes ne peuvent compter que sur eux-mêmes et doivent commencer par s’organiser politiquement, c’est-à-dire sortir de la captivité du champ politique blanc. C’est à eux qu’incombe la formulation d’une stratégie antiraciste. Quiconque prétend lutter contre le FN, manifestation explicite d’un système raciste d’ensemble, n’a d’autre alternative que de prendre le parti des indigènes et, nous le constatons, rares sont ceux à gauche qui, par privilèges ou idéologie, ont franchi ce pas, si ce n’est que comme intermittents de la lutte antiraciste.

Les explications fournies sur la montée du FN s’apparentent plutôt à des alibis qui tendent à minimiser sa portée. On continue à vouloir se rassurer, souvent sur soi-même : la France ne serait pas si raciste. L’alibi « technique » consiste à relever le poids de l’abstention dans l’explication des bons résultats du parti d’extrême droite. Cela part de lectures univoques, selon lesquelles une plus forte mobilisation électorale ferait mécaniquement reculer le FN. Celui-ci ne pourrait donc gagner que grâce à l’abstention. Lors des élections municipales, cette « loi » a été contredite par différents scrutins locaux, où une mobilisation supérieure à la moyenne nationale n’a pas empêché le FN de gagner ou d’obtenir de très bons résultats. L’inverse est aussi parfois vrai. Cela dépend des cas de figure. En réalité, l’abstention dissimule des tendances contrastées, en perpétuelle mutation, d’autant plus insaisissables qu’elles ne s’expriment pas par le vote. Elle dépend également de nombreux facteurs. Si elle semble manifester un désengagement de l’électorat vis-à-vis des partis dominants et un scepticisme plus général pour les alternatives présentées, voire pour l’exercice électoral lui-même, elle est aussi le terreau de comportements électoraux futurs tout-à-fait imprévisibles, dont le FN pourrait partiellement bénéficier. Elle renferme, enfin, d’autres possibles politiques.

Quoiqu’il en soit, elle ne saurait en aucun cas autoriser qu’on relativise les conquêtes électorales successives du FN. Il faut être aveugle pour ne pas observer que ces conquêtes renversent, une à une, des digues qu’on aurait crues infranchissables, il n’y a pas si longtemps. Abstention ou pas, la victoire du FN, lors de ce scrutin européen, constitue une avancée spectaculaire qu’il est vain de minimiser. Ceci d’autant que chaque avancée contribue à favoriser la prochaine, et à accentuer le glissement de l’ensemble du spectre politique blanc, bien que cela ne suive pas une courbe linéaire.

Les alibis politiques et sociologiques

Sur le fond, le premier alibi fourni par les élites politiques à la montée du FN consiste à lui associer un racisme exclusif, en contradiction avec les valeurs et l’histoire de la France et de la République. Cette justification du vote FN fut le premier réflexe face aux avancées électorales initiales du FN et s’est perpétué à ce jour, même s’il s’est accompagné d’une normalisation symptomatique du parti d’extrême-droite, en particulier dans la sphère médiatique qui lui déroule le tapis rouge. Or, le racisme déborde largement l’expression politique du FN. Il n’est pas le fait de l’intolérance de quelques racistes dans la France et la République immaculées ; il en est constitutif, de même qu’il est inséparable de l’expansionnisme occidental et des rapports sociaux qu’il a façonnés.

Il faut donc inverser le rapport : la France et la République ne sont pas assiégées par le péril raciste ; l’État-nation et son universalisme républicain en sont les premiers véhicules. La montée du FN n’est pas un accident honteux sur la route lumineuse du « pays des droits de l’homme », elle est un symptôme de la défense du privilège blanc, en même temps qu’un problème. Elle est l’expression explicite et radicale d’une représentation commune au champ politique blanc. Les pratiques et imaginaires racistes se situent au cœur des institutions et pénètrent profondément la société. L’islamophobie d’Etat, qui a été relayée par la majorité écrasante des courants de la « gauche de la gauche » autour de la question du voile, en est un exemple flagrant. Chacun a sa « France éternelle », dont il défend les remparts, ce qui ne veut pas dire que l’extrême-droite n’ait pas sa propre matrice historique et idéologique. Toutefois, on ne peut la dissocier complètement de la matrice nationale et sa trajectoire coloniale, dont elle est le produit.

