A relire

La défaite de la pensée souchienne

Houria Bouteldja, la porte-parole des Indigènes de la République est lynchée pour avoir utilisé le concept de «souchien» afin de qualifier les «français de souche». Mais quand on décide de jouer avec le feu en maniant des notions dangereuses, comme le fait depuis longtemps l’échiquier politique français, on s’expose à voir ces notions renversées par des personnes plus rusées, qui dérobent par surprise son arme à l’ennemi. D’autant plus efficacement que forger une légitimité de «la souche», c’est ce qui peut justifier, selon Dionys Mascolo, une véritable «haine de la philosophie». Créer au contraire un concept qui soit une arme de connaissance et de résistance, c’est ce qu’a réussi à faire Houria Bouteldja, rendant – en un seul mot – sa dignité à la philosophie.


«Ce qui nous est propre est inconnu de nous
tout autant ou plus que ce qui nous est étranger.
Nous ne pouvons qu’essayer de l’apprendre ou
seulement s’en approcher, d’en surprendre quelque chose.
N’être pas hors de soi ferait de soi la pire des demeures.»

Dionys Mascolo
«Haine de la philosophie»

 

Ça ne vous a pas paru suspect, cet immense engouement pour la philosophie depuis quelques années ? L’apparition de « Philosophie Magazine » et autres clones du même acabit à côté des magazines de mode et de musique ? Le succès foudroyant des ventes d’un Michel Onfray ? Ça ne vous a pas semblé douteux, tous ces numéros de L’Express et du Point consacrés aux grands textes de Nietzsche et de Schopenhauer ? Ça ne vous a pas fait sursauter, les 30 citations de Spinoza par éditorial de Philippe Val ? Ça ne vous a pas surpris, que le quotidien Le Monde accompagne depuis six mois chacune de ses livraisons du week-end par un volume pseudo-luxueux contenant les pseudo-œuvres complètes d’un grand philosophe ? Que de philo ! que de philo ! Plus la lepénisation des esprits était en marche, plus la mode de la philosophie marquait des points : étonnant non ? A moins, au contraire, qu’il ne faille absolument pas s’en étonner, et voir dans cette invasion de paperasse métaphysique l’une des armes les plus sophistiquées de cette fameuse lepénisation des esprits. Bien sûr, cette offre surabondante de philosophie en solde répond à un désir bobo irrépressiblement urgent : ne plus être totalement ignare, et pouvoir, entre une référence à Sophie Calle et un avis sur le dernier album de Björk, placer sa petite citation de Spinoza ou de Montaigne. Mais s’il se cachait en outre, dans cette soif paroxystique de sagesse à bon marché, quelque petit fondement raciste sournois et inavoué, qui pourrait se traduire ainsi : «nous les blancs, nous la civilisation de Platon, de Montaigne, de Kant, nous les hommes de la pensée pure, nous savons ce qui est bon pour le monde, et c’est à nous de définir ce qu’est l’universalisme, la laïcité, la tolérance ?». Disposer d’un tel pouvoir pour 9€90, il faut avouer que c’est tentant…

 
 

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Pendant ce temps, l’un des derniers grands historiens de la philosophie, Alexis Philonenko (Une note biographique sur Alexis Philonenko est disponible sur Wikipédia.), aujourd’hui âgé de 75 ans, s’est tenu loin de ce tsunami ontologique et (après avoir écrit une trentaine de livres de très haut vol sur Kant, Fichte, Schopenhauer, Rousseau, Feuerbach, Bergson, Descartes, Hegel, Nietzsche, Platon, Aristote, Plotin, etc.) il vient de publier l’un des ouvrages qui couronne son œuvre : une biographie du boxeur Muhammad Ali. Comme si, finalement, il fallait à un certain moment monter sur le ring pour en finir avec les questions chimériques, les fausses problématiques et les écrans de fumée qui nous empêchent de nous orienter dans la pensée. Dénouement d’une vie dédiée à la philosophie : une monographie consacrée à Muhammad Ali ! Il vaut mieux réfléchir à cela quelques instants plutôt que de se gaver comme une oie pensante des dizaines de volumes philosophistes offerts en supplément week-end du Monde. Et avant de se réjouir à l’idée de lire trois pages de Hegel après avoir refermé le troisième volet de «Millinénium» en remuant la queue comme un chien à qui l’on vient de donner un nouvel os à ronger, il faudrait prendre le temps de méditer cette réflexion profonde d’Alexis Philonenko : «Ainsi s’acheva l’histoire de la boxe. Un homme avait voulu, c’était sa mission, briser ce qu’il pouvait briser dans la citadelle du racisme. On parle souvent de combat du siècle. Cette expression ne convient pas. Il faut plutôt parler d’un combat historique, qui dépasse, et de très loin, la boxe. La carrière de Muhammad Ali sera revue, à nouveau commentée et toujours on en reviendra à cette idée simple et profonde. Un homme s’est battu pour une certaine Idée de la liberté. Sans doute les philosophes s’essayent parfois à défendre la liberté et ce n’est pas toujours facile. C’est une erreur de croire que les philosophes ne sortent jamais des livres, comme c’est aussi une erreur de croire que les boxeurs n’ont jamais d’idées.» (Alexis PHILONENKO, Histoire de la boxe, p. 435-436)

