Entretien avec Matthieu Renault

Lénine et les musulmans de l’empire russe

Matthieu Renault est Maître de conférences en philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, membre du Laboratoire d’études et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (LLCP). Il est l’auteur de : Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale (Éditions Amsterdam, 2011) ; L’Amérique de John Locke : L’expansion coloniale de la philosophie européenne (Paris : Éditions Amsterdam, 2014) ; C .L. R. James : La vie révolutionnaire d’un « Platon noir » (La Découverte, 2016) et de L’Empire de la révolution (Syllepse, 2017).

Selim Nadi : Après t’être intéressé à Frantz Fanon, à l’Amérique de John Locke et, plus récemment, à C.L.R. James, tu publies un ouvrage sur Lénine et les musulmans de Russie, comment en es-tu venu à écrire L’Empire de la révolution (Syllepse, 2017) ?

 

Matthieu Renault : Ce livre a une double origine. La première, c’est une petite enquête que j’ai menée il y a 3-4 ans sur le théoricien russe-tatar du communisme national musulman Mirsaid Sultan Galiev[1] qui, dès le lendemain de la Révolution de 1917, en avait appelé à traduire cette révolution pour les minorités musulmanes opprimées de l’Empire russe (représentant environ 10 % de sa population totale) et, au-delà, pour les peuples colonisés de l’ « Orient ». La seconde, c’est le travail que j’ai réalisé sur l’historien et militant marxiste caribéen C.L.R. James, auteur en 1938 des Jacobins noirs, une histoire de la Révolution haïtienne (1791-1804)[2]. James a largement pris appui sur les écrits de Lénine sur la « question nationale et coloniale » afin de problématiser les luttes noires aux États-Unis ; il s’est également inspiré de ses dernières réflexions sur la Russie post-révolutionnaire, encore « arriérée », pour penser les conditions et les dilemmes de l’émancipation en Afrique (post)coloniale, dans le Ghana de Nkrumah tout particulièrement… et je passe sur d’autres formes d’influence de Lénine sur James, elles sont innombrables. Mais, ayant étudié la trajectoire et la pensée de Sultan Galiev, j’étais frappé par le fait que James, habituellement si sensible aux formes de domination nationale-raciale-coloniale, considérait essentiellement la Révolution de 1917 comme une Révolution russe, une révolution « blanche », passant ainsi sous silence le fait qu’elle avait, dès l’origine, été traversée par une prolifération, aux marges de l’Empire tsariste, de mouvements d’émancipation nationale, et pour certains, comme en Asie centrale (Turkestan), proprement anticoloniaux. C’était là quelque chose qu’il me semblait nécessaire de creuser.

 

SN : Tu as intitulé l’introduction de ton livre « Lénine décolonial » : pourrais-tu revenir sur ce titre qui va au-delà de la provocation et qui semble appeler à un dépassement de l’opposition, parfois un peu caricaturale, entre pensée marxiste et pensée décoloniale ?

 

MR : Je dois avouer que Lénine décolonial devait initialement être le titre de l’ouvrage lui-même. Si je l’ai abandonné, c’est parce qu’on serait bien en peine de trouver chez Lénine ce à quoi je crois on reconnaît aujourd’hui une pensée décoloniale, à savoir une volonté de rupture radicale, à la fois politique et épistémique, avec l’Occident, de quelque manière que l’on conçoive celui-ci. Il me semblait malgré tout que le cas de Lénine, et plus généralement celui de la Révolution de 1917, était susceptible de rouvrir, salutairement, le débat sur la signification même du terme « décolonial », sur sa portée théorique et stratégique, et pour ainsi dire sur sa géographie politique. Ne serait-ce que parce que le bolchevisme avait lui-même procédé d’un formidable décentrement du marxisme ouest-européen, la Révolution soviétique s’offrant indissociablement comme l’apogée du mouvement révolutionnaire occidental et comme l’origine d’un cycle de luttes anti-impérialistes en Asie, en Amérique latine et en Afrique, qui n’allait s’achever qu’à la toute fin des années 1970. Preuve s’il en est qu’il y a des situations où les frontières entre l’Occident et le monde non-occidental sont particulièrement poreuses.

