Analyse

Le procès qui accuse Houria Bouteldja : un cas d’école

Nous sommes à la veille du procès intenté contre Houria Bouteldja qui a lieu le 14 décembre 2011 à Toulouse. Une association d’extrême droite, l’AGRIF (Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne), a déposé une plainte contre elle pour injure raciale à l’encontre des « Français de souche ».

Le propos mis en cause est l’emploi par la porte-parole du Parti des indigènes de la république de l’expression « souchien » pour ironiser sur la qualification « Français de souche » sur le plateau de l’émission Ce soir (ou jamais !)

Les mercenaires de l’ordre raciste

L’AGRIF est une organisation connue depuis le milieu des années 1980 pour ses procès à l’encontre des artistes, intellectuel•le•s , hommes et femmes politiques, au motif qu’ils ou elles seraient coupables d’appels ou d’incitations à la haine contre les chrétiens ou les Français. Elle est présidée par Bernard Antony, longtemps fidèle au Front National et ancien sympathisant de l’OAS. Voilà de quoi illustrer la parenté directe entre l’ère coloniale et les mouvements fascistes contemporains dont les racines nous renvoient de fait aux partisans les plus féroces de l’« Algérie française ».

Bien avant la plainte déposée par l’AGRIF, en mai 2008, Brice Hortefeux se disait lui aussi très choqué (L’Express) par le terme « souchien ».

À peine un mois plus tard, sur l’antenne de RTL, il réitérait ses propos en précisant : « Je ne laisserai pas prononcer de tels mots – et je le dis très clairement – sans réagir » sans oublier de préciser qu’il avait « signalé au Garde des sceaux les propos de ce mouvement afin qu’on examine les conséquences que l’on peut en tirer. » Les services de la chancellerie ont dû a priori juger que cela ne tenait pas la route puisque cela n’a donné lieu à aucune poursuite du fait de l’État. Le parquet ne poursuivant pas, les membres de l’AGRIF ont dû prendre sur eux de continuer leur travail de mercenaires de l’ordre raciste.

Hortefeux avait sans doute raison sur une chose : comme il le déclarait sur les ondes de RTL, « ça pose la question du combat contre le racisme. » Effectivement.

La plus grosse part du gâteau

Le racisme ne se résume pas à la « haine de l’autre » et « l’autre », en l’occurrence, n’est pas n’importe qui. Le racisme est une idéologie construite pour justifier et perpétuer l’entreprise coloniale et esclavagiste. Le racisme ne se réduit pas à l’essentialisation et au dénigrement d’un groupe donné. Pour qu’il y ait racisme, il faut que le discours ou la pratique en question s’adosse à un système de domination appuyé par des outils juridiques, policiers, étatiques ou encore idéologiques à même de soutenir, légitimer et organiser cette domination. Si ces discours et ces pratiques sont amenés à perdurer, c’est qu’ils procurent un privilège structurel à celles et ceux qui n’en sont pas victimes.
Le privilège fonctionne comme un outil pour améliorer sa situation, de façon plus ou moins assumée ou consciente, mais le privilège conditionne également une forme de passivité vis-à-vis du statu quo raciste. Par exemple, l’intention – bonne ou mauvaise – ne joue en rien :

Une personne blanche a beau militer en faveur de l’antiracisme, être vigilante dans ses actes comme dans ses paroles, il n’en demeure pas moins qu’elle occupe encore la place du dominant dans les « rapports de race » tels qu’ils sont socialement construits au creux de notre république. Tout ce qui tisse son quotidien, sa position dans la société et le regard qu’on porte sur elle, lui est octroyé en vertu de cette domination. Il faut avoir en tête l’idée d’une file d’attente : dans l’état actuel des choses, les places sont rares et chères pour trouver un logement, obtenir un emploi stable et des possibilités d’avancement, acquérir une visibilité médiatique ou politique, etc. Le privilège signifie simplement que les Blancs passent toujours devant les autres. Tout ce qui est discrimination pour l’un est privilège pour l’autre([Collectif, Contre l’arbitraire du pouvoir, La fabrique, 2011)].