Voici le récit de l’un des plus beaux coups marqués par Muhammad Ali. Tout y est : le style, la rapidité, l’élégance, la force de frappe, la puissance de l’adversaire retournée contre l’adversaire lui-même, et cette superbe provocation de la colère qui se fait nonchalante : il ne manque au décor de la scène que la somptueuse nuit du Zaïre. L’adversaire est au sol, se relèvera-t-il ? Nous verrons, car le coup dont nous parlons n’a pas été marqué par le plus grand champion de tous les temps, sur un ring, mais sur le terrain conceptuel et politique, par la militante Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, contre un adversaire qui ne lésine pas sur les coups bas : la république française postcoloniale et raciste. Un mot : «souchien» et voilà sa dignité rendue à la philosophie, et voilà à nouveau que la pensée se bat, encaisse mais cogne, résiste et marque des points, crée des armes de connaissance et de combat. «Souchien» : parole en l’air ? Certains ne manqueraient pas d’attribuer au « dérapage » un coup aussi imparable. Ce serait si pratique, en somme, une arabe, « indigène » qui plus est – et femme de surcroît – qui ne soit intelligente que par provocation (Le concept de « souchien » a été prononcé par Houria Bouteldja lors d’une émission télévisée (Voir la vidéo ici)). Mais Houria Bouteldja sait exactement de quoi elle parle, et en l’écoutant, on croit entendre Henri Meschonnic nous expliquer comment le fondement philosophique du nazisme fut le « national-essentialisme » (Cf. Henri MESCHONNIC, «Heidegger ou le national-essentialisme», Éditions Laurence Teper, 2007.). Ou bien lire le Gilles Deleuze de la dernière période (Par l’expression “Gilles Deleuze de la dernière période”, nous entendons celui qui écrivait : «Les peuples ne préexistent pas. D’une certaine manière, le peuple, c’est ce qui manque, comme disait Paul Klee. Est-ce qu’il y avait un peuple palestinien ? Israël dit que non. Sans doute y en avait-il un, mais ce n’est pas ça l’essentiel. C’est que, dès le moment où les Palestiniens sont expulsés de leur territoire, dans la mesure où ils résistent, ils entrent dans le processus de constitution d’un peuple.» Cf. «Pourparlers», Les Éditions de Minuit, 1990, p. 172.), mais c’est pourtant au détour d’un banal podcast vidéo que ces mots sont prononcés : «nous, nous formons des Suds dans le Nord. Les banlieues françaises, ce sont des Suds.» (Houria BOUTELDJA, Entretien sur Baraka TV, Timing vidéo : 03″56).

Il paraît que, le 17 avril 2008, Aimé Césaire, le «grand poète» (A propos d’Aimé Césaire «Grand Poète», écouter l’intervention lucide de Claude sur le répondeur de «Là-bas si j’y suis» sur France Inter.), est mort. Et pourtant, quand on écoute cette question stupide d’un interviewer : «est-ce qu’il n’y a pas quelques points positifs dans le colonialisme, la construction d’hôpitaux, d’écoles ?», et que l’on entend la réponse donnée spontanément par Houria Bouteldja, on se dit qu’Aimé Césaire n’est peut-être pas mort : «non, il n’y a pas de points positifs. Le nazisme a créé des autoroutes. On ne peut pas dire qu’il y a eu des points positifs du nazisme parce qu’il y a eu des autoroutes. Pendant les deux guerres mondiales, la chirurgie a fait des progrès. Mais on ne peut pas dire : “grâce aux guerres, la chirurgie a fait des progrès.” Non, on ne peut pas accepter un tel raisonnement. Le colonialisme, c’est des millions de morts.» (Interview réalisée lors de la manifestation contre la république raciste et colonisatrice, cf. vidéo en ligne. Paroles qui ne peuvent qu’évoquer ces lignes cruciales d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (p. 23) : «On me parle de progrès, de “réalisations”, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, des cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir.»)

 
 

“C’est au reste de la société occidentale, enfin, de souche, ceux qu’on appelle,
nous, «les souchiens», parce qu’il faut bien leur donner un nom – les blancs –
à qui il faut inculquer l’histoire de l’esclavage, de la colonisation…”

Houria Bouteldja, France 3, juin 2007.

 

Le combat entre les Indigènes et la république postcoloniale pourrait continuer ainsi longtemps « au point ». S’il menace aujourd’hui de se terminer par un K.O., c’est que les Indigènes viennent de frapper violemment la république où elle est le plus vulnérable : il pouvait sembler facile, hier, au premier blanc-bec venu de se dire « fier d’être un français de souche ». Ce sera un peu plus délicat de se proclamer glorieusement « souchien » sans être franchement ridicule. Cet exemple démontre combien un tel néologisme est efficace, parce qu’il conceptualise radicalement la pensée qui a coûté à l’Europe sa dignité, à savoir l’ordre philosophique qui a légitimé la colonisation, comme le résume en quelques vers Keny Arkana :

Ô Douce France, de mon enfance joue l’amnésique ! (…)
Redescends de ton podium, toi qui fut si fière,
De tes soi-disants « Droits de l’Homme » et de ton Siècle des Lumières,
Ta philosophie humaniste, s’est arrêtée à la théorie,
Quand tes armées sont parties coloniser l’Afrique !
(Cf. Keny Arkana, album «Entre Ciment et Belle Étoile», « Nettoyage au Karcher », paroles complètes ici.)

