Tléha

Le torchon de l’Atlas

Ce mois-ci, le Courrier de l’Atlas nous gratifie d’un « dossier » sur les « dérives de l’antiracisme » dans lequel un certain Yann Barte, se présentant sous la fonction de « journaliste » dresse un petit bestiaire des mouvements antiracistes de France. Et comme il y a de tout dans l’antiracisme, l’auteur nous aide à faire le tri entre les bons et les mauvais. Qu’il soit salué ici pour cet édifiant travail qui, à n’en point douter, risque de lui valoir les foudres du pouvoir et de la bienpensance.

Au début, je dois avouer que c’était un peu énervant à lire : approximations, critiques caricaturales, innombrables erreurs factuelles, attaques ad-hominem sans le moindre fondement, discours condescendant sur ce que devrait être l’antiracisme acceptable et ses formes (modérément) militantes, etc…

Mais heureusement, j’ai vite compris qu’il s’agissait d’une blague, une espèce de gigantesque farce dans laquelle un « journaliste » (ça fait partie de la blague) s’exprimerait dans un magasine beurisant pour jouer au donneur de leçons en endossant la caricaturale mais traditionnelle posture du laquais rappelant aux indigents les formes acceptables de leur insoumission.

En effet, comment comprendre autrement ce ramassis de commentaires très personnels d’une fine équipe d’acérés penseurs qui auraient pu s’adjoindre, à n’en point douter, les fulgurances non moins drolatiques d’une Sihem Habschi ou d’un Béhashel sans point dénoter, dans le ton ni dans la forme.

J’ai d’abord pensé à classer ces contributions bartésiennes dans la catégorie « pensées post-cérébrales », le genre d’œuvres que je lis pour me détendre quand j’ai les neurones un peu fatigués, sur l’étagère où les grands noms du journalisme de cour, dont leur ancien titre de « bouffons du roi » semblait mieux les servir, se serrent les uns contre les autres en attendant le prochain incendie.

Mais c’eût été un gâchis, vous en conviendrez, de perdre une telle œuvre d’un auteur dont assurément, comme d’autres génies avant lui, on découvrira le talent une fois qu’il aura définitivement cessé d’écrire.

Je fût ensuite saisi d’une grande inquiétude en me disant que peut être, à travers ces lignes, dont déjà des mauvaises langues célèbrent la médiocrité, Barte était en train de nous lancer un appel au secours, dérivant vers un sinistre horizon, afin que quelqu’un vienne à son corps et à son esprit défendants, le remettre sur le droit chemin du SMIC journalistique qu’il semble avoir perdu de vue.

C’est donc par dépit que j’ai finalement classé les textes de Barte l’Auteur dans la catégorie tragi-comique. Permettez-moi enfin, pour clôturer ces remarques préliminaires, de saisir cette occasion pour saluer le talent de recruteur dont à fait preuve le rédacteur en chef du Courrier de l’Atlas qui, comme Bouvard en son temps, a su mieux que quiconque détecter les talents de demain. Ou pas.

Il faut, pour la décharge du Barte penseur, rappeler que sans être non plus de l’acabit du New York Times, le Courrier de l’Atlas poursuit une honnête carrière dans le journalisme.

Allumeur de barbecue, nettoyeur de vitres, débarrasseur de chewing-gum usagé, emballeur de vaisselle, etc… Chacun sa préférence pour rendre justice à l’Atlas qui, il faut le reconnaître, a fait œuvre de salut public en offrant une (maigre) consolation à tous ceux qui, comme moi, ont déploré la disparition de feu (!) Paris Boum Boum et se sont retrouvés, non sans une certaine tristesse, obligés de sacrifier des pages de valeur aux basses œuvres papivores de l’intendance et du ménage. Merci, donc.

Passons maintenant à l’analyse de la pensée bartifère, si furtive soit-elle.