Or, je crois qu’il en va similairement des frontières entre « pensée marxiste » et « pensée décoloniale ». Il n’est pas question d’ignorer leurs différences et leurs différends, de nier l’eurocentrisme qui a grevé et grève encore la pensée marxiste, y compris dans ses formes par ailleurs les plus hétérodoxes, « révolutionnaires », mais de penser des formes d’alliance, de branchement, qui soient synonymes non de compromis au mauvais sens du terme, mais de renforcement mutuel, et s’il est encore permis d’utiliser ce mot, de radicalisation réciproque. C’est dans cette perspective qu’ont œuvré les grandes figures du marxisme non-européen du XXe siècle (José Carlos Mariátegui, C.L.R. James, Jacques Roumain, Che Guevara et d’autres) et que s’inscrivaient encore ceux que l’on considère généralement comme les « pères » de la pensée décoloniale, Enrique Dussel et Aníbal Quijano. Ce n’est que plus tard, et dans la perspective de la construction d’un authentique « paradigme » décolonial, d’abord dans le champ académique, que l’opposition, parfois caricaturale comme tu le dis à juste titre, s’est sédimentée, s’est figée d’une manière qui me semble peu productive.

 

SN : Tu centres ton ouvrage autour du rapport entre Lénine et les musulmans de l’Empire russe : comment Lénine a-t-il « rencontré » la question musulmane ? Les minorités musulmanes de l’Empire tsariste occupaient-elles une place autre que marginale dans la pensée de Lénine précédant la Révolution d’Octobre 1917 ?

 

MR : En un sens, on pourrait dire que ce problème a retenu l’attention de Lénine dès ses premiers écrits, notamment dans son grand livre de 1899, Le Développement du capitalisme en Russie. Mais c’est alors sous un jour peu flatteur. Il y thématise en effet la « colonisation intérieure » des périphéries de l’Empire russe, une expansion du capitalisme qu’il conçoit, de manière tout à fait orthodoxe, comme la condition de sa future abolition, le prélude à la transition au socialisme. Dans cette perspective, les minorités de l’ « Orient russe » n’ont pas voix au chapitre, elles demeurent quasi invisibles aux yeux de Lénine. Néanmoins, la Révolution de 1905 et ses répercussions à travers le Moyen-Orient et l’Asie vont radicalement changer la donne. Lénine prend peu à peu conscience que le destin de la révolution ne se décidera pas seulement à l’ « ouest », mais aussi à l’ « est » et que les musulmans de Russie sont appelés à jouer un rôle décisif dans ces processus de circulation révolutionnaire, une fonction si l’on veut de proxy. Il sait, ses textes sur l’autodétermination nationale en témoignent avec éloquence, que dans le monde non-occidental, la révolution endossera d’abord, et par nécessité, la forme de luttes de libération nationale contre les oppresseurs étrangers. Mais c’est le déclenchement de la Première Guerre mondiale, guerre impérialiste par excellence, qui va définitivement convaincre Lénine de la fondamentale interdépendance de la révolution socialiste et des révolutions nationales-anticoloniales, y compris à l’intérieur même de cette « prison des peuples » qu’était l’Empire russe.

 

SN : Le premier chapitre de ton livre se penche sur la place qu’occupaient les Etats-Unis dans la pensée politique de Lénine, et notamment la comparaison Russie/Etats-Unis : pourquoi s’intéresser aux Etats-Unis dans un ouvrage traitant de Lénine et les musulmans de Russie ?