Non, Césaire n’est décidément pas mort, puisque sa formule lapidaire («l’Europe est indéfendable») est aujourd’hui sur le devant de la scène musicale — et par scène musicale, nous ne parlons évidemment pas de quelque call-girl de luxe chantonnant sa bluette pour une France dont la chemise brunit. Fierté d’être français ? Drôle de corniauds que ces souchiens dont pas un, je crois, ne connaît la véritable histoire de son pays (combien de ces embastillés de leur terroir savent qu’il y a eu trois révolutions françaises ? (1789, 1830 et 1848) la prochaine fois qu’un français se dit fier de son histoire, faites le test : demandez-lui combien il y a eu de révolutions en France, et écoutez sa réponse : c’est généralement à se tordre de rire…) Et ce sont les mêmes qui nous meurtrissent l’omoplate en frissonnant jusqu’à l’orgasme aux premières notes de La Marseillaise, glapissent à tout bout de champ le slogan « Liberté – Égalité – Fraternité » mais ont tout de même assez de flair pour élire à la fonction suprême la graine de dictateur qui incarne au mieux la violence frustrée de leur racisme larvé. Mais qu’est-ce donc que cette chose hybride, cette Hydre de Lerne communément dénommée « identité nationale » et désormais légitimée d’un ministère éponyme qui a pour but de proscrire, sur le territoire français «la nouveauté, l’inattendu, l’événement, comme toujours malvenu» ? Cette chose, c’est le mythe désastreux d’une France pure.


 
 
«La France n’est pas une entité essentialisée.»
 
 

Ce mythe de la France pure repose sur la philosophie du sol, de l’enracinement, de la niche, bref : de la souche. C’est une réfection des reliques de la France impérissable fondée par une sordide utopie : la restauration d’une patrie éternelle dont le projet politique ne serait plus de proclamer des droits nouveaux, mais bien plutôt de définir une essence de l’identité nationale. «Tous les racismes sont des essentialismes», prévenait pourtant Pierre Bourdieu (Pierre BOURDIEU, «Méditations pascaliennes», Points Seuil, Paris, 1997, p. 105.). Et Houria Bouteldja ajoute : «Nous ne considérons pas la France comme une entité essentialisée qui est à prendre ou à laisser» (Houria BOUTELDJA, Entretien sur Baraka TV, Timing vidéo : 05″22). Il faut saisir la portée de ces deux déclarations pour comprendre enfin que si MM. Le Pen et Sarkozy ont pu bâtir leur fortune politique sur le concept d’identité nationale, c’est avec la complicité de la philosophie dominante dans le discours européen depuis plusieurs siècles. Pensée qui a culminée dans l’œuvre du philosophe nazi Martin Heidegger. Dionys Mascolo, qui avait parfaitement cerné les tenants et les aboutissants de cette philosophie, y a consacré, en 1991, un essai intitulé : «Haine de la philosophie : Heidegger pour modèle» (Dionys MASCOLO, « Haine de la philosophie », Editions Jean-Michel Place, Paris, 1993.).

 
 

 

Dans ce livre, nous est donnée une réponse claire à la question «qu’est-ce qu’une philosophie souchienne ?» Une philosophie souchienne, c’est une pensée quasi-animale, qui considère comme incorruptible tout ce qui relève de l’enracinement territorial : «C’est en accord avec cette animalité quasi sacrée (non détachée de la nature première) que pourront être célébrés les génies du lieu, l’antre, le terrier, la tanière, la hutte…, bref : la patrie.» Loin d’incarner une école parmi d’autres, cette prémisse structure l’histoire de la philosophie. La « Raison Universelle » a sa patrie : l’Occident européen, et toute pensée qui ne se déploie pas dans la technique de cette raison est une pensée généralement stigmatisée comme illogique et impropre. «c’est la pensée de l’Etre tout entière qui s’était très tôt découvert une patrie. Cette patrie est l’Occident européen.» C’est dans ce sens qu’Aimé Césaire accusa la philosophie occidentale d’avoir servi de justification intellectuelle au colonialisme, puisqu’elle suppose « que seul l’Occident sait penser ; qu’aux limites du monde occidental commence le ténébreux royaume de la pensée primitive, laquelle, incapable de logique (…) est le type même de la fausse pensée » (Aime CÉSAIRE, « Discours sur le colonialisme », Présence Africaine, Paris, 1955, p. 62.). Mais cette volonté dominatrice est aussi le péché originel de la philosophie souchienne : en se proclamant comme une pensée absolument universelle, elle se mutile de tout ce qu’elle considère comme impur, et Dionys Mascolo ajoute : «une philosophie rigoureuse, ou pure, ne supporte pas l’intrusion en elle de corps étrangers.» C’est pourquoi il est nécessaire de réfléchir en indigènes de la pensée. Et pour cela, de commencer par suspecter les notions souchiennes, c’est-à-dire toute notion amputée de sa dimension critique, toute notion qui ne se méfie pas d’elle-même.