L’acceptable insoumission, selon Barte, c’est d’abord un vocabulaire. On peut créer un tas d’expressions à usage idéologique pour marginaliser toute personne en désaccord. Exemple : islam modéré, changement immobile, antiracisme universaliste, révolution gentille, colonisation légale, etc.

Les mots sont importants en ce qu’ils convoquent, en même temps que le sens qu’ils portent, un champ de référence. Celui de Barte s’inscrit clairement dans le sillon des organisations qu’il approuve et valide comme légitimement antiracistes : SOS Racisme et la Licra. Soit.

Il est notoire que ces organisations sont des organismes satellites du PS et qu’elles ont participé, dans une large mesure, avec NPNS et d’autres, à la récupération de combats citoyens pour l’égalité des droits à des fins politiques. Pour elles, il n’existe ainsi pas d’islamophobie en France et la cause des femmes est à défendre contre l’archétype d’un agresseur qui serait principalement jeune, arabe, de banlieue, musulman, intrinsèquement violent.

C’est une ligne idéologique claire qui sépare l’antiracisme de salon que Barte de l’Atlas semble approuver de celui, plus sauvage et (donc) honni du susnommé.

Ce dernier antiracisme a sa place dans la rue. Il vocifère. Il est fâché, ne fait pas amende honorable, n’accepte pas qu’on lui dicte les modalités de son indignation ni le protocole de ses révolutions. C’est dans cette seconde catégorie que Barte classe, pèle mêle, une série d’associations et d’intellectuels qui ont le malheur de vouloir définir pour eux-mêmes le cadre de pensée dans lequel ils s’expriment et les moyens d’action qu’ils souhaitent mettre en œuvre.

Les Indigènes de la République, le MRAP, les Indivisibles, Vincent Geisser, Rokhaya Diallo, Mouloud Aounit, Michel Collon, Esther Benbassa et Pascal Boniface (entre autres) se voient ainsi disqualifiés du champ de l’antiracisme acceptable, dans l’acception bartésienne du terme.

Si tout cela n’était pas une farce du facétieux scribouilleur de l’Atlas, on pourrait s’indigner que le travail de centaines de personnes pendant des années, souvent dans l’ombre, sans caméra et sans gloire, se retrouve ainsi mis en cause.

Heureusement, on est vite ramené au registre comique par la vacuité des arguments de Barte dont je ne résiste pas ici à vous gratifier d’un florilège, accompagné de quelques remarques que, sans aucun doute, l’auteur gardait dans son tiroir pour le jour où il écrirait un article crédible. Tous les humoristes ont des moments comme ça dans la maturité de leur carrière où ils se disent « Et si… » avant de partager avec leur aimant public des pensées graves sur la vie, publiées dans des ouvrages qui ne le sont pas moins.

Ainsi, Barte-a-dit.

Selon les mouvements qu’il critique, «l’universalisme, considéré comme « abstrait », ne serait plus qu’un destructeur rouleau compresseur des individualités, une déclaration de guerre contre la société multiculturelle. Pis, les droits de l’homme n’auraient pas d’autre but que d’assurer la domination de l’homme blanc catholique. Et qu’importe si c’est au nom de ces mêmes droits de l’homme que les peuples colonisés se sont libérés. »

En lisant ça, on peut légitimement être saisi de tremblements et demander à l’auteur de relire un peu son histoire coloniale, car c’est précisément au nom d’un certain universalisme que les pays colonisés ont été envahis en premier lieu. Ce n’est pas tant l’idée (inoffensive en soi) qu’il existe des « valeurs universelles » qui est critiquée par les mouvements antiracistes, mais plutôt le fait que :

1) ces « valeurs » sont déterminées par des aspirants à la domination (pouvoirs, colons, civilisateurs) afin de légitimer leur action et l’inclusion des populations cibles dans cette dernière

2) les tenants de l’universalisme se placent dans un registre de neutralité, non lieu idéologique (puisque précisément universel) duquel ils se permettent de questionner les choix de société des autres

3) c’est au nom de l’universalisme qu’on prétend expliquer aux opprimés comment ils doivent se libérer, aux femmes comment elles doivent vivre leur féminité, aux immigrés comment ils doivent s’intégrer selon des modalités qu’on aura pris le soin de déterminer

C’est donc cette vision d’un corpus de valeurs trop souvent dévoyées imposables à tous (souvent contre leur gré) et la prétention d’une neutralité humaniste pour couvrir des offensives idéologiques, économiques et militaires qui sont à proscrire.