 

MR : Dans ses écrits de « jeunesse » sur le capitalisme agraire, Lénine opère en effet des parallèles saisissants entre la Russie et les États-Unis. Il se moque des marxistes russes, obsédés, dit-il, par l’Europe occidentale et qui voudraient voir leur pays en copier scrupuleusement le modèle, alors même que d’un point de vue historique et géographique, économique et politique, la Russie partage à ses yeux plus d’affinités avec les États-Unis. On peut identifier là une proto-critique de l’eurocentrisme, à condition de ne pas confondre ce dernier avec un occidentalo-centrisme, au sens où les États-Unis jouent ici au contraire le rôle de vecteur de décentrement. En 1915, en dépit de ses critiques féroces du jeune impérialisme américain, Lénine, évoquant les États-Unis, écrira encore : « Les temps sont révolus où l’œuvre de la démocratie et celle du socialisme étaient liés uniquement à l’Europe[3]. » Cela peut nous paraître bien étrange aujourd’hui, mais notons que vingt ans après Lénine, c’est à la suite de sa « découverte de l’Amérique » que C.L.R. James ressentira à son tour la nécessité, pour reprendre les termes de Dipesh Chakrabarty, de « provincialiser l’Europe ».

Le nœud de la comparaison opérée par Lénine a trait au rapport entre les institutions du servage en Russie et de l’esclavage aux États-Unis, respectivement abolis en 1861 et en 1865. S’il déclare que les ex-esclaves noirs ont somme toute connu un meilleur sort après l’abolition que les ex-serfs russes, il n’en condamne pas moins la reproduction dans le Sud des États-Unis de formes d’asservissement des Noirs directement héritées de l’esclavage, sous la forme du métayage (sharecropping), et s’exclame : « Honte à l’Amérique pour la situation qu’elle fait aux Nègres ![4] ». Mais qu’est-ce que tout cela, en effet, a à voir avec les musulmans et plus généralement avec les minorités musulmanes de Russie ? Ceci qu’aux yeux de Lénine l’émancipation réelle des ex-serfs russes implique la destruction des grandes propriétés féodales (latifundias) au centre du pays et la « libre circulation » des travailleurs, paysans, elle-même condition pour mener à son terme le projet de colonisation intérieure, capitaliste, des périphéries de la Russie, notamment de la Sibérie et de l’Asie centrale. Qu’est-ce à dire sinon que les ex-serfs, encore opprimés, sont appelés à devenir des colons, à peupler les terres supposément libres, inhabitées ou du moins inexploitées, du « Grand-Est » russe. Autrement dit, la mise en avant de la figure de l’esclave noir est corrélative de l’effacement d’une autre figure, celle de l’indigène musulman. Si Lénine adoptera plus tard des positions anti-impérialistes radicales, il n’est pas certain qu’il se soit jamais entièrement départi d’un tel imaginaire colonial hérité, via les socialistes russes du milieu du XIXe siècle, de l’exemple de la conquête de l’Ouest aux États-Unis.

 

SN : Quelle place tient la question des musulmans dans l’analyse que fait Lénine de l’impérialisme ?

 