 
 
Quand la raison colonise la pensée,
l’impérialisme se justifie philosophiquement.

 
 

Le néologisme qui permet de passer de l’expression «français de souche» au concept de «souchien» est un parfait exemple de la différence fondamentale entre une notion pure et une notion complète. Dans le premier cas, la notion de «français de souche» peut être utilisée par n’importe qui, au service de n’importe quelle “argumentation” : c’est une notion prêt-à-porter, qui n’exige aucun effort de pensée, et se fait passer pour une évidence qui n’a plus qu’à trouver sa place dans un dispositif discursif où elle sera admise comme un élément parmi d’autres, comme une notion qui va de soi. Le problème, c’est que l’on peut faire dire à peu près tout ce que l’on veut aux raisonnements discursifs. Gilles Deleuze écrit d’ailleurs quelque part (mais où diable ?) que le propre de la philosophie n’est justement pas d’être discursive, et que les bons concepts sont ceux qui nous évitent d’enchaîner les propositions. Et, de fait, on ne peut pas utiliser indifféremment le concept «de souche» ou le concept «souchien» dans la même proposition. Le premier peut servir à valider une proposition raciste, tandis que le deuxième la ferait imploser. C’est cette confusion, qui règne dans la logique, permettant de créer des « notions pures », privées de toute dimension critique qui fait généralement sombrer la philosophie dans ce que Dionys Mascolo dénonce comme «la bêtise de l’intelligence même (…) Crime de la pensée livrée à elle-même ou de la pensée qui ne se méfie pas de la pensée. Pensée sans peur et sans reproche donc.» La notion pure, pseudo-innocente et collaboratrice, contre la notion complète, qui est résistante, rusée et combative.

 
 

0/20, hors-sujet, note éliminatoire pour l’élève Finkielkraut :
il n’y a jamais eu aucune défaite de la pensée : mais au contraire la défaite d’ une pensée,
celle du «philosophe professionnel qui a beau, parlant, prétendre être en mesure de prouver
par raison ses paroles, cherche à les faire s’achever toutes sur un CQFD définitif,
de telle sorte qu’il s’agit moins de convaincre que de faire taire.»
(Dionys Mascolo)

 

Il en va, à une lettre près, de la nation comme de la notion, tant les grands « universaux » occidentaux s’appuient sur un socle philosophique commun pour légitimer leur prétention civilisatrice, dans les faits comme dans le Droit. Une nation qui se veut pure, souchienne, qui existerait par-delà le temps et l’espace, et qui se concevrait, pour reprendre les termes de Sadri Khiari, comme « une entité dont l’origine se perd dans la nuit des temps (plus : qui préexisterait à sa propre existence historique) et destinée à durer éternellement. » (Sadri KHIARI, «Aimez-vous la France ?», article publié dans «L’indigène» N°3 (janvier 2007), page 4.) est une nation qui menace de verser à tout moment dans le racisme d’Etat, dans le délire identitaire, bref : dans la création d’une entité essentialisée, qui n’est bien évidemment rien d’autre qu’un mythe. Mais ce mythe a son utilité politique et ses bénéficiaires, puisqu’il permet de poursuivre une certaine forme de colonialisme, très insidieuse : le colonialisme sur place. C’est-à-dire la perpétuation d’un système politique fondé sur l’exploitation et l’humiliation de certaines parties de son propre territoire et de ses minorités au profit d’une partie privilégiée de la population de ce même territoire.

Et dans le colonialisme sur place, la droite brune n’a que le monopole de l’explicite, la sophistication étant le privilège de la gauche, qu’elle se proclame modérée ou non. Car derrière les différents degrés de raffinement, le consensus est à peu près le même de l’extrême droite à l’extrême gauche politique. A droite, la nation est conçue comme une communauté d’appartenance pseudo-biologique : Brice Hortefeux l’a dit, insulter les blancs c’est insulter la communauté nationale (Brice Hortefeux : « Le risque de racisme existe aussi à l’égard de la communauté nationale. » (Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI).). A gauche, ce raisonnement essentialiste demeure mais on l’a savamment grimé en communauté d’appartenance philosophique et culturelle : la souche et la « race » sont glorifiées dans un arsenal plus élégant de fétiches destinés à transfigurer le conjoncturel en absolu : des petits drapeaux bleu-blanc-rouge à toutes les fenêtres prônés par Ségolène Royal à la laïcité dragueuse du « ni loi ni voile » de la LCR, on retrouve la même prétention à travestir philosophiquement le particulier en universel.

