Indépendance ?

La Guadeloupe est-elle assez entrée dans l’Histoire ?

Nicolas Sarkozy dit comprendre le mal guadeloupéen : «les handicaps structurels que sont l’insularité, l’éloignement de la métropole et l’étroitesse du marché». Tout est dit.

Pourquoi la Guadeloupe a-t-elle eu cette mauvaise idée de ne pas être un continent ? Et pourquoi la Guyane française est-elle une sorte d’îlot politique dans le continent américain ? Les DOM ne sont pas plus insulaires que de nombreux Etats dans le monde. S’ils sont «ultrapériphériques», c’est parce que la France est le centre imposé par leur statut politique. A force de nier l’histoire et la géographie, un jour elles se vengent.

C’est une négation très ancienne, contenue dans un discours d’Etat où le colonial fut posé comme prolongement du national et condition de sa puissance : coloniser signifiant «rendre français». Ainsi, commence une funeste méprise : en devenant citoyen français, l’indigène deviendra l’Homme tel qu’il doit être. Cette idée traverse sans partage la Guadeloupe jusqu’à la départementalisation de 1946 et la décennie d’après. La République française a l’exclusivité pour plus de liberté, d’égalité et de fraternité.

C’est seulement depuis les années 1960-1970 que la vision change, du point de vue du territoire et de son libre devenir. Un anticolonialisme moderne naît sous l’influence des luttes de libérations dans les empires coloniaux, mais il souffre chez nous d’un lourd déficit de culture politique autonome. En effet, la Guadeloupe est une créature du colonialisme français. Ses habitants n’ont ni expérience ni mémoire d’une société politique antérieure à la domination française. Département français, avec élus et tout, mais surtout un électorat plus dressé à l’appartenance à autrui qu’éduqué à la libre opinion : voter c’est avant tout donner les gages de sa citoyenneté française.

Dès lors, la quête d’identité traversera toute une nouvelle génération politique. Les trois décennies 1960-1990 seront marquées par l’éveil et l’illustration d’une autre culture. Cela imprégnera notamment la lutte des petits paysans pour la terre, des étudiants et des enseignants pour la prise en compte de la langue et de la culture créoles dans l’éducation, des élites pour vivre et travailler au pays. Années de collecte de toutes les différences, refondation d’une culture «nationale» sur la part résiduelle obtenue par soustraction symbolique de «l’étranger». Une thérapie initiale contre l’assimilation.

En butte à l’immense force de persuasion assimilatrice démontrant l’impossibilité de l’indépendance, les gens eurent grand besoin d’y croire, plus que de la penser. Ce fut à la fois la grande force mobilisatrice et la grande faiblesse politique des indépendantistes. Leur action aura hâté le choc frontal avec le système institué, mais sans projet qui incarnât le pays rêvé. D’où leur vertigineux reflux, puis une fuite échevelée vers les extrêmes : tentatives de terrorisme ou électoralisme traditionnel avec l’illusion d’accéder à la dignité dans la dépendance.

L’extraordinaire mobilisation populaire de 2009 ne vient pas de nulle part. Vingt ans de reflux du mouvement indépendantiste, mais aussi vingt ans d’accumulation de griefs populaires contre le système postcolonial. Le Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP) recueille, au-delà des personnes, toute la tradition et la grammaire des années de rupture, mais avec une détermination et une résonance nouvelles. Pourquoi ? Pas seulement grâce à la faille ouverte par les revers d’hier et la vacuité d’une classe politique obsolète, mais aussi parce que le monde a changé.

Plus encore que la France, la mondialisation porte atteinte aux cultures singulières. L’aliénation produite par l’hyperconsommation et les addictions qui en résultent agissent comme des symptômes non pas nationaux mais transversaux. Ce qui est dit dans notre langue pour renouer autrement le lien social, refonder la société sur une plus juste répartition des richesses, accéder au droit de disposer de soi-même, n’est pas qu’un discours guadeloupéen. C’est pourquoi le monde entend si bien la Guadeloupe et comprend si mal la France.

Il est significatif que le retour vers le «spécifique» vienne du gouvernement français et de la classe politique locale : enfermer cette révolution dans le bocal de «l’évolution statutaire», le secouer pour précipiter un référendum. Aller plus vite que la musique, dans le but d’essouffler ceux qui commencent seulement à danser la liberté ensemble. De peur que l’indépendance ne redevienne une revendication, on en fait une menace. Ou encore, avant tout divorce irréparable, on veut fourguer un nouveau placébo à la fiévreuse mal-aimée. Le tout afin de conforter et la Guadeloupe et la France dans le sentiment qu’elles ne peuvent se passer l’une de l’autre.

Les milliers de Guadeloupéens qui ont battu le pavé des semaines durant demandent seulement de vivre mieux, être eux-mêmes, libres et égaux, à l’endroit où ils vivent. Mais, on devine bien que l’aspiration à la prise de responsabilité collective n’est pas loin. On ne veut pas laisser le temps aux Guadeloupéens de bien digérer leur propre expérience pour se frayer leur propre chemin. On désigne alors les mauvais génies, coupables de les pousser à l’ingratitude.

Selon le sociologue Michel Giraud (Libération du 23 février), ce mouvement correspondrait plutôt «à la stratégie d’une élite indépendantiste pour occuper une place dans un système social inchangé», celle-là qui déjà occupe «des postes élevés du système administratif, tout en continuant à tenir un discours nationaliste». Et le spécialiste de conclure : «La population, même si elle n’est pas satisfaite de la situation actuelle, sent qu’elle serait la première à faire les frais de l’indépendance. Il lui suffit de regarder ce qui se passe dans le reste de la Caraïbe.» Propos de café du commerce, sous vernis scientifique ! Faut-il être maquisard pour être un indépendantiste crédible ? Faut-il accepter éternellement les bas salaires ou le RMI, en savourant la chance de ne pas être comme en Haïti ?

Pourtant, il y a une autre lecture possible. Si, malgré «les postes élevés», les indépendantistes continuent à tenir leur discours ce serait peut-être qu’ils n’acceptent toujours pas le système. Les derniers événements ne montrent-ils pas à l’envi que le problème n’est toujours pas résolu ? Donc rien, en raison même des échecs passés, ne leur interdit de remettre cent fois l’ouvrage sur le métier. Sans trop d’impatience ni trop de retard à l’allumage.

Au demeurant, tout le monde gagne à bien comprendre l’ensemble des questions de société issues de la diversité idéologique du LKP. Par ses insuffisances, ses silences, sa vision incertaine même, la plate-forme du collectif fait débat. N’imaginons pas les Guadeloupéens en troupeau dont les indépendantistes seraient forcément les bergers ! «Les révolutions, quand ça commence en troupeaux, ça finit à l’abattoir», plaisanterait Pr Choron. Un tel débat convoque tout le pays. Et les indépendantistes aussi y ont droit.

Frantz Succab, journaliste guadeloupéen indépendant et auteur de théâtre.

Source : http://www.liberation.fr/societe/0101466375-la-guadeloupe-est-elle-assez-entree-dans-l-histoire#

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