Un peu plus loin, Barte-pense.

« Les Indigènes de la République assimilent le Blanc, le « souchien », à un colon génétique, tandis que le Maghrebin reste chromosomiquement indigène à vie et éternelle victime. »

L’auteur a probablement eu accès à des productions secrètes des Indigènes de la République, car une telle idée n’apparaît nulle part, ni dans leurs interventions publiques, ni dans leurs écrits. Ne faisant moi-même pas partie du mouvement, je crois comprendre de son positionnement que le statut d’indigénat n’est, selon le PIR, pas une appartenance génétique mais une situation de fait d’une population, autrefois marquée ethniquement par le clivage et la ségrégation coloniale, mais aujourd’hui identifiable par des critères socio-économiques beaucoup plus larges. En ce sens, tous les opprimés de nos sociétés modernes sont des indigènes, qu’ils soient blancs, arabes, ou noir, à partir du moment où on les traite en tant que tels.

Quand un jeune de banlieue est présupposé moins qualifié que les autres (peu importe sa couleur) et qu’on lui applique un traitement différencié, il est traité comme indigène.

Quand une femme musulmane se voit exclue des sorties scolaires de ses enfants juste parce qu’elle porte un hijab, elle est indigène.

Quand on encercle des camps de Roms à renfort de cars de CRS pour les rafler en pleine nuit et les renvoyer du pays, on fait d’eux des indigènes.

Quand un pays entier est soumis au diktat du FMI et des banques et que ses choix de santé et d’éducation sont déterminés sous la contrainte des agences de notation, le peuple est indigène.

S’il existe bel et bien un « continuum colonial », il est surtout idéologique et économique. Si les « universalistes » armées coloniales ont (presque) quitté l’Afrique (contre leur gré, c’est important de le rappeler), les registres de domination restent prégnants, notamment par les mécanismes de la dette, la tutelle du FMI sur nombre de pays et les réseaux, encore existants, de la Françafrique.

Sur le sol français, des procédés de maintien de l’ordre, de ségrégation sociale et de discrimination digne des temps coloniaux sont encore à l’œuvre dans certains quartiers. Mais il est vrai, et pour cela je réclame l’indulgence envers le zélé journaliste, qu’il ne convient pas de parler des choses qui fâchent quand l’heure est à la farce.

Il en reste qu’il n’est pas hors de propos, pour le PIR comme pour d’autres, de parler de continuum des valeurs coloniales pour décrire la constance des modes de domination.

De la même façon, Houria Bouteldja se retrouve accusée de racialisation du débat anti-raciste. Sur cette question, il faut être clair : si on sait aujourd’hui qu’il n’existe pas de race au sens biologique du terme, l’idée de race est un concept opérant dans la construction et la mise en œuvre du discours raciste. Il serait donc naïf et sans objet d’étudier le racisme sans chercher à comprendre son fondement. On sait également qu’en matière de discrimination et de violences raciales, il est tout aussi important, en plus de la situation de la victime, de comprendre le fonctionnement idéologique de l’agresseur ou du discriminant. Or, pour ce dernier, la notion de race est opérante. C’est donc à mon sens pour rendre compte de cette réalité qu’il peut être utile d’intégrer cette idée à l’analyse.

Pour suivre, Barte-imagine…

Vincent Geisser serait ainsi « le porte parole officieux des islamistes » et « un chercheur très contesté au CNRS ». Plus loin, l’auteur professe que le parti Ennahda, principale force politique du pays, « pourrait bien mettre en échec la révolution tunisienne ».