Le point de ralliement d’un échiquier politique aussi vaste ne fait guère de doutes pour le lecteur de Dionys Mascolo : il repose sur la litanie d’un humanisme dont l’Occident s’est accaparé le monopole et auquel tous sont sommés de se plier sous peine d’être suspectés d’intégrisme. C’est bien ce «qui rebute dans toutes les pensées humanistes et force à les repousser toutes. Toutes présupposent un homme achevé, immuable, enchaîné à une “nature humaine” originelle comme l’animal l’est à son “adaptation spécifique”, entièrement soumis aux lois intangibles de l’espèce – à cette différence près que ces lois chez lui, prennent invariablement la forme de valeurs auxquelles il aurait l’obligation morale d’obéir. Ainsi le veut tout humanisme, pour peu qu’il se soit fait théorique.» Mais que l’Islam, par exemple, en s’adressant à la conscience personnelle de chacun, pour en appeler, par-delà les frontières familiales et communautaires, à l’unité du genre humain, soit un universalisme, voilà qui n’effleure pas l’homme de couleur blanche. Tandis qu’il est si facile, en revanche, de se bercer dans l’humanisme de la philosophie souchienne, en oubliant qu’elle est un phénomène de la pensée géographiquement conçue : du « miracle grec » au « miracle gréco-germanique »… avant que toute cette souchiennerie ne se termine en monstrueux « miracle nazi » en la personne du dernier grand philosophe occidental, Martin Heidegger.

 
 

Martin Heidegger, apôtre de la philosophie souchienne,
entouré de ses meilleurs amis, en 1934(Agrandissement de la photographie visible ici.).
Pierre Bourdieu voyait en lui l’archétype d’un «philosophe de
l’enracinement, centre de l’idéologie du “sol” et des “racines”.»
(Lire à ce sujet, Pierre BOURDIEU, « L’ontologie politique de Martin Heidegger », aux Editions de Minuit, Paris, 1988, p. 61 sq.)

 

La philosophie est un phénomène européen : voilà l’anamnèse qui explique les symptômes universalistes. Faut-il rappeler qu’il n’y a pas plus de philosophie taoïste (quoi qu’en disent les éditions Gallimard et leur volume comiquement intitulé « Les Philosophes Taoïstes ») que de philosophie hindoue : par contre, il y a une volonté de domination qui structure la pensée européenne, volonté « civilisatrice » qui a justifié tous les crimes coloniaux et qui, elle, mérite bien son nom : la philosophie souchienne. «Il y a un insondable inconscient de la Raison. Si bien que, livrée à elle-même, elle est vouée, à son insu, à se faire toujours plus conquérante qu’explorante, plus dominatrice que chercheuse.» Ainsi partie en croisade, la pensée souchienne prend pour armure l’utopie opportuniste d’un modèle politique universel, fondé sur une Raison absolue dont l’origine se perdrait dans la nuit des temps et destinée à durer éternellement (Il faut toutefois préciser ici que la Raison a su, dans la philosophie européenne, se méfier d’elle-même : c’est le projet kantien : la critique de la raison. Mais ce sont aussi justement les débats violents autour de l’interprétation de ce projet qui ont débouché sur une victoire de la philosophie souchienne. L’anecdote la plus connue à ce sujet est celle du conflit qui opposa Heidegger et Cassirer à Davos. Pierre Bourdieu analyse ainsi cet enjeu : «L’épistémologie empirique que l’École de Marbourg découvre dans l’œuvre de Kant tend à remplacer la critique philosophique par une analyse causale et psychologique de l’expérience (…) qui conduit à dissoudre la philosophie dans l’épistémologie. Le kantisme d’inspiration plus métaphysique (celui dont Heidegger sera l’héritier) transforme l’analyse transcendantale en métaphysique ontologique. A l’opposé, Cohen et Cassirer s’affirment comme les héritiers prestigieux de la grande tradition libérale et de l’humanisme européen des Lumières. Cassirer essaie de montrer que l’idée de «Constitution républicaine» n’est pas une «intrusion étrangère dans la tradition allemande», mais au contraire l’aboutissement de la philosophie idéaliste. Quant à Cohen, il propose une interprétation socialiste de Kant, l’impératif catégorique qui commande de traiter la personne d’autrui comme une fin et non comme un moyen étant interprété comme le programme moral de l’avenir. («L’idée de la prééminence de l’Humanité comme fin devient par là seulement l’Idée du socialisme, en sorte que chaque homme soit défini comme but Final, comme Fin en soi.»).» Cf. Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 55 sq.
 
En guise de contrepoint et précisément sur le problème du manque de méfiance de la Raison vis-à-vis d’elle-même, il faut cependant citer ces lignes de Gilles Deleuze, qui évoquent Kant sans le nommer explicitement : «Mais précisément la pensée est écrasée par ces pavés qu’on appelle philosophie, par ces images qui l’étouffent et la jaunissent. “Images”, ici, ne renvoie pas à de l’idéologie, mais à toute une organisation qui dresse effectivement la pensée à s’exercer suivant les normes d’un pouvoir : la Ratio comme tribunal, comme Etat universel, comme république des esprits (plus vous serez soumis, plus vous serez législateurs, car vous ne serez plus soumis… qu’à la raison pure).» Cf. Gilles Deleuze / Claire Parnet, «Dialogues» (p. 31), Champs Flammarion.
). Et lorsque cette contingence historique falsifiée en absolu indiscutable devient la raison suffisante des dizaines de millions de victimes du colonialisme, et que la même rhétorique est à l’œuvre pour perpétuer la légitimité d’une république postcoloniale et raciste, plus rien n’interdit de commencer à penser contre la philosophe souchienne. Au contraire, tout nous y oblige.