Le privilège blanc produit dès lors une communauté de personnes qui ont moins à se soucier que d’autres de l’absence de revendications antiracistes dans leurs mouvements, quelle que soit leur opinion sur le sujet en tant que tel.

C’est ainsi que le mouvement social dans son ensemble ne se donne pas pour priorité d’appuyer les luttes des descendant•e•s de colonisé•e•s. Le plus souvent, les composantes de la gauche politique et syndicale tendent à juger leurs propres préoccupations comme universelles, portant sur la situation de l’ensemble de la population (retraite, service public, droit au logement, etc.) Or, la lutte contre la suprématie blanche ne saurait être remplacée par une lutte pour obtenir une plus grande part du gâteau, qui sera de toute façon répartie inégalement entre tous et toutes.
Les miettes reviendront, pour sûr, à tou•te•s les « sous-souchien•ne•s », à toutes ceux et celles marqué•e•s au fer rouge par une myriade d’appellations d’origine contrôlées : les « issu•e•s de », les « minorités visibles », les deuxièmes ou troisièmes « générations », les éternel•le•s « jeunes » des « quartiers » ou des « banlieues », la « racaille », la « bande ethnique » et autres membres de la « diversité ». Ainsi, à quel titre condamner le fait que celles et ceux qui ont tant été démarqué•e•s donnent une expression à toute l’étendue de la discrimination – en désignant l’oppresseur ou s’en moquant (le « Souchien » ) ?

Contamination réactionnaire

L’invocation de « racisme antiblancs », qui voudrait qu’oppresseurs et opprimé•e•s se valent, constitue dès lors un non-sens.

Le pseudo « racisme antiblancs » s’appuie sur le caractère flou de « la lutte contre les discriminations » telle que nous la servent les politiques publiques qui occultent la dimension politique du racisme pour en faire un illégalisme comme un autre.
Bien plus encore, il s’agit là d’une stratégie guerrière pour contaminer la lutte antiraciste d’un caractère réactionnaire. Et ça ne loupe pas. Déjà, Dominique Sopo, en sa qualité de président de SOS Racisme, dans une récente interview(http://www.dailymotion.com/video/xl62c0_dominique-sopo-interviewe-par-des-racistes-a-propos-du-pir_news) , jugeait que, lorsque Houria Bouteldja « parle de souchiens pour parler des Français de souche, on est face à un jeu de mots assez sordide qui vise à stigmatiser et à renvoyer à une origine problématique des personnes en raison de leur couleur. On est très exactement dans une dynamique de racisme ». La sauce prend. Et vite. Rue 89 publiait il y a peu un article de Mouloud Akkouche intitulé « Les « Souchiens » de Bouteldja : le racisme anti-Blancs existe » pour mieux enfoncer le clou tandis que le Courrier de l’Atlas consacrait un dossier aux « dérives de l’antiracisme ». Le dossier en question ne donnait à voir qu’une énumération d’associations, personnalités, mouvements et forces politiques qui ne mériteraient, selon les journalistes, que la condamnation générale. Le dossier réalisait ainsi une double opération : d’une part identifier une ligne politique au travers d’un spectre d’opinions très variées pour mieux les disqualifier en bloc, et d’autre part, désigner ce « bloc » comme portant atteinte – par leur « communautarisme », leur « différentialisme » ou leurs relents « identitaires » – aux « valeurs universelles ».
L’extrême droite, par la voie de l’AGRIF n’aura pas eu à s’épuiser en poursuites judiciaires pour donner une audience et pour trouver des relais à l’idée selon laquelle les mouvements antiracistes conséquents seraient à mettre sur le même plan que les expressions du racisme.

L’opération à l’œuvre ne se déploie pas aussi efficacement par hasard. Il s’agit pour ses tenants de contrer un renouveau de la résistance. L’offensive raciste se voit en effet défiée par une recomposition du mouvement antiraciste, raffermi idéologiquement, diversement mobilisé et porteur d’un agenda précis.