De ce point de vue, le débat sur la diabolisation et la dédiabolisation du FN est un faux débat. On le diabolise pour mieux exempter la République du racisme, alors qu’elle-même se définit dans les schèmes du système raciste. A l’inverse, on le dédiabolise pour invisibiliser la connivence raciste avec lui, puisqu’il aurait « changé ». Cela ne se contredit pas, mais se complète: en même temps que le FN était diabolisé, les partis républicains articulaient les éléments du système raciste à leur manière ; en même temps qu’on lui tend la main, on continue à se scandaliser de ses avancées à grands renforts de simagrées. Lors de la soirée électorale, rien n’en fut plus révélateur que l’attitude du premier ministre, Manuel Valls, qui est l’incarnation la plus décomplexée du racisme d’Etat au sein de la gauche française, et tira une fois de plus sur la corde usée, archi-usée du sursaut républicain. Finalement, ce n’est pas l’extrême droite qui a « contaminé » les partis républicains « classiques », mais plutôt l’inverse. Le racisme républicain s’est propagé à l’extrême droite, ce qui a d’ailleurs permis à l’extrême droite de gagner en respectabilité.

Dans le combat proclamé contre le FN, l’inefficacité évidente de l’antiracisme moral dépourvu de substance politique n’a pas donné lieu à un approfondissement critique du racisme qui sévit en France. On lui a associé un autre récit qui a consisté à dénier la propriété essentiellement raciste du vote en faveur de l’extrême-droite. On a commencé à dire qu’en fin de compte tout cela n’était pas si simple, en mettant en avant la progression de ce vote dans les couches populaires, vulnérabilisées par la crise sociale, le chômage et la précarité. A côté des quelques racistes authentiques séduits par l’idéologie du FN, il fallait distinguer les causes plus complexes de ses avancées électorales. Or, on le sait, la complexité a toujours eu bon dos, quand la grande idée qu’on se fait de la glorieuse patrie des droits de l’homme se retrouve confrontée à ses contradictions internes.

Cette attribution du problème à la « souffrance populaire » qu’il aurait été irresponsable, voire immoral, de réduire à des motivations racistes, permettait de réaffirmer le caractère exceptionnel du fait raciste. La République outragée est tenue de ramener les brebis égarées, exposées par leur fragilité à la démagogie du FN, dans le droit chemin des hautes valeurs professées par elle. On ne se privait pas, en revanche, pour faire porter la responsabilité ultime de la montée du FN aux couches populaires. Cette caution populaire devenait, en effet, le meilleur argument, afin de prendre en charge les « inquiétudes » des français face à l’immigration et, finalement, pour propager et légitimer les idées les plus racistes sans aucun type d’états d’âme. Le vote FN serait l’expression d’une demande identitaire-patriotique, longtemps bafouée ou ignorée, qu’on aurait tort d’assimiler trop vite à du racisme, en lui jetant l’anathème, tant elle exprimerait des craintes et des aspirations légitimes. Cela permet bien entendu au FN de développer ses thèmes favoris, tout en se défendant d’être un parti substantiellement raciste. La « droite républicaine » l’y a bien aidé, en lançant notamment le débat sur l’identité nationale, afin – selon ses ténors d’alors – de lui disputer ce terrain trop longtemps laissé entre ses mains. Le parti socialiste et même certains courants de la « gauche de la gauche », bien entendu chacun depuis son propre registre politique, ont fait écho à ces préoccupations.

Si cette supercherie déplait heureusement aux « gauchistes », ces derniers, après l’avoir fort justement dénoncé, tombent facilement dans le déni ou des explications commodes, afin d’exempter les classes populaires. Cela a donné lieu à la fameuse thèse, depuis largement démentie, selon laquelle il s’agissait d’un vote de contestation et non de conviction, fruit d’ une « diversion ». On en a inlassablement énuméré les principales causes : le rejet des élites et de la classe politique, le dégoût face aux affaires et surtout les effets irrationnels de la crise sociale et du désespoir engendré par elle. De la sorte, on a voulu oublier deux choses fondamentales. D’un part, le vote FN et le racisme, au-delà de lui, sont transversaux à la société française. Le racisme imprègne les registres de discours et de pratiques de tout le champ politique, de la droite à la gauche. Le vote FN n’a d’ailleurs pas émergé des classes populaires.

