Matraque

La Villeneuve de Grenoble : une cité sous état d’exception

Je vais présenter quelques observations sur les événements qu’a vécus la Villeneuve de Grenoble en cette deuxième quinzaine de juillet 2010. Pendant plusieurs jours, le fait d’habiter ce quartier a plutôt été un handicap pour le jugement tant celui-ci exige, je m’en rends compte une nouvelle fois, un minimum de distance.

Au début, c’est-à-dire à partir de cette matinée du vendredi 16 juillet où les faits qui ont tout déclenché ont été connus, je n’ai pensé qu’à la mort, dans la nuit du 15 au 16, du jeune Karim Boudouda, ayant très vite découvert que sa mère était ma voisine de palier. Tout au long de la semaine, passant et repassant devant sa porte et croisant les nombreuses personnes qui venaient lui rendre visite, je méditais les événements de ce seul point de vue : quel était ce déterminisme singulier, cette fatalité tragique, qui avaient poussé le jeune homme, poursuivi par la police à 1 heure du matin, à prendre la direction du quartier de son enfance pour venir s’écrouler sous les balles à 200 mètres à peine de la maison de sa mère ? J’ai pu voir dimanche 18 l’endroit précis, face au 30, Galerie de l’Arlequin, où son corps est resté couché pendant près de quatre heures, exposé à découvert au regard de tant de jeunes qui le connaissaient et je ne laissais pas de m’interroger sur ce que ce temps suspendu pouvait rétrospectivement ajouter au fardeau du deuil.

Je ne peux pas dire que j’ai été témoin des événements. Ceux-ci se sont déroulés la nuit essentiellement, dans un rayon relativement restreint autour du lieu où le jeune braqueur a trouvé la mort, mais dans un enchaînement et selon une logique qui les soustrayaient à la vue d’un spectateur occasionnel et isolé cantonné à son poste d’observation. Et dans les épisodes de répit, on apprend peu de choses par ouï-dire car les gens répugnent à échanger au hasard des rencontres.

Mais il n’importe, je peux tirer quelques enseignements de la situation générale résultant des faits et surtout de la manière dont on a rendu compte des événements et des dispositions prises en réaction. Je les développerai en deux points.

1. Sur le fait générateur des événements : la mort de Karim Boudouda

Quelle que soit l’évaluation que l’on peut faire des désordres qui se sont produits dans le quartier, le fait le plus grave reste cette mort. Il devrait toujours en aller ainsi en pareille circonstance : s’il y a mort d’homme, aucune diversion ne saurait en distraire l’attention.

Comme ce fut le cas pour les émeutes de 2005, et comme ce fut le cas pour les incidents qui se sont produits depuis lors dans les cités sur une échelle plus réduite, c’est la mort d’un jeune issu de l’émigration, impliquant la police, qui a déclenché les désordres. Sans doute, le jeune homme venait-il de participer au braquage du casino d’Uriage. Sans doute était-il un braqueur multirécidiviste. Mais l’instinct (certains diraient le calcul) qui lui avait commandé de faire son ultime repli sur le quartier de son enfance, avec la police à ses trousses, avait d’emblée compromis toute chance que cette affaire soit jamais vécue comme un banal fait-divers. L’enquête sur les circonstances de sa mort, en dehors même du devoir qu’en fait la loi aux autorités, constituait (et constitue encore) un enjeu crucial pour l’évolution de la situation.
Dès le premier jour pourtant, on n’a pas su tolérer le moindre doute sur les circonstances de cette mort. La réserve qui aurait dû commander d’attendre le résultat des expertises était pourtant, ne serait-ce que pour la forme, indispensable. Je n’attendrais personnellement rien de l’enquête, sachant que la politique sécuritaire du pouvoir actuel requiert une immunité à toute épreuve de la police. Il n’en demeure pas moins que, à défaut de ce respect minimal des formes, j’ai encore moins de raisons d’accorder à la thèse officielle de la légitime défense des policiers plus de crédit qu’à la thèse – tout aussi invérifiable – que j’entends bruire depuis plusieurs jours à la Villeneuve : Karim Boudouda a été délibérément abattu par la police et, dans la version la plus populaire, il a été achevé à terre. Car les choses sont ainsi faites que lorsque les procédures légales de vérité sont court-circuitées, il n’y a rien à opposer à la séduction de la rumeur.

