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Les dilemmes de l’opposition syrienne

La révolution syrienne entre dans sa phase la plus périlleuse. Le régime est considérablement affaibli et isolé, l’économie syrienne est exsangue, mais les principaux piliers sur lesquels repose le pouvoir syrien tiennent encore, ce qui permet à Bachar El-Assad de jouer la montre. Du côté de l’opposition, la mobilisation populaire ne faiblit pas. Il n’y a pas eu ce phénomène de fatigue ou de lassitude des révolutionnaires, qui demeurent très mobilisés après dix mois de protestations, mais il n’en reste pas moins que l’opposition reste divisée, qu’elle est confrontée à plusieurs dilemmes et qu’elle est aujourd’hui arrivée à l’heure des choix.

Le régime syrien de Bachar El-Assad semble tenir bon. Peut-il résister encore longtemps face au mouvement révolutionnaire et retourner la situation en sa faveur ? Sur quels piliers s’appuie-t-il ? Où en est la situation économique et sociale de la Syrie ?

Le régime est encore très loin d’être sorti d’affaire et demeure profondément affaibli, mais il est vrai que plusieurs événements ont redonné un peu d’oxygène à Bachar El-Assad depuis quelques semaines. Parmi les « bonnes nouvelles » pour le président syrien, on pourrait citer une dizaine d’éléments très divers. Parmi ceux-ci, le résultat des élections égyptiennes et la percée inattendue des salafistes. C’est du pain béni pour la propagande gouvernementale, d’autant plus que dans la version officielle, le régime syrien est en lutte contre des « gangs salafistes armés ». Les médias officiels syriens en font des tonnes pour accréditer l’idée que l’obscurantisme est la seule alternative à l’autoritarisme, un argument qui continue de faire mouche auprès des minorités religieuses en proie à des angoisses existentielles. Deuxième bonne nouvelle pour Assad, la brouille franco-turque liée à la loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien. La France et la Turquie étant, avec le Qatar, en première ligne sur le dossier syrien, toute dégradation dans leurs relations est bonne à prendre pour le régime. Troisième événement qui joue en faveur d’Assad, le retrait américain d’Irak sur fond de crise communautaire exacerbée entre sunnites et chiites irakiens. Là encore, le régime syrien tire profit du catastrophique bilan de l’invasion de l’Irak pour dire qu’après la débâcle américaine, c’est le spectre de la Fitna entre sunnites et chiites qui plane sur l’ensemble du Moyen-Orient. Quatrième élément favorable à Assad : les manifestations anti-Poutine en Russie, qui viennent accroître la hantise russe de la « contagion révolutionnaire » et vont donc inciter le gouvernement russe à maintenir son soutien à la Syrie et à refuser toute intervention onusienne. Cinquième élément : les mauvaises nouvelles qui viennent de Libye et qui montrent les effets néfastes de l’option militaire. Il apparaît clairement que les mouvements les plus radicaux ont profité de l’intervention occidentale, qu’ils sont en position de force pour faire passer leurs revendications et surtout qu’ils refusent de désarmer et de se soumettre à l’autorité centrale. Après l’euphorie qui a suivi la chute de Kadhafi, on s’aperçoit qu’il faudra de longues années avant que le gouvernement libyen ne dispose du monopole de la violence légitime, principal attribut de l’Etat selon Max Weber. Sixième élément : les nouvelles sanctions contre l’Iran, la polémique autour du détroit d’Ormuz et le retour des tocsins de la guerre avec Téhéran. Face à la pression internationale, l’Iran a encore plus besoin de son seul allié arabe qu’est le régime syrien, et ne lâchera donc pas Assad. Septième élément : Israël et la Turquie semblent à ce stade hostiles à une intervention militaire extérieure en Syrie. Huitième élément : la montée des tensions entre communautés syriennes : Mamoun Homsi un opposant considéré comme « libéral » il y a à peine un an, perd ses nerfs et dans un discours qui rappelle ceux de ‘Radio 1000 collines’, menace de transformer la Syrie en « tombeau des alaouites ». De son côté, l’inquiétant Sheikh Adnan Al Aroor, un religieux extrémiste soutenu par l’Arabie Saoudite, et de plus en plus populaire chez les sunnites radicaux syriens, appelle quant à lui à « trancher la langue » de tous ceux qui refusent une intervention militaire étrangère. Il y a également un porte-parole des Frères musulmans, basé à Londres, qui a déclaré récemment à un média kurde qu’il ne reconnaissait pas l’identité syrienne. Il va de soi que ce type de discours renforce le jeu du régime en donnant une déplorable image de l’opposition. Enfin, le nouvel attentat terroriste au cœur de Damas crée également un climat de peur dont le régime va profiter. Bien qu’il y ait des éléments de preuves circonstancielles assez sérieux qui pointent vers une responsabilité du régime, ce dernier espère que les attentats vont créer un réflexe légitimiste et que les neutres et les attentistes en viendront à percevoir le régime comme le garant d’une stabilité préférable à un chaos à l’irakienne. Ajoutez à cela le fait que les divisions au sein de la Ligue arabe réapparaissent au grand jour, et que la mission des observateurs se heurte à des tas d’obstacles…