 
 
«Les contempteurs de la corruptibilité
mériteraient d’être changés en statues.»

 
 

C’est justement ce qu’on ne pardonne pas aux Indigènes : déconstruire la philosophie souchienne en créant de nouveaux concepts, s’emparer de la langue française en forgeant des néologismes, reconquérir une langue vivante, et l’utiliser comme une arme de résistance. Une telle audace, si elle avait été le fait d’intellectuels blancs, eût sans doute été applaudie. Mais qu’elle soit l’œuvre de ceux que la République ne veut pas accepter comme des citoyens au plein sens du terme, et voilà subitement notre Marianne outragée qui se couvre de son voile de bonne sœur (Cf. l’article «Les Indigènes créent un parti anti-souchiens» à lire dans les colonnes de Marianne, magazine qui remporte, à notre humble avis, la palme de l’hebdomadaire le plus stupide de toute la presse française, et dont les lecteurs méritent bien, eux aussi, un petit surnom : les «Mariolles».). Ne savent-ils donc pas, ces maudits Indigènes que le français est une langue morte qui s’est définitivement fixée au dix-septième siècle ? L’indécrottable phobie du souchien est bien de vivre dans une nation corruptible, une nation qui pourrait être “dénaturée” par certains groupes ethniques, certaines mœurs, voire même par certains mots ! Dionys Mascolo rappelle à ce propos la sentence de Galilée : «Les contempteurs de la corruptibilité mériteraient d’être changés en statues.». Autant dire : une nation inaltérable est une nation morte. Ainsi, au nom de ce que la France doit être dans “l’idéal” de son essence, on détruit sciemment ce qu’elle est effectivement dans la réalité, et c’est l’engrenage des discriminations raciales qui se légitime, une fois encore, par les structures mêmes de la pensée souchienne, qui aspire à diriger l’identité nationale «comme on voudrait diriger la pensée contre ce qu’elle est».

 
 

Au royaume des Gaulois, la question des
sans-papiers est déjà réglée depuis longtemps !

 

Cette utopie national-républicaine (Lire à ce sujet l’article de Pierre TEVANIAN : Quelques remarques sur l’idéologie national-républicaine.), on s’en doute, n’a rien d’un projet dont l’élaboration mobiliserait toutes nos forces de création. Bien au contraire : le but à atteindre est essentiellement un projet de restauration, une sorte de futur antérieur dont le programme nous serait tracé par notre glorieux universalisme philosophique : «Dans le totalitarisme, forme perfectionnée de la tyrannie, il s’agit toujours d’assurer le règne exclusif de quelques principes fondés en théorie. Tout totalitarisme est un philosophisme en ce sens précis : la contradiction et tout ce qui peut y mener, le doute, l’insatisfaction, l’esprit hypothétique, est catastrophiquement niée. Elle est effectivement le nouvel interdit, tenu pour le crime des crimes.» Autrement dit, l’idéal de la pensée souchienne est de faire de la France une nation morte, avec une identité morte, une culture morte, dans un pays où l’on parle une langue morte (certains se souviennent encore des intellectuels souchiens farouchement opposés à toute réforme de l’orthographe (A propos de la réforme de l’orthographe, on regardera avec sourire cet échange entre Pierre Bourdieu et quelque théoricien de souche…)). Fort heureusement, la France vive existe et pense autrement son devenir, vise un autre destin que celui de l’athanée identitaire. Tout comme «la pensée vive parle une autre langue» que la langue philosophique, la nation vive n’est pas le fruit pourri des terreurs endogènes mais des audaces politiques qui s’élaborent hors des injonctions fomentées à l’intérieur du terrier national par une meute dont on ignore véritablement où elle situe l’apogée de son âge d’or fantasmé (Charlemagne ? Napoléon ? Vichy ?)

Défaite de la pensée souchienne, défaite d’une pensée qui refuse de considérer enfin que «l’homme est un projet», que le travail philosophique est secondaire et que «l’intéressant n’est pas ce qu’il y a d’irréductible dans l’homme. L’homme qui proclame un droit invente de l’homme. C’est l’art principal.» Conquérir, à nos risques et périls, des droits non définis, hors des cadres balisés d’une nation qui a peur d’elle-même, de son histoire, de ses fautes et de ses crimes. Prendre la nation par surprise, lui faire cracher le morceau (par exemple : lui faire admettre, une fois pour toutes, et sans volonté de broncher aux conséquences, que les pratiques de l’armée française en Algérie étaient équivalentes aux pires méthodes de la Gestapo (Écouter, à ce sujet, la courte intervention du journaliste et écrivain Lionel Duroy, recueillie par le cinéaste Barbet Schroeder pour son film consacré à Jacques Vergès : «L’avocat de la terreur».)) Fiers d’être français ? Pourquoi pas ! Mais à condition d’abord de déraciner la souche de l’identité française pour en extraire la pourriture, et penser notre identité nationale comme pleine plutôt que pure. Faute de quoi, au lieu que de cultiver notre jardin, nous ne ferons que fleurir notre cimetière.