Je le répète, le sujet que l’on a dédaigné d’une façon si résolue était d’une extrême sensibilité : Karim Boudouda, venu mourir devant le 30, Galerie de l’Arlequin, est resté exposé pendant près de quatre heures au regard des habitants. C’est la brigade anti-criminalité (BAC) qui a tiré la balle mortelle, c’est-à-dire l’unité de la police la plus honnie sur le quartier, celle qui s’illustre, dans toutes les cités de France, par la brutalité de ses procédés et l’extrême violence de ses provocations racistes. Cette brigade, nous dit le Dauphiné Libéré incidemment, sans en tirer de conclusion, a pris en chasse les braqueurs d’Uriage, alors qu’elle se trouvait « précisément sur la commune – pourtant située en zone gendarmerie » (édition du 17 juillet). Cette indication fournie de façon anodine suscite une interrogation : la BAC était-elle habilitée à intervenir et de façon si dangereuse ? Selon des témoignages convergents, ce furent, après la mort du jeune homme, des heures de face-à-face entre les jeunes du quartier et les agents de la BAC, des heures durant lesquelles les pires invectives ont été échangées, beaucoup ayant eu le sentiment que les policiers se livraient à une danse du scalp autour de leur trophée. Mais à cet instant-là – qui sait ? – la révolte de certains jeunes de la Villeneuve n’était peut-être pas écrite.
On aurait eu l’occasion d’en juger si le procureur de la République n’avait pas déclaré d’emblée que les policiers avaient tiré en état de légitime défense et si tous les médias n’avaient pas relayé cette opinion comme une information attestée. Par la suite, il aurait fallu que le Dauphiné Libéré ne s’empresse pas de titrer en une le samedi 17 : « La police riposte, un braqueur tué » ; que, ayant relevé la nécessité pour l’inspection générale de la police « de faire la lumière sur les circonstances de la fusillade au cours de laquelle les policiers ont abattu le suspect dont le corps sera autopsié aujourd’hui », sa journaliste n’ajoute pas aussitôt que « au vu des éléments dont ils disposent déjà, la thèse de la légitime défense semble indiscutable ». Car dès lors, à quoi pouvaient encore servir l’enquête et la dite autopsie ?
Comment expliquer ce consensus prématuré entre les autorités, toutes compétences confondues, et la presse, sachant que celle-ci se limite à un seul quotidien, lié aux milieux d’affaires et aux notables ?

Comme à son habitude, la communication officielle a tronqué et raccourci, sans égard pour les conséquences. Et cette fois-ci encore, au nom d’un péril à conjurer, d’une « guerre » à mener.

2. Sur la « guerre » confiée à la force armée de l’Etat dans la Villeneuve

On ne dira jamais assez que la guerre n’est déclarée, sinon menée, que pour disqualifier tous les autres recours.

Dès le premier jour, la presse a titré sur l’ « armement de guerre » utilisé contre la police par les deux braqueurs du casino d’Uriage, les autorités ont parlé d’ « armes lourdes » et il m’a bien semblé entendre le procureur de la République dire que les assaillants avaient une « mitrailleuse ».

Le préfet de l’Isère a été limogé et remplacé par un ancien gradé de la police. Il a presque applaudi à sa propre éviction, au nom de la « guerre » qu’il fallait mener contre la délinquance. Peut-être se satisfaisait-il ainsi à demi-mot de n’être pas le soldat que requérait pareille entreprise. Car le ministre de l’intérieur, dépêché dimanche 18, à Grenoble venait d’instaurer une sorte d’Etat d’exception. Auparavant, en guise de transport sur les lieux, il s’était arrêté une dizaine de minutes, sous haute protection, dans un coin de parking en retrait de l’Arlequin, non loin d’une déchetterie. Louable discrétion, au demeurant, venant d’un ministre qui ne s’était pas déplacé pour apaiser les esprits et qui venait d’être condamné quelques semaines plus tôt pour « injure raciale ». Devant la presse, et après avoir dénombré les effectifs qui seraient mobilisés à la Villeneuve, il a déclaré :