D’autre part, quelles que soient les autres motivations qui aient pu l’alimenter, le mécontentement social exprimé passe par le filtre raciste et anti-immigration qui a largement gagné du terrain dans les secteurs populaires. En tête des préoccupations des électeurs du FN, on ne trouve ni le chômage, ni les affaires de corruption, mais bien l’immigration2. S’ils votent contre le parti socialiste, à cause de ses trahisons sociales, cela ne retire rien à leur motivation raciste qui n’est pas que le produit du contrôle idéologique. Il y a là davantage que l’effet malheureux d’une démagogie : des causes structurelles. La dimension raciste du vote populaire pour le FN, malgré ses propres paradoxes, ne se restreint pas non plus aux secteurs populaires traditionnellement rétifs aux luttes d’émancipation ouvrière : elle aligne jusqu’aux sensibilités de gauche en leur sein. L’attribution du racisme et du vote FN aux classes populaires évoque sans aucun doute une violence de classe qui permet aux élites politiques et sociales de se défausser sur elles. Que cela serve les desseins du FN est bien secondaire au regard des enjeux. A l’inverse, la minimisation du racisme ouvrier correspond aux intérêts d’élites intellectuelles et politiques de gauche qui, tout en partageant les mêmes privilèges blancs, semblent moins soucieuses de « défendre » la classe ouvrière que de sauvegarder leurs positions idéologiques et politiques en ce sens. Le refus d’affronter la profondeur du racisme populaire et le mépris pour les luttes indigènes conditionnent les échecs de leur combat contre le FN et le libéralisme. Ils condamnent leur « alternative sociale », à cause de sa désarticulation du réel ; à plus forte raison, s’ils glissent sur la pente dangereuse du « chauvinisme ».

Plus la menace national-raciste se précise, plus on semble lui faire de concessions; plus elle impose de considérer politiquement la profondeur sociale et historique du racisme, plus on semble faire corps avec la nation, chacun depuis la position qu’il défend, en lui cherchant des alibis ou par des silences significatifs.

Les mutations du champ politique et le mode de gouvernance libéral-raciste

La genèse de ce moment politique se situe dans les années 1980, quand le phénomène du FN a commencé à prendre de l’ampleur. Les compromissions évidentes de l’UMP, lors du débat sur l’identité nationale, ont en effet fait oublier momentanément que l’ascension du projet national-raciste avait été favorisée, en amont, par d’autres épisodes dans l’histoire des alternances entre la gauche et la droite. On devrait certes remonter plus loin encore, tant ceci s’inscrit dans des processus de longue durée, mais les années 1980 ont incontestablement été marquées par des discontinuités significatives au sein du champ politique français, et il s’agit ici de rendre compte de cela3.

Avant l’arrivée des socialistes au pouvoir, en 1981, le rapport de force droite / gauche était encore chargé de sens. Durant la cinquième République, la gauche n’avait pas encore gouverné et elle était porteuse d’un espoir de changement social et politique, notamment soutenu par les classes populaires. Même si les tendances réformistes prédominaient, le champ politique était alors structuré autour du conflit de classes, certes de façon bien illusoire si on s’attarde sur la sociologie et la généalogie historique du parti socialiste. Or, une fois au pouvoir, le parti socialiste a opéré un double virage qui a modifié les catégories considérées comme pertinentes dans le champ politique pour interpréter la réalité sociale. Le PCF, qui amorçait alors son déclin, l’a largement accompagné. Ce virage a également répondu à un contexte international, caractérisé par l’émergence de l’idéologie néolibérale puis accentué par l’effondrement du bloc soviétique et la fin de la Guerre Froide. Il a aussi correspondu à la contre-révolution coloniale dans le Tiers-Monde et en France ; nous y reviendrons. Le parti socialiste y a joué, à sa façon et avec une certaine tromperie, un rôle comparable, en France, à celui du thatchérisme en Grande Bretagne4. D’une part, son gouvernement a pris un tournant libéral, aligné sur les politiques des agences supranationales de plus en plus autonomes. D’autre part, il a mis la question de l’immigration et des problèmes qu’elle était sensée poser au centre du débat public. On ne peut, en effet, attribuer l’émergence de cette question à la seule « lepénisation des esprits »5, ni ignorer la façon dont cette dernière a pesé dans le débat public : il faut plutôt envisager des convergences politiques, avec des effets réciproques, où chacun répond d’abord à ses propres logiques et intérêts.