Tous ces éléments permettent de conforter Assad et le régime syrien dans l’illusion que tout finira par rentrer dans l’ordre, que la « communauté internationale » ne peut rien contre lui, qu’il suffit de rester droit dans ses bottes et de laisser passer l’orage. On en est aujourd’hui revenu à la vieille stratégie syrienne qui consiste à jouer la montre. Bachar El-Assad semble appliquer à la lettre les enseignements du « manuel du dictateur » de son père : ne rien céder et attendre que les circonstances changent. Il joue la montre car il sait que 2012 est l’année des grandes échéances électorales aux Etats-Unis, en France et en Russie. Il sait qu’une année électorale américaine n’est guère propice à des aventures extérieures, surtout pas en Syrie. Il sait aussi que la campagne électorale française a déjà débuté et que Nicolas Sarkozy a d’autres chats à fouetter. Il sait que le mandat du Qatar à la tête de la Ligue arabe va bientôt expirer et que c’est l’Irak, aujourd’hui largement sous influence iranienne, donc plus favorable aux thèses du régime syrien, qui va lui succéder.

Assad estime qu’il dispose encore de certains appuis et que les principaux piliers du régime tiennent encore : l’appareil militaro-sécuritaire lui reste fidèle, une partie non négligeable de la population, et notamment les minorités religieuses, continuent de le soutenir, non pas par admiration pour son régime, mais parce qu’ils craignent l’avenir et se méfient des ingérences extérieures, et parce que le Conseil National Syrien n’a pas encore réussi à apaiser leurs craintes. Par ailleurs, dans l’appareil d’Etat (en dehors de l’armée) et même dans le corps diplomatique, il y eut peu de défections, ce qui est un signe que beaucoup pensent qu’il n’est pas encore caramélisé. Les deux principales grandes villes, Damas et Alep, malgré certains frémissements, n’ont pas encore basculé dans le camp de la révolution. Pour deux raisons : d’abord parce qu’elles sont très étroitement quadrillées par les milices pro-gouvernementales (les Shabbiha), et également parce qu’une partie importante des commerçants et de la grande bourgeoisie sunnite, qui a beaucoup prospéré depuis dix ans, veulent préserver leurs intérêts.

Mais il n’est pas du tout certain que la politique qui consiste à jouer la montre réussisse de nouveau. Ce serait oublier le déclic psychologique qui s’est produit et sur lequel on ne peut pas revenir : dans les esprits d’une très grande partie des Syriens, le régime est déjà tombé. Ce serait oublier aussi que toutes les institutions sur lesquelles repose l’autorité centrale sont en train de se déliter. Ce serait surtout oublier la situation économique qui rend la Syrie exsangue et restreint énormément la marge de manœuvre du régime.

Les réserves de change dont dispose le régime fondent comme neige au soleil (ce qui reste est estimé à moins de $ 11 ou 12 milliards), le déficit budgétaire risque d’atteindre presque 20 % du PIB, l’économie se contracte de près de 15%… Donc à moins que l’Iran ne lui fasse des chèques en blanc, il viendra un moment où le régime ne pourra plus financer l’appareil militaro-sécuritaire qui mène la répression. Les militaires qui désertent sont de plus en plus nombreux, même si seul un faible pourcentage d’entre eux rejoint « l’Armée syrienne libre. » De surcroît, la Syrie n’a jamais été aussi isolée sur le plan arabe et international. Les sanctions votées par la Ligue arabe sont difficiles à appliquer mais elles sont sans précédent. Même lorsque l’Egypte avait signé le traité de paix avec Israël, elle n’avait pas été aussi durement sanctionnée. Les sanctions turques et européennes seront également très douloureuses pour la Syrie. Entre 90 et 95 % du pétrole et des hydrocarbures syriens étaient exportés vers l’Europe. Les sanctions de l’UE vont donc coûter à la Syrie près de $ 450 millions par mois. Cela dit, il faudra un certain temps pour que les sanctions produisent leurs effets et il n’est pas certain qu’elles affectent le régime plus que la population. On se souvient que les sanctions votées contre l’Irak suite à son invasion du Koweït en 1990 avaient causé d’immenses souffrances à la population irakienne et causé la mort de centaines de milliers d’enfants mais qu’elles n’avaient que faiblement ébranlé le régime.