 
 
L’ampleur de la déflagration que devrait générer
le fait colonial s’il était pleinement assumé.

 
 

Et ainsi, nous comprenons pourquoi les Indigènes de la République font peur : si un seul de leurs néologismes est assez puissant pour ringardiser tout le folklore de la «gauche-de-gauche», c’est parce que celle-ci se rêve toujours comme une gauche majoritaire. Derrière ses nouveaux leaders se cache encore bien souvent la bonne vieille prophylaxie ouvriériste qui, généralement rattrapée par la pureté de sa ritournelle hygiéniste, n’hésitera peut-être pas à vouloir casser la gueule à tout ce qui refusera de céder sur sa nature minoritaire : féministes Indigènes, gouines, pédés, trans, voilées, non voilées, croyant-e-s, athé-e-s et agnostiques, intellos, français-e-s et étranger-e-s… Au contraire, en refusant de céder sur les composantes hétérogènes qui le compose ou l’accompagne (Voir par exemple, la solidarité qu’affiche ici le mouvement «Les Panthères Roses» avec les Indigènes de la République. Lire également, en rapport avec le présent article, ce texte.), le Mouvement des Indigènes finira par séduire les minorités colonisées et discriminées dont le discours gauchiste voudrait gommer les aspérités et arrondir les angles pour les fondre dans son humanisme abstrait. Les Indigènes inventent de ce fait aujourd’hui la grande force politique authentiquement progressiste du pays. Nombreux seront ceux qui ne le leur pardonneront jamais. Mais plus nombreux sans doute seront, à terme, ceux qui se reconnaîtront dans cette intransigeance et viendront grandir les rangs – à l’intérieur, ou aux côtés – de cette nouvelle force jusqu’au passage à l’acte. Oui, «passage à l’acte» : qu’il est doux d’entendre de nouveau cette expression que l’on croyait éradiquée du vocabulaire politique, et qui à elle seule ferait fuir un Besancenot sur le premier plateau de télévision venu.

Car enfin, il faut désormais en prendre acte : le colonialisme fait éclater et désagrège toutes nos catégories philosophico-politiques traditionnelles. Le fait colonial (et postcolonial) est le seul qui ait accumulé assez de poids spécifique pour faire voler en éclats le folklore infantile de l’extrême-gauche à base de petits drapeaux rouges et noirs, de faucilles, de marteaux, et d’un anarchisme mercantile au point d’avoir, comme Nike, son logo (un « A » cerclé) et son slogan (« Ni dieu ni maître »). Mais si la liberté consistait aussi à pouvoir avoir un dieu ? (ici l’anarchiste de base ne veut plus rien entendre et préfère écouter à fond Léo Ferré sur son i-Pod…) Et si l’émancipation était d’abord une émancipation vis-à-vis des mythes politiques ? Les Indigènes frustrent l’extrême-gauche traditionnelle, parce que celle-ci est en général soutenue par de puissants mythes politiques, et que les Indigènes sont des casseurs de mythes. Casser les mythes : n’est-ce pas le programme politique le plus urgent aujourd’hui ? Le néologisme «souchien» casse le mythe de la souche : et il y a encore tant de mythes à casser !

Le plus solide est sans doute celui qui consiste à penser que la question d’un changement de société se joue encore sur l’échiquier politique, extrême ou modéré. Or, ce mythe est dynamité par le problème du colonialisme, problème séminal dont toutes les catégories de perception politiques à venir dépendent désormais. Il faut poser la question, non pas parmi une série de questions, mais comme un préambule à tout projet politique : qu’en est-il du colonialisme ? La France assume-t-elle son passé colonial ? La république est-elle actuellement postcoloniale ? La fracture est-elle aujourd’hui d’abord sociale ou raciale ? Ces questions nous ouvrent les portes d’un monde politique nouveau. Il y avait des principes politiques que nous pensions inébranlables et nous les voyons renversés devant nous ; il y avait des choses que nous estimions ne point pouvoir être démontrées (la caducité de nombreux concepts marxistes), et elles nous sont démontrées. Ce que ces questions peuvent procurer comme force est inconcevable ! Quelle bénédiction pour notre temps, où la politique traditionnelle était détruite en ses fondements les plus sûrs, que de la voir renaître dans l’indigénat de la république ! Interrogé par Bertrand Poirot-Delpech en 1982, Jean Genet avait déjà totalement conscience que le fait colonial faisait éclater tous nos prédicats politiques traditionnels centrés sur la lutte des classes, et régénérait de fond en comble la question du progrès social. Il faut en citer de longs extraits pour bien comprendre l’ampleur de la déflagration que devrait générer le fait colonial s’il était pleinement assumé :