Les lectures a posteriori, en particulier développées par l’extrême-droite, ont consisté à dire que le parti socialiste aurait été l’artisan de l’antiracisme et, par là-même, responsable d’avoir développé un ressentiment « anti-français » parmi les noirs, arabes et musulmans. Celui-ci serait la cause de la racialisation des enjeux sociaux, entendue comme une « diversion », et donc de l’hostilité à leur égard. Ces lectures sont d’une perversité inouïe : elles font porter la responsabilité du racisme à ses cibles pratiques, tout en déguisant le rôle central de l’extrême-droite dans ce processus, ce qui prétend valider ses accents intégrationnistes actuels. Cela revient aussi à réduire les luttes antiracistes à ses usages institutionnels et hégémoniques, et invisibiliser ses protagonistes indigènes. Le parti socialiste a promu un antiracisme moral pour désarmer ses expressions politiques radicales et potentiels subversifs. Son entreprise s’est historiquement inscrite dans les mutations vers la « gouvernance » néolibérale, les politiques « identitaires », où le social est réduit à une question d’identité, pour être tantôt intégré, tantôt rejeté comme « étranger ». L’extrême-droite en est le miroir inversé.

En d’autres termes, l’action des gouvernements successifs n’a pas consisté à mettre l’antiracisme au centre de leur agenda politique, mais à le combattre comme enjeu social et politique, tout en mettant en place des politiques racistes, racialisantes, identitaires. Le moment le plus significatif de ce double tournant a été la réponse apportée par le gouvernement Mauroy aux grèves Talbot, dès 1982. Tandis que ces grèves de travailleurs immigrés combinaient des revendications ouvrières et antiracistes, Mauroy a déclaré que ceux-ci étaient « étrangers aux réalités sociales et économiques de la France », c’est-à-dire, en mobilisant le spectre effrayant de l’actualité internationale autour de la révolution iranienne, « chiites ». Or, ces grèves manifestaient déjà l’imbrication des questions raciale et sociale, dans le sens de l’irréductibilité de la première à la seconde (comme l’indique la désolidarisation des ouvriers rangés derrière le drapeau français) et des enjeux sociaux concrets engagés par elle.

Cet épisode a été significatif, non seulement du virage libéral du gouvernement, mais de la racialisation des populations immigrées. De l’extrême droite, qui en a tira un grand avantage symbolique, au PCF, les immigrés sont devenus – non des boucs émissaires arbitraires – mais les cibles d’une offensive systématique à connotation sociale et raciste. Dès lors, la distinction entre nationaux et immigrés, annonciatrice de celle entre « français de souche » et « populations d’origine immigrée », a été imposée par le champ politique comme une division centrale pour interpréter la réalité sociale. Celle-ci a engagé des dispositifs nouveaux dans le traitement des populations immigrées et issues de l’immigration. Cette imposition a participé de l’instauration d’un mode de gouvernance qui a transcendé le clivage entre droite et gauche, qu’on peut qualifier de type libéral-raciste.

Si ce mode de gouvernance doit être mis en relation avec le virage libéral opéré dans les années 1980, comme on l’habitude de le signaler depuis la perspective du conflit de classes, il implique plus fondamentalement encore ce que Sadri Khiari a appelé la « contre-révolution coloniale »6. En même temps qu’il a incarné une offensive antipopulaire liée au capitalisme mondial, ce virage a répondu aux intérêts libéral-coloniaux dans l’espace mondial, contre les processus d’émancipation des peuples du Tiers-monde, et à la racialisation convergente des indigènes sur le territoire français. De ce point de vue, on ne peut dissocier les processus internes et externes, comme on ne dissocie pas capitalisme et colonialisme, colonialisme et impérialisme, « local » et « global ». Pour autant, les caractéristiques sociales et politiques de cette contre-révolution, sont, en France, historiquement liées à la construction de l’Etat républicain.