Par ailleurs, les derniers mois ont considérablement aggravé les problèmes sociaux qui sont en grande partie à l’origine de cette révolution. La population syrienne est de plus en paupérisée, aussi bien au niveau rural qu’au niveau urbain. Les gens des campagnes et les classes moyennes urbaines ont de plus en plus de mal à joindre les deux bouts. Lorsque les historiens se pencheront sur les causes profondes de la révolution syrienne, ils n’évoqueront pas uniquement les revendications politiques, mais aussi les déséquilibres flagrants dans l’aménagement du territoire, le marché de l’emploi, l’exode rural et la faillite du système éducatif syrien… Plus de la moitié des Syriens en 2009 quittaient l’école avant le diplôme du secondaire et l’accès à l’emploi était extrêmement précaire. Cette révolution a des causes très profondes, très légitimes. Il peut y avoir des immixtions étrangères mais cette révolution n’est pas le fruit d’un complot comme se plaisent à le dire les sbires du régime.

Qu’en est-t-il de l’opposition ? Pourquoi ne parvient-elle pas encore à s’unir ? Sur quoi portent les divisions ?

Du côté de l’opposition, la mobilisation populaire ne faiblit pas, il n’y a pas eu ce phénomène de fatigue ou de lassitude des révolutionnaires, qui demeurent très mobilisés après dix mois de protestations ; mais il n’en reste pas moins que l’opposition reste divisée, qu’elle est confrontée à plusieurs dilemmes et qu’elle est aujourd’hui arrivée à l’heure des choix.

J’avais souligné il y a quelques semaines que la complexité de la révolution syrienne vient du fait que l’on y retrouve, fortement et simultanément, les trois dimensions des soulèvements arabes : la dimension peuple contre régime, la dimension régimes contre d’autres régimes, et la dimension peuple contre peuple. La deuxième dimension était par exemple très peu présente en Tunisie, alors que la Syrie est aujourd’hui au cœur de la guerre des axes régionaux. C’est principalement cela qui rend difficile la tâche de l’opposition syrienne.

Il lui faut distinguer les vrais amis des faux amis, choisir les soutiens sur lesquels s’appuyer tout en évitant les risques d’instrumentalisation. Il lui faut surtout trancher quant aux modalités de poursuite de la lutte révolutionnaire. Faut-il maintenir le cap en misant sur un effondrement du régime ? Faut-il avoir recours aux armes ? Faut-il suivre le modèle libyen et chercher à établir un Benghazi syrien ? Faut-il internationaliser le conflit ? Faut-il faire jouer le chapitre 7 de la charte des Nations Unies ? Faut-il faire appel à une intervention militaire extérieure, et si oui, laquelle ?

Ces questions sont fondamentales et elles détermineront l’avenir de la Syrie pour les deux ou trois prochaines décennies. Il y avait pendant les six premiers mois de la révolution syrienne un très large consensus au sein de l’opposition syrienne quant à la nécessité de respecter les trois Non initialement fixés : Non au confessionnalisme, Non au recours aux armes, Non à l’intervention militaire étrangère. Aujourd’hui les lignes ont beaucoup bougé. Il y a quand même eu plus de 5.000 morts, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont été raflées et croupissent en prison, l’usage de la torture est très répandu. Le Conseil National Syrien tergiverse car une grande partie de sa base est de plus en plus favorable à l’internationalisation, à une zone d’exclusion aérienne, et même à une intervention de l’OTAN.