Sur le cas de Vincent Geisser, il convient de rappeler que ses travaux de recherche n’ont en rien été remis en cause (sinon par les analyses dominicales post-picnic du professeur Barte). Si Geisser a eu une différence de vue avec l’administration du CNRS, c’est (à moins que l’oracle ait une autre vision) pour avoir pris la défense d’une étudiante qu’il jugeait discriminée.

Quand aux conjectures sur le rôle d’Ennahda dans les prochaines élections en Tunisie, affublé dans ces divagations (de l’Atlas) du vilain titre de « parti islamiste » (ouh les méchaaaaants barbus !!!), il convient, il me semble, de laisser le peuple tunisien décider pour lui-même de son avenir lors des prochaines élections. A moins qu’on veuille leur donner des leçons sur ce qu’est la démocratie selon Barte.

Le Courrier de l’Atlas (Barte inclus) semble avoir un sérieux problème avec l’islam quand il représente autre chose qu’une obédience folklorique beurifiée, digne des voluptueuses « nuits du Ramadan » de Frédéric Mitterand où de joyeuses danses du ventre post-couscoussivores précédaient, selon que la lune était pleine (ou non) d’originales variations sur le thème « l’islam, c’est comme on veut, tiens si on se remettait un peu de derbouka pour la spiritualité. Fatima, ramène le thé… ».

On est bien content qu’au Courrier de l’Atlas on célèbre la beuritude et l’antiracisme de salon (cela donne en effet une touche joviale lors de l’allumage du barbecue…) mais, de grâce Professeur Barte, merci de bien garder votre nez rouge quand vous vous exprimez sur l’islam, ça évitera qu’on vous prenne à tort pour ce que vous n’êtes pas : sérieux.

Enfin, Barte-accuse.

Rokhaya Diallo est selon lui « la nouvelle compagne de route des mouvements pro-hijab, se liant même à des mouvements de défense de la burqa comme le groupe Neutralité. La vice présidente des Indivisibles a la même condescendance à l’égard des musulmans modérés que le chercheur Vincent Geisser qui fustige cet « islam light » contaminé par les valeurs de l’Occident. »

Elle est drôle cette expression de « mouvements pro-hijab », comme si de tels mouvements seraient nés spontanément sans raison autre qu’un militantisme prosélyte. Or il semble, pour peu qu’on s’y penche, que c’est en réaction à des limitations de leurs libertés individuelles que se sont formés ces rassemblements.

C’est quand, pour des raisons politiques et une vision instrumentalisée de la laïcité on a fait passer des lois textiles venant restreindre la liberté des femmes, que ces mouvements ce sont formés.

Il est important de rappeler que le féminisme, c’est en premier lieu la liberté des femmes à disposer d’elles-mêmes et à choisir sans contrainte la vie qu’elles souhaitent avoir, de la carrière professionnelle qu’elles souhaitent (ou non) mener aux modalités de leur expression féminine.

C’est en faveur de cette liberté que se positionnent l’ensemble des intellectuels que Yann Barte fustige, et parmi eux Mlle Diallo.

Pour conclure sur une note positive, le journaliste de l’Atlas a raison de s’attaquer en la personne de Pascal Boniface à l’un des meilleurs analystes géopolitiques français à propos de son dernier ouvrage, « les intellectuels faussaires ».

Il est en effet toujours bon, avant d’aller à la cour demander quelque subside, de ménager la réputation de ses plus proches courtisans. Et d’ainsi dénigrer leurs détracteurs. Barte qui s’en dédit.

Il y a tout de même une chose pour laquelle le talentueux journaliste de l’Atlas devrait remercier Pascal Boniface, c’est de ne pas avoir parlé de lui dans son ouvrage.

Yann Barte n’est pas un intellectuel faussaire.

En effet, il ne trompe personne.

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