Cela oblige surtout à inverser les termes du problème : l’offensive raciste contre les indigènes n’est pas un effet de diversion face à l’enjeu plus fondamental de la lutte des classes ; elle définit ses propres enjeux sociaux et politiques qui engagent l’ensemble du conflit social. Il ne faut plus seulement penser en termes de capitalisme et d’impérialisme, mais de pouvoir colonial dans l’espace national et international, ce qui modifie également très profondément l’approche du capitalisme et de l’impérialisme, dans toute l’étendue de ses implications, ainsi que celle des solidarités et des luttes.

De la lutte des classes à la question raciale

Dès lors, la racialisation du conflit social ne permet plus d’envisager son dépassement par le rétablissement intégrateur des termes initiaux de la lutte de classes. Au mieux, l’antiracisme – quand on lui fait une petite place – y serait uniquement destiné à favoriser ce rétablissement, sans aucune profondeur stratégique propre et sans rien modifier de l’approche globale des luttes sociales et politiques. Or, on a déjà indiqué comment ce glissement s’était précisément opérée au travers du désarmement politique des luttes antiracistes, c’est-à-dire dans le déni du problème de la domination raciale, au bénéfice d’une approche morale du racisme comme sentiment social. Un sentiment, même social, est un fait singulier et interchangeable : un noir peut détester les blancs, comme un blanc peut détester les noirs. De fait, on ne peut que le déplorer ; aucunement le combattre. Or la domination raciale renvoie à une relation sociale, à des pratiques sociales et étatiques régulières, à des rapports de force politiques, et non à une simple « idéologie ». C’est la matrice matérielle qui a accompagné et surplombe la domination économique. Elle définit un conflit qui ne saurait se réduire au prolongement linéaire de la lutte des classes, même si elle engage des enjeux sociaux concrets.

En ce sens, il faut aussi examiner le contexte social de racisme structurel qui a présidé aux mutations du mode de gouvernance. Le racisme n’est aucunement une invention récente des élites politiques qu’on pourrait situer dans les années 1980. Il s’inscrit dans une longue histoire mondiale, cristallisée dans des contextes singuliers, où il définit des divisions sociales propres. En France, le racisme compromet les différentes classes sociales, de façons différentes. Les années 1980 ont correspondu à l’instauration d’un mode de gouvernance libéral-raciste qui a actualisé, sur le plan de ses dispositifs politiques, le racisme déjà constitutif des rapports sociaux, avec un impact certain. La question de savoir si la France est aujourd’hui plus ou moins raciste n’a aucun sens : elle est structurellement raciste, du moins dans le temps historique actuel, celui de l’expansionnisme et de la domination occidentale, même si les formes que cela prend évoluent forcément. C’est la raison pour laquelle le métissage de la société ne porte pas en lui même le dépassement de la culture raciste, il peut en confirmer les hiérarchies. Un tel dépassement ne peut être que le résultat d’un combat politique.

Bref, la fracture raciale n’est pas seulement une production du champ politique ; elle définit une division sociale véritablement opérante dans la société, dont l’histoire politique est ancienne. La multiplication des tensions identitaires n’est pas que le symptôme de la racialisation perverse des conflits sociaux ; elle trouve aussi sa condition de possibilité dans le conflit des races sociales, comme produits des processus historique de racialisation et des rapports sociaux qui en découlent. Ceux-ci répondent à une histoire globale et à des histoires particulières. En France, l’élément racial est également enfoui dans l’universalisme républicain et les approches du conflit social qui nient l’existence des races sociales, avec des effets néfastes pour tous ceux qui auraient intérêt à renverser la marche des choses. Mais si l’on refuse de le reconnaître, c’est précisément parce qu’on est pris dedans, partie prenante, et parce que concrètement, consciemment ou non, on défend ses privilèges sociaux.

Par conséquent, la question raciale ne constitue pas une « diversion », qui éloignerait de la perspective vertueuse de la sacro-sainte lutte de classes (au détriment de la gauche), trop souvent formulée sur un mode incantatoire et abstrait, mais le point de départ obligé d’une recomposition efficace des luttes sociales, dont les termes doivent être redéfinis depuis sa propre perspective (contre la doxa gauchiste, impliquée par elle). Irréductible à l’approche de classe du conflit social, elle est aussi la seule réponse pratique et efficace possible à l’offensive racialiste-identitaire de ces dernières décennies. C’est, en somme, aller au fond du problème et donc forcément rompre avec l’ensemble des positionnements politiques qui, en prétendant se soustraire aux considérations raciales7, reproduisent et brouillent la domination raciale. Ces positionnements sont l’exact équivalent de ceux des démocrates bourgeois du XIXème siècle, qui face à l’organisation de la classe ouvrière en soi et pour soi voulaient lui imposer sa dissolution au sein du corps civique.