MR : Vaste question, dont la réponse dépend étroitement de la conjoncture considérée. Pour le dire le plus simplement possible, Lénine n’était évidemment pas sans savoir qu’une majeure partie du Moyen-Orient et de l’Asie, sous domination coloniale, était de culture et de confession musulmanes, et qu’il aurait été absurde d’imaginer qu’une révolution puisse y éclater sans que ces peuples y jouent une part active, en tant que sujets politiques à part entière défendant leurs propres intérêts. Lorsque s’annonça le déclin de l’élan révolutionnaire en Europe occidentale et centrale, avec la défaite de la révolution allemande et la chute de la République des conseils de Hongrie, il devint impératif de forger une théorie et une stratégie pour la « Révolution en Orient ». Ce travail fut réellement amorcé au deuxième congrès de l’Internationale communiste en juillet-août 1920 et au congrès des peuples de l’Orient à Bakou, en Azerbaïdjan, le mois suivant. Mais Lénine n’avait pas attendu cette date pour comprendre qu’afin que l’exportation de la révolution soit couronnée de succès, il fallait que la Russie soviétique, elle-même héritière d’un immense empire, donne l’exemple, qu’elle œuvre le plus vite possible à sa propre décolonisation. En 1919 fut fondé, non sans heurts, la République socialiste soviétique autonome du Bachkortostan, à majorité musulmane. Mais c’est indubitablement au Turkestan russe, conquis dans la deuxième moitié du XIXe siècle et soumis à un régime colonial au sens le plus strict, que Lénine accorda en la matière la plus grande attention, le qualifiant à l’occasion d’ « Algérie russe ». Concevant le Turkestan comme, en quelque sorte, un laboratoire où étaient d’ores et déjà réunies les conditions de l’expérimentation d’une combinaison des luttes du prolétariat des nations oppressives et des masses exploitées des nations opprimées, il ne cessa de souligner la « portée historique mondiale » de la tâche incombant aux bolcheviks dans la région, dont les répercussions devaient s’étendre à tout l’Orient, et même au-delà ; la politique menée par les bolcheviks en Asie centrale devait selon lui « prouver dans les faits la sincérité de notre désir d’extirper tous les vestiges de l’impérialisme grand-russe en vue de lutter sans réserve contre l’impérialisme mondial[5]. »

 

SN : En France, on peut parfois avoir l’impression que la question de l’autonomie politique des non-blancs est une question nouvelle. Pourtant, les débats politiques du début du XXe siècle en Russie sont très pertinents de ce point de vue. Pourrais-tu revenir sur le degré d’autonomie politique laissé par Lénine et les bolcheviks aux nations anciennement colonisées par l’Empire tsariste, au lendemain de la Révolution d’octobre 1917 ?

 

MR : En réalité, à rebours des perceptions courantes, il me semble que le problème de l’autonomie politique des non-Blancs a été un invariant des grands épisodes révolutionnaires des derniers siècles, et pourrait-on même dire de toute la modernité, qu’on ne peut pour cette raison dire occidentale qu’entre guillemets. Outre donc à la Révolution de 1917, que l’on ne songe qu’au diptyque tragique de la Révolution française et de la Révolution haïtienne ou encore à l’ (auto) émancipation des esclaves noirs pendant la guerre de Sécession et au cours de la décennie suivante, comme l’a magistralement montré W.E.B. Du Bois dans Black Reconstruction, une somme qu’il faudra bien un jour ou l’autre se résoudre à traduire en français. L’étonnement répétitivement manifesté face aux revendications d’autonomie des mouvements non-blancs contemporains, accompagné de l’idée qu’on serait là en face d’un phénomène inédit, ne me semble pas tant relever d’une ignorance contingente que d’un aveuglement entretenu par la volonté forcenée de croire qu’ « avant », les luttes sociales étaient pures de toute « politique identitaire » et, par conséquent, qu’elles pourraient le redevenir. Cette posture elle-même n’est pas neuve, Lénine, dans un tout autre contexte certes, avait déjà dû la combattre dans ses interventions sur la question nationale et coloniale : « Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution[6]. »