«La politique française, je m’en fous, ça ne m’intéresse pas. Tant que la France ne fera pas cette politique qu’on appelle Nord-Sud, tant qu’elle ne se préoccupera pas davantage des travailleurs immigrés ou des anciennes colonies, la politique française ne m’intéressera pas du tout. (…) Faire une démocratie dans le pays qui était nommé autrefois métropole, c’est finalement faire encore une démocratie contre les pays noirs ou arabes. (…) (La raclée qu’Hitler a prise) j’y étais déjà assez indifférent. Les Français ont commencé leur traitement vache en Indochine et en Algérie et à Madagascar, etc. (…) Ecoutez, la France a-t-elle réagi parce que à peu près mille personnes, hommes, femmes et enfants comme on dit dans les journaux, ont été tuées par la police de Hassan II au Maroc, à Casa? A quel moment les Français ont-ils réagi ? Je connais bien le Maroc vous savez. La misère est énorme, immense, et personne n’en dit un mot. (…) Quant à la débâcle de l’armée française, c’était aussi celle du grand état-major qui avait condamné Dreyfus, non?» (Jean GENET, entretien avec Bertrand Poirot-Delpech, réalisé et filmé le 25 janvier 1982, transcription écrite disponible en ligne.

Post-scriptum : merci à celle qui m’a fait découvrir cet entretien de Jean Genet et qui se reconnaîtra dans ces lignes. Cet article lui est dédié.)

Et si toutes nos catégories philosophico-politiques sont bousculées par le fait colonial, alors les mots de Dionys Mascolo prennent aujourd’hui tout le sens. Qu’est-ce que la philosophie occidentale ? Une philosophie conquérante, condamnée par son péché originel qui témoigne d’un indéniable impérialisme de la pensée : «Le prétendu accoucheur, détenteur du savoir et des pouvoirs de la logique, n’extrait jamais d’autrui que ce qu’il y a d’abord introduit par illusionnisme verbal. La prétendue maïeutique enveloppe ainsi une espèce très perverse de volonté de domination, modèle qui n’a pas fini de sévir. Héros exemplaire de tous les cuistres à venir, le Socrate de Platon, infiniment éloigné de “l’échange de pensée entre amis”, de toute espèce de dialogue, en vérité, n’a souci que de faire dire aux autres ce que lui sait depuis toujours, sans donc avoir quant à lui rien à chercher, rien à attendre, rien à découvrir.» Et c’est ainsi que, de système en doctrine, la philosophie européenne devient une scolastique du pouvoir, «se plaçant alors sous le couvert de l’Etre, du pur souci ontologique, pour mieux condamner, elle, le souci anthropologique, lequel ne ferait que mener aux pauvres idées d’émancipation, de progrès, et de là, aux options démocratiques, ou – il n’y a qu’un pas – libertaires, bref : au nihilisme.»

Dois-je, pour finir, préciser que je suis français et blanc pour signer cet article en toute impunité ? Oui, sans doute, si l’on en croit les propos de Brice Hortefeux pour qui « injurier les blancs c’est injurier la communauté nationale ». Cette ultime inconséquence dans les effets juridiques de la philosophie souchienne donne un sens d’autant plus fort au néologisme des Indigènes : la « dignité perdue » qui fait aboyer de rage tant d’autochtones autoproclamés, ils ne la trouveront qu’à condition de cesser un jour d’être des souchiens : «toute pensée demande à être vérifiée par une réalité située hors d’elle, tant qu’elle n’aura pas conçu qu’une pensée entière n’est pas réductible à ce qui est en elle pure pensée, et qu’il lui faut entrer en correspondance avec d’autres pensées parmi celles qui sont dans le monde. Avant cela, elle restera incapable de se libérer de cette intériorité aimée-ennemie, goule tout entière à sa proie attachée, incapable de mépriser ce for intérieur, lieu de l’idylle avec soi-même qui est aussi le lieu de toute bassesse et de toute bêtise, incapable de se dégager de sa séquestration d’origine qui la fait rester comme en enfance, infantilisme intellectuel de l’âge de raison.»

Briser l’idylle avec soi-même, c’est peut-être commencer par devenir traître à sa propre nation. Quand les français blancs deviennent des souchiens, quand le privilège d’être chaque jour favorisés par rapport à nos concitoyens d’autres couleurs est tellement récurrent qu’il en est presque devenu naturel (donc légitime) pour les uns, il ne devrait rester pour les autres que la honte de jouir quotidiennement de privilèges indus. A la fracture raciale créée par les intérêts de tout l’échiquier politique, s’ajoute désormais le prélude d’une rupture sociale entre les blancs qui acceptent de collaborer à cette fracture – les souchiens – et ceux qui refusent toute négociation avec cet ordre postcolonial et raciste. Que ceux-là deviennent traîtres à leur propre «race» : là réside leur émancipation, là réside à terme l’éventualité d’une grandeur nationale. Ecoutons ici le conseil avisé de Mascolo : «le manque d’assurance serait donc un premier critère, tout à fait général, de ce que l’on nomme pensée entière Commençons par perdre un peu de notre confiance en nous. Et nous commencerons alors à voir se dessiner la défaite de la pensée souchienne. Pensée qui n’est pas digne de notre république. A moins – et ce serait largement préférable – que ce soit cette république-là qui ne soit pas digne de nous.

Gilles D’Elia
Publié initialement sur Relectures.

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