Reprendre le flambeau

Dans les années 1980, on a clairement vu se mettre en œuvre une confiscation de la lutte antiraciste, dépossédant les premier•e•s concerné•e•s (qui était le sujet agissant du fameux slogan « Touche pas à mon pote » ?) et institutionnalisant des instruments de la lutte, ingérés jusqu’au sein des partis au pouvoir : il s’agissait de désarmer une génération qui reprenait, au cœur de la métropole, le flambeau des luttes de libération que leurs parents avaient pu mener sous le joug colonial. Cette incorporation sournoise de ces luttes dans l’appareil d’État est toujours en cours : pour preuve, la constitution de Ni putes ni soumises, ses financements, son rôle idéologique et son accaparement de l’espace médiatique(http://www.mouvements.info/Ni-Putes-Ni-Soumises-un-appareil.html) .

Ce que donne à voir, un peu malgré eux, ce dossier fallacieux du Courrier de l’Atlas ou encore la diabolisation systématique de certaines branches du mouvement antiraciste, c’est bien une nouvelle dynamique : elle se fait jour à la faveur d’une nouvelle ligne de démarcation entre les fruits de l’incorporation étatique et les voix critiques de la stratégie d’intégration. Cette critique s’énonce sur des registres divers, se compose de chercheurs et de chercheuses, de figures intellectuelles, d’associations comme de partis, etc. Ses composantes, religieuses ou sécularisées, s’égrainent sur différents fronts (le mouvement de solidarité à la Palestine, le combat contre les violences policières ou encore un travail de mémoire), créent des alliances avec d’autres luttes spécifiques (les groupes féministes, par exemple), ont des niveaux d’institutionnalisation divers et se déploient sur un arc de forces aussi divers et varié que celui que peuvent offrir les organisations qui s’inscrivent dans la course électorale. Cette recomposition est le signe d’une nouvelle vitalité du mouvement antiraciste.

La criminalisation des luttes de descendant•e•s de colonisé•e•s menée par la classe dirigeante montre peut-être à quel point l’ordre dominant a également conscience de ce sursaut possible.

Entre la place Tahrir insurgée et les voitures brûlées de Clichy-sous-Bois

Les forces qui composent aujourd’hui la gauche politique et syndicale ne semblent, quant à elles, pas (ou à peine) se rendre compte de la dynamique à l’œuvre ici. Et quand ces forces pensent y voir quelque chose, elles s’envisagent comme étant elles-mêmes les seuls vecteurs de politisation : ceux et celles qui, il y a encore dix ans, prétendaient que les quartiers populaires souffraient d’un « désert politique », sont aujourd’hui prêt•e•s à les investir, non pas comme un vide à remplir mais comme un potentiel à canaliser et à diriger. Et comme d’autres ont organisé en leur temps la partition entre bon et mauvais immigrés, bons intégrés et mal intégrés, une large partie de la gauche de la gauche reconduit ces partitions entre foyers Sonacotra et halls d’immeubles, entre les « communautaires » et celles et ceux qui seraient ouvert•e•s à la « question sociale », entre le lascar insurrectionnaliste et la militante associative, entre ceux et celles qui font du « prosélytisme » et le bon « rebeu », entre la place Tahrir insurgée et les voitures brûlées de Clichy-sous-Bois, etc. Or, ce sont précisément ces oppositions que le caractère transversal de la recomposition actuelle du mouvement antiraciste fait voler en éclat.
Ce que les forces progressistes se refusent à considérer, ce sont l’émergence de plateformes communes, la circulation d’analyses et la collecte minutieuse de mémoires de luttes à l’œuvre au sein des mouvements des descendant•e•s de colonisé•e•s.
Les mesures exceptionnelles successives que les non-Blanc•he•s ont eu à essuyer, les stratégies que leurs mouvements ont eu à mettre en place pour y répondre, donnent au mouvement antiraciste une longueur d’avance. La recomposition aujourd’hui à l’œuvre donne à voir l’efficacité des luttes de l’immigration dans la mise en place de cadres unitaires, dans leur capacité à faire exister des transversalités à même de faire entendre des voix très différentes Il est dès lors probablement plus nécessaire à la gauche d’apprendre de ces mouvements que l’inverse.

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