C’est sur ce point de l’intervention militaire extérieure qu’ont achoppé les négociations entre le Conseil National Syrien et le Conseil National de Coordination pour le Changement démocratique. Un accord fut signé entre Burhan Ghalioun et Haytham Mannaa représentant respectivement ces deux organes. L’article premier refusait le principe d’une intervention militaire étrangère puis précisait qu’une intervention arabe ne serait pas considérée comme étrangère. La base de Burhan Ghalioun a eu du mal à accepter que l’on renonce à une intervention militaire, étant donné que l’intervention arabe est hautement improbable. Burhan Ghalioun est un universitaire laïc de gauche, ses instincts ne le prédisposent pas à accepter un appel à l’OTAN. Il y a quelques mois, Ghalioun était en première ligne de ceux qui s’opposaient à BHL et au scénario libyen. Mais le Conseil National Syrien est composé en large partie de libéraux et d’islamistes qui sont de plus en plus impatients. Radwan Ziadeh, un opposant basé aux Etats-Unis, qui a rencontré Hillary Clinton, souhaite garder ouvertes toutes les options. Ghalioun a déjà dû faire beaucoup de concessions qui ont surpris ceux qui le connaissaient. Il a accepté l’idée d’une zone-tampon et d’une No-Fly Zone, tout en restant hostile à une intervention terrestre. Il a été reconduit pour un mois à la tête du CNS, mais pour diriger cet organe à plus long terme, il devra avaler certaines couleuvres, autrement il devra démissionner ou sera remplacé. Quant à Haytham Manna’, c’est un médecin, intellectuel, militant des droits de l’homme et activiste de gauche qui refuse fermement une intervention de l’OTAN. Son propre frère, le militant Maan El Oudat, a été il y a quelques mois l’une des victimes du régime et fut tué près de Deraa. Manna’ disait récemment : « Nous voulons faire tomber le régime sans détruire le pays. Il n’y a pas de père Noël qui va venir faire chuter la dictature puis nous dire au revoir et repartir gentiment chez lui. » L’opposant historique Michel Kilo, ainsi que la plupart des figures de l’opposition intérieure sont sur la même ligne.

Il y a en fait deux logiques qui s’affrontent. La première considère que ce régime ayant dépassé toutes les bornes, la fin justifie les moyens et tous les moyens sont bons pour le faire tomber. Selon cette logique, ce régime ne tombera pas tout seul et il ne faut donc pas hésiter à suivre un scénario libyen pour le faire tomber. Certains libéraux et une bonne partie des islamistes sont sur cette ligne. La deuxième logique considère qu’il faut rester fidèle aux principes, qu’il ne faut pas jouer avec le feu, qu’il faut poursuivre la mobilisation populaire, aller jusqu’au bout de la logique des sanctions, et que ce régime finira par s’écrouler sans que l’on ne soit redevable à qui que ce soit.

Aucune de ces deux argumentations n’est totalement satisfaisante. La première sous-estime les risques de l’internationalisation et de la militarisation de la révolution, des risques qui vont bien au-delà des frontières syriennes. La deuxième sous-estime la capacité de résilience de ce régime, qui pourrait s’accrocher au pouvoir.

Comment peut-on imaginer la Syrie d’après Bachar El-Assad ?

Le régime cherche à répandre des scénarios catastrophes. Il est vrai qu’il y a des phénomènes inquiétants et des exactions communautaires, la transition sera forcément difficile, mais le pire n’est jamais sûr. Dans les années 1940, la Syrie a connu une brève mais significative expérience démocratique et l’harmonie entre communautés a longtemps régné, malgré la dictature. En outre, l’hétérogénéité communautaire rend difficile l’établissement d’une théocratie, puisque s’y opposeront fermement les chrétiens, les alaouites, les chiites, les kurdes et une grande partie des sunnites, donc bien plus de 50 % de la population syrienne. Je ne vois pas non plus de véritable risque de partition. Toute tentative de diviser la Syrie échouera comme dans les années 1920.

Il ne faut pas oublier que l’après Bachar El-Assad dépendra beaucoup de la façon dont le régime chutera. Une étude récente publiée par Columbia University Press montre que lorsqu’une révolte contre un dictateur est pacifique, il n’y a que 28 % de chances que le pays tombe dans la guerre civile ; lorsque la lutte est armée, le risque de guerre civile monte à 43 %. En cas de lutte armée, les chances d’une transition démocratique réussie au bout de 5 ans ne sont que de 3 %. En cas de révolution pacifique, les chances sont de 51 %. Une intervention militaire extérieure en Syrie ouvrirait donc des plaies qu’il serait très difficile de panser. La guerre favorise les plus radicaux et rend très difficile la démocratisation, on l’a vu en Libye. La fin justifie peut-être parfois les moyens mais il ne faut pas oublier que ce sont presque toujours les moyens qui déterminent la fin.

Karim Emile Bitar, directeur de recherche à l’IRIS

SOURCE : affaires-strategiques.info

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