Debout les damnés de la terre

Favorisée par une crise sociale et une crise démocratique, dont elle n’est aucunement un produit mécanique mais certainement un aboutissement, la montée du FN puise avant tout sa source dans le racisme structurel du champ politique et de la société française. On a souvent dit que pour combattre le FN, il fallait combattre ses causes, c’est-à-dire – a-t-on dit – la crise sociale et démocratique. Or, si celles-ci se traduisent par la montée du FN, c’est justement grâce au puissant levier du système raciste qui constitue la plus fondamentale de ses causes. On ne peut d’ailleurs pas saisir tous les ressorts de ces processus depuis une approche anticapitaliste et anti-impérialiste de type classique, sans appréhender les dimensions internationale et domestique du pouvoir colonial, aux implications aussi concrètes que larges. En même temps qu’on déplore la déstructuration des droits sociaux et politiques, on les défend bien souvent dans un rapport paradoxal d’identité avec les facteurs qui la provoquent. Si l’on veut combattre le FN, il faut donc d’abord combattre le racisme dans toute l’étendue de ses pratiques sociales et politiques. Quand il n’est pas un simple faire-valoir, l’antiracisme est défini, au mieux, comme la condition de combats plus essentiels : sans consistance stratégique et sans agents. La lutte est toujours ailleurs !

La raison de cela réside dans l’incapacité d’appréhender le conflit racial, tant pour de nombreux indigènes que dans les rangs de la gauche. On n’envisage que les victimes passives de passions qu’on associe au rejet de l’autre, à l’intolérance, la peur et l’ignorance. Le racisme devient l’affaire de tous et surtout de personne. Il est socialement vide. Mais, dans la mesure où il engage une relation sociale de domination, il revient aux indigènes et à eux seuls de fixer les termes du combat. La gauche antiraciste, aussi sincère soit-elle, doit laisser décoloniser son idéologie et ses pratiques, et cesser de vouloir se substituer à l’organisation autonome des protagonistes indigènes.

Nulle alternative sociale ne peut ignorer cet impératif et toute alternative sociale qui ne s’en inspirerait pas est vouée au néant. L’émancipation indigène est la condition de l’émancipation de tous les damnés de la terre8. Pour les indigènes, le temps presse et il n’existe plus d’autre alternative : l’heure a sonné !

Malik Tahar-Chaouch, membre du PIR

 

Notes

1 Voir à ce propos,  Le peuple et le tiers-peuple, Sadri Khiari

3 Sadri Khiari le définirait comme une phase de la contre-révolution coloniale ; ce qui sera développé à la suite.

4 Voir ce texte de Stuart Hall – à qui l’on doit l’expression de « thatchérisme »: http://www.revuedeslivres.fr/les-lecons-de-thatcher-par-stuart-hall/

5 Il faut souligner ce point: l’antiracisme radical de gauche ou blanc insiste de façon très symptomatique sur les effets de la « lepénisation des esprits » dans le champ politique et la société, au détriment de l’impact du racisme républicain sur le développement de l’extrême-droite.

6 Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, Editions La Fabrique, Paris, 2008.

7 Si on y dénonce le racisme, c’est en lui ôtant toute profondeur raciale et donc en refusant l’existence matérielle des races sociales, ce qui est aussi abstrait que vide, donc politiquement inopérant.

8 Un clin d’œil à nos “amis” de gauche: « Aussi l’internationalisme du côté de la nation qui opprime (…) doit-il consister non seulement dans le respect de l’égalité formelle des nations, mais encore dans une inégalité compensant de la part de la nation qui opprime, de la grande nation, l’inégalité qui se manifeste pratiquement dans la vie. Quiconque n’a pas compris cela n’a pas compris non plus ce qu’est l’attitude vraiment prolétarienne à l’égard de la question nationale : celui-là s’en tient, au fond, au point de vue petit-bourgeois et, par suite, ne peut que glisser à chaque instant vers les positions de la bourgeoisie. » Lénine, La question des nationalités ou de l’autonomie

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