Lénine défendait fermement l’indépendance des mouvements de libération nationale, la nécessité de ne pas leur imposer des mots d’ordre et des objectifs voués à leurs rester étrangers. Certes, à ses yeux, tous les peuples s’acheminaient vers le socialisme, mais cela à différents rythmes et en suivant différents chemins, leurs propres chemins. Dans un discours au deuxième congrès de Russie des organisations communistes des peuples de l’Orient fin 1919, il exhorta ses auditeurs à s’engager dans la révolution en cours, non en subordonnant la « guerre nationale contre l’impérialisme » à la « guerre civile des travailleurs » mais en contribuant, en tant que « force révolutionnaire indépendante » et sur un pied d’égalité, à la révolution mondiale, à la « créat[ion] d’une vie nouvelle »[7]. Ne cachons pas que, dans la pratique, les choses furent autrement plus complexes  : d’une part parce que tous les bolcheviks ne partageaient pas les vues de Lénine en la matière, loin de là, beaucoup ne voyant dans le mot d’ordre d’autodétermination nationale qu’une concession faite à la bourgeoisie, quelle que soit la « couleur » de cette dernière ; d’autre part, parce que l’impératif de décentrement ou de décolonisation de la révolution elle-même, bien que pleinement reconnu par Lénine, se heurtait chez lui à une autre exigence, celle de la propagation et de la consolidation du socialisme, ou ne serait-ce que de la survie d’un régime soviétique assailli de toute part. Or celles-ci requerraient à ses yeux une étroite centralisation de l’économie et des affaires militaires, et plus généralement du pouvoir. De cette centralisation, les communistes musulmans du Turkestan, au premier rang desquels Tourar Ryskoulov, firent les frais, leurs initiatives se voyant presque systématiquement rejetées, et cela alors même que Lénine était en train de livrer une guerre impitoyable à ceux qui, au sein du camp communiste, se révélaient soucieux de maintenir le privilège national-racial des colons russes sur les indigènes musulmans.

 

SN : Tu intitules le cinquième chapitre de ton livre « Traduire la Révolution en Orient », pourrais-tu revenir sur le concept politique de « traduction » appliquée à la question du marxisme dans d’autres contextes ?

 

MR : Ce concept est absolument central dans mes travaux. Mon intérêt à cet égard puise ses racines dans les recherches que j’ai menées sur Frantz Fanon qui, dans Les Damnés de la terre, déclarait que les « analyses marxistes doivent toujours être légèrement distendues chaque fois qu’on aborde le problème colonial ». Puis, j’ai étudié l’œuvre de C.L.R. James qui, lors de son premier séjour aux États-Unis, en avait appelé à « américaniser le bolchevisme » avant d’étendre ce mot d’ordre aux espaces coloniaux caribéens et africains. Mon attention avait été attirée par le fait que James créditait Lénine d’avoir été le premier à avoir opéré un tel décentrement en « tradui[sant] le marxisme dans des termes russes pour le peuple russe[8] ». Or, en lisant Lénine de plus près, je me suis aperçu que, répétant une deuxième fois ce geste, ce dernier enjoignait les communistes d’Orient à « adapter » le bolchevisme « aux conditions spécifiques inexistantes dans les pays d’Europe » en fonction de leur « expérience propre », à ne pas copier la « doctrine communiste » mais à la « traduire dans la langue de chaque peuple[9] ». C’est cette stratégie de la traduction, devant assurer une circulation de la théorie et de la pratique révolutionnaires sans reproduction de logiques de domination, en instaurant pour ainsi dire une nouvelle dialectique de l’universel et du particulier, que j’étudie dans le cinquième chapitre de mon livre.

On pourrait aller plus loin en montrant que peu ou prou tous les marxistes non-occidentaux du XXe siècle, du moins ceux qui n’auront pas été infectées par le développementalisme stalinien, ont d’une manière ou d’une autre soulevé la question des modalités de la circulation et de la traduction et, partant, de la réinvention du marxisme hors de l’espace où il était né et avait mûri, l’Europe occidentale. Pensons par exemple au théoricien marxiste péruvien José Carlos Mariátegui qui dès les années 1920, déclarait que ce qu’il nommait le « socialisme andin » devait être « ni calque, ni copie, mais création héroïque ». Et il me semble non moins significatif qu’inversement, et à une exception notable près, Antonio Gramsci, aucun des grands penseurs marxistes ouest-européens du siècle passé, ne se soit soucié de ce genre de problème. Cela en dit long sur l’identification continuée, fût-elle implicite, de l’Occident à l’universel, au sein même des théories critiques et révolutionnaires.

 

SN : Dans ce livre, comme dans d’autres travaux, tu fais souvent référence au rapport de figures noires au bolchevisme (Langston Hughes, Claude McKay, C.L.R. James, Paul Robeson, etc. …). Dans un recueil de textes de militants et théoriciens noirs américains de l’entre-deux guerres qu’elle a coordonné, Cathy Bergin, explique notamment qu’avant 1922, l’allégeance de nombre de noirs américains allait plus vers le Comintern que vers la gauche aux Etats-Unis. Comment expliquer cet attrait ?