Les forces de sécurité ont reçu pour mission de mettre un terme aux violences, de rechercher les fauteurs de troubles et de les déférer à la justice. Au-delà de cette réponse immédiate, j’ai demandé au préfet de l’Isère d’organiser, dès cette semaine, en liaison avec le maire de Grenoble et le procureur de la République, une réunion rassemblant l’ensemble des acteurs publics locaux concernés (forces de sécurité, services de l’Etat, services fiscaux, services sociaux, acteurs associatifs, etc.). Cette réunion aura pour objet de faire un point d’ensemble sur la situation locale et d’arrêter les réponses spécifiques et concrètes à apporter pour une sécurité durable à Grenoble et tout particulièrement dans le quartier de la Villeneuve. (LeDauphiné Libéré du 19 juillet).

Un programme en deux volets qui livre le quartier à la police pour le court et le moyen terme. L’Etat réduit sur la Villeneuve à sa quintessence, la force armée, c’est la révélation d’une réalité que les discours de notre époque, voués à justifier l’exigence républicaine de la mission sécuritaire, avaient fini par occulter. Car cette force armée, nombreuse, entraînée, prête à tout moment à intervenir, est la composante la plus spécifique de l’appareil de l’Etat. Elle est au fondement de ce que l’on dénomme la force de la loi. Cependant, en période de paix civile, la crédibilité de l’Etat de droit impose de ne pas abuser de ses manifestations. Il est rare qu’elle s’exhibe ainsi au regard d’une collectivité d’habitants sur une période aussi longue sous la figure de l’hyper force publique. On lui impose d’ordinaire de la retenue même dans les périodes de troubles graves. Au plus fort des émeutes de mai 1968, l’Etat avait mis en route les chars de l’armée mais il les avait prudemment dissimulés sous les arbres de la forêt de Rambouillet, cette présence-absence ayant suffi pour peser sur les événements. La paix civile a-t-elle à ce point vacillé à Grenoble que la force armée ne se soit pas arrêtée au milieu du gué ? Le péril qui menaçait en ce mois de juillet 2010 était-il si grave qu’il ait fallu faire tourner pendant plusieurs nuits un hélicoptère de la gendarmerie sur la Villeneuve et faire patrouiller au milieu de la population, dans les galeries de l’Arlequin, en plus des brigades anti-émeutes, les impressionnantes unités du GIPN, avec leurs casques, leurs cottes de maille et leurs gros calibres ?

Et pour l’avenir, quelle approche M. Hortefeux nous a-t-il proposée ? La justice, les services de l’Etat, les services fiscaux et sociaux, les associations elle-même, placés pour une période indéterminée sous les ordres du ministre de la police, c’est-à-dire l’Etat de police proclamé dans la Villeneuve. Et de fait, pendant ces nuits où la police a les pleins pouvoirs dans le quartier, on fouille les caves (brisant au besoin les portes ou abattant des pans de murs pour y accéder) et certains appartements, on réactive toutes les enquêtes en cours pour rechercher les délinquants, les trafiquants et leurs produits illicites. On fait avancer de vieux dossiers ! Autrement dit, la mission de rétablir l’ordre dévolue à la police s’est éloignée de sa cause initiale et sous couvert de ramener la tranquillité et la sécurité, on a ratissé dans toutes les directions. Une mission ponctuelle s’est prolongée en entreprise de police multiforme qu’une action d’organismes publics et privés hétéroclites coordonnés par les forces de sécurité est appelée à accompagner. Dans une telle perspective, les services fiscaux et sociaux seraient sommés de mettre leurs fichiers au service de l’action répressive et les « acteurs associatifs » de se mettre au garde-à-vous.
Or, le télescopage du braquage d’Uriage avec le mécontentement rageur de certains jeunes de la Villeneuve ne saurait justifier que l’enquête menée contre le banditisme englobe la politique à conduire auprès de la jeunesse du quartier. Ce mardi 27 juillet, on apprenait la découverte d’armes dans le sous-sol du bar de l’Arlequin au moment où le ministre de l’intérieur annonçait des mesures pour protéger les policiers de la BAC, qui auraient fait l’objet de menaces de mort. Le Dauphiné Libéré rappelle à cette occasion que depuis le début des événements, les policiers «avaient été ouvertement menacés de mort par des habitants du quartier de la Villeneuve » et cette indéfinition dans l’incrimination peut tenter les amateurs de généralisation. Plus loin, le journaliste y va d’une interprétation inspirée des propos entendus dans la bouche de responsables des syndicats de policiers :

Les menaces explicites qui pèsent aujourd’hui sur les hommes de la BAC témoignent d’un état d’esprit particulièrement inquiétant : pour les délinquants du quartier, les policiers apparaissent en effet comme les membres d’une bande rivale venus tuer l’un des leurs sur leur territoire, et non plus comme des garants de la sécurité et de l’ordre républicain.

Sur ce dernier point, nous avons l’aveu perspicace d’une réalité même si elle s’édicte sous la forme d’une demi-vérité instrumentalisée : il n’y a pas que les « délinquants » qui ont du mal à considérer les policiers comme « des garants de l’ordre républicain » parmi ceux qui espèrent encore quelque chose de cet ordre-là.

Pour le reste, cette interprétation est un tissu d’amalgames. On y mélange la Villeneuve, territoire de tous les échecs pour une grande partie de sa jeunesse et une autre Villeneuve, territoire de concentration de toutes les délinquances, dont l’existence reste à démontrer. Car la délinquance a certes ici une forme locale faite de trafics et d’agressions somme toute de gravité relativement mineure pour laquelle l’identification à un espace territorial et sa défense contre les incursions hostiles est une réalité. Mais je ne crois pas que le banditisme, qui opère des braquages et pourrait recourir, comme on l’affirme, aux « lance-roquettes », y ait constitué une patrie. Par vocation, il tisserait plutôt ses mailles à l’échelle de l’agglomération, pour le moins. Il n’a rien à voir avec une de ces bandes de cité qui aurait pris la Villeneuve pour territoire. Et il est alors difficile de croire qu’il faille appliquer le même traitement aux soubresauts et aux déviances d’une infime partie de la jeunesse de la cité et à la grande délinquance.

Cette référence à une lutte grégaire pour un territoire qui serait à la fois un ghetto social dangereux et un repaire du banditisme ne me paraît être qu’un élément du langage de guerre retenu. Une guerre requiert l’assignation d’un ennemi sur un champ bataille. Pour les manœuvres de la force armée de l’Etat qui se déroulent à la Villeneuve, on a pu vérifier que la réunion préalable de ces deux éléments sur le même site était une belle commodité. Le quartier a la configuration d’un champ clos. On ne passe pas par la Villeneuve, on ne s’y engage pas distraitement au détour d’une rue. On y entre, comme dans un monde. Dans l’Arlequin-Nord, théâtre de l’essentiel des événements, les galeries délimitent l’accès dont le franchissement vous fait quitter la ville pour côtoyer une population qui y paraît, en temps normal déjà, assignée à demeure. La transition est d’autant plus surprenante que le quartier n’est pas une banlieue distante, comme certains ensembles de la région parisienne.
Pour un pouvoir qui a opté, sans égard aux priorités authentiques de la Villeneuve, pour la gesticulation sécuritaire, cet espace différencié se prête aux expéditions armées et le quartier a donné ces derniers jours l’apparence d’une enclave prise d’assaut, tout près d’une ville qui vivait au rythme des (autres) animations estivales.
L’Etat d’exception que le ministre de l’Intérieur a taillé aux mesures de la Villeneuve n’était certainement pas le moyen approprié de traiter les suites dramatiques de la mort du jeune braqueur d’Uriage. Mais il est tellement plus facile à entreprendre et plus rentable politiquement que ce fameux (et fumeux) plan Marshall promis à tous les quartiers « en difficulté ».

Khaled Satour

SOURCE : Contredit

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