 

MR : Je ne saurais te répondre avec certitude, mais je peux me risquer à quelques hypothèses. Il y aurait tout d’abord le fait que les bolcheviks se sont saisis de manière très précoce, dès le deuxième congrès de l’Internationale communiste, de la « question noire » aux États-Unis en l’assimilant stratégiquement à la « question nationale » telle qu’elle pouvait se poser ailleurs. C’est dans cette perspective, impliquant le droit à l’autodétermination, qu’a plus tard été émise et débattue l’idée de la création d’un État noir dans le sud des États-Unis, à l’intérieur des frontières de la Centure noire (Black Belt). Quoique ce projet, farfelu à bien des égards, n’ait reçu qu’un soutien modéré au sein de la population africaine-américaine, qui pour une large part se sentait et se revendiquait « américaine », la stratégie du Comintern n’en fut pas moins payante dans la mesure où elle légitimait l’auto-identification des Noir·es à des « colonisé·es de l’intérieur » et, partant, leur identification à leurs frères et sœurs opprimés sur le continent africain. En outre, McKay, Hughes, Robeson et d’autres avaient eu l’occasion de voyager en Union soviétique et l’accueil chaleureux qu’ils y avaient reçu ne pouvait que les inciter à accorder une confiance, qu’on peut bien sûr a posteriori considéré comme excessive, dans le régime communiste, renforcée par le constat de l’émancipation, fût-elle seulement apparente, des minorités nationales de l’ex-empire, qui leur offrait une image de leur propre futur radieux dans une Amérique communiste. Ajoutez à cela qu’ils ne se trompaient guère quand ils voyaient dans l’URSS un impitoyable adversaire de l’impérialisme américain, à leurs yeux indissociable du « pouvoir blanc » s’exerçant à l’intérieur du pays. Peut-être peut-on soutenir pour conclure que l’énorme avantage dont disposaient les organisations communistes, et dans une moindre mesure trotskystes, sur la « gauche » américaine, reposait sur leur volonté et leur capacité à intégrer immédiatement les Africains-Américains dans l’arène de la politique mondiale, et non seulement nationale, en s’inscrivant ainsi dans la longue et riche tradition des révoltes panafricaines ; car comme le disait C.L.R. James lui encore : « Dès ses débuts, à la fin du XVIIIe siècle, la lutte des Noirs pour la liberté et l’égalité a été une question internationale[10]. »

 

Entretien réalisé par Selim Nadi, membre du PIR.

 

[1]Voir Matthieu Renault, « L’idée du communisme musulman : à propos de Mirsaid Sultan Galiev (1892-1940) », Revue Période

[2]Voir Matthieu Renault, C.L.R. James. La vie révolutionnaire d’un “Platon noir”, Paris, La Découverte, 2016.

[3]Lénine, « Du mot d’ordre des États-Unis d’Europe » (1915)

[4]Lénine, « Russes et nègres » (1913)

[5]Lénine, « Aux camarades communistes du Turkestan » [1919], Œuvres, t. 30, p. 134-135.

[6]Lénine, « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » [1916]

[7]Lénine, « Rapport présenté au 2e congrès de Russie des organisations communistes des peuples d’Orient, 22 novembre 1919 », Œuvres, tome 30, p. 157-159.

[8]C. L. R. James, « The Americanization of Bolshevism » [1944], in Martin Glaberman (dir.), Marxism for our Times. C. L. R. James on Revolutionary Organization, Jackson, University Press of Mississippi, 1999, p. 19-20.

[9]Ibid., p. 159-161.

[10]C.L.R. James, « Les Nègres dans la guerre civile » (1943) in Sur la question noire. La question noire aux États‐Unis, 1935‐1967, Paris, Syllepse, 2012 p. 174

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