Débat

Indigènes de la République, réponses à quelques objections…

L’appel « Nous sommes les indigènes de la République », que nous avons signé suscite des réactions très contrastées.

Si la plus notable est l’enthousiasme avec lequel cet appel est accueilli par un grand nombre de celles et ceux auquel il est destiné, « les personnes issues de l’immigration coloniale », et celles qui entretiennent un rapport critique avec l’héritage colonial républicain (il a reçu plus de 1000 signatures individuelles et associatives en moins de 15 jours), d’autres oscillent entre la manifestation de réserves plus ou moins nettes et la franche hostilité.

C’est pourquoi nous avons souhaité répondre à un certain nombre d’interrogations ou critiques, éclairant ici ou là certains angles morts du texte. Il s’agit moins, toutefois d’un exercice de Défense et illustration du texte de l’appel lui-même, même si nous l’assumons sans ambiguïté, que d’une explication de l’engagement des trois auteurs de ce texte pour les initiatives proposées par cet appel : les Assises de l’anticolonialisme postcolonial, et la Marche des indigènes de la République.

Au texte lui-même, il a parfois été reproché sa violence, son caractère univoque, son manque de nuances. Nous n’en discuterons pas : il ne s’agit ni d’un traité, ni d’un article de revue savante, ni d’un extrait de bavardage amical, ni d’ailleurs d’un manifeste. Il s’agit des grandes lignes d’une réflexion qui reste à approfondir, ainsi que l’expression d’une révolte et d’une volonté. Révolte contre les discriminations dont la République afflige les héritiers malchanceux du système colonial ; volonté de donner plus de force à tous ceux qui collectivement ou individuellement luttent déjà pour une égalité réelle, à tous ceux qui voudraient le faire, et ce en favorisant leur rencontre dans la réflexion critique et dans la rue. Les enjeux de la dynamique soulevée par l’appel supposent peut-être que l’on en rabatte sur quelques menus scrupules exégétiques et autres exigences de modération.

Je suis ostentatoire

1) Pourquoi le constat des discriminations actuelles et la lutte contre ces dernières devraient-ils faire le détour par l’histoire coloniale ? Est-ce bien opératoire ? Par ailleurs n’est-ce pas galvauder le mot colonial et faire injure à la mémoire de ceux qui ont vécu la colonisation que d’établir une comparaison entre la période coloniale et la période actuelle ?

La notion de continuum colonial est de plus en plus souvent et fortement convoquée, tant sur un mode stratégique ou dénonciateur par les acteurs des luttes liées à l’immigration que par les chercheurs travaillant sur l’immigration ou l’histoire coloniale sur un mode assertif ou critique. Ainsi trois des mouvements qui depuis 10 ans ont émergé des luttes autonomes menées autour des torts faits aux immigrés et à leurs descendants ont chacun à leur façon pointé l’héritage colonial de l’Etat français. « Hier, morts pour la France, demain morts pour des papiers ? » : c’était dans les années 1990 l’un des slogans des sans-papiers. Ces derniers en effet ont pu à certains moments enrôler dans leur bataille les tirailleurs sénégalais et la rhétorique nationaliste de l’impôt du sang pour rappeler la France à ses « devoirs » envers les « descendants » des troupes coloniales (1). Si les sans-papiers ont parfois tenté de prendre au mot la logique nationaliste du « mérite » susceptible d’indexer l’obtention de droits au « sang versé » pour l’empire, les jeunes filles visées par loi sur le foulard, ainsi que les acteurs du combat contre leur exclusion ont quant à eux purement et simplement dénoncé durant leur combat une loi coloniale (2). Et pour dénaturaliser la pseudo-évidence de l’équation sub specie aeternitatis dévoilement = émancipation, c’est bien sûr dans la riche histoire coloniale du dévoilement des femmes indigènes que l’on puisât en priorité (3), soit pour rappeler comment il fut mis en scène par les autorités françaises en 1958 à Alger ou encore pratiqué sous la contrainte par les militaires à la fin de la guerre d’Algérie dans le but de réaliser des photos d’identité (4). Autre mouvement à avoir dénoncé les séquelles coloniales de l’Etat français, le MIB (Mouvement Immigration Banlieue) qui fit campagne contre « la justice coloniale » appliquée aux personnes issues de l’immigration, et contre « la gestion coloniale des quartiers ». Sur ce dernier thème, certains historiens de la colonisation n’hésitent d’ailleurs pas à renchérir : « D’une certaine façon, on assiste bien à un retour du cadre idéologique colonial. Celui-ci est notamment perceptible dans la manière de représenter les espaces de l’immigration, comme dans le traitement politique ou social du ‘problème’ des banlieues. Ces banlieues, symbole de toutes les peurs des années 90, sont devenues pour les élites de la République et pour les médias des ‘espaces de non-droit’, des espaces dangereux, fermés sur eux-mêmes, peuplés de ‘bandes’ ou de ‘hordes ethniques’ (comme les ‘bandes de zoulous’ dont parlaient les médias au milieu des années 80), des espaces qui échappent au contrôle de la République, marginalisés, ensauvagés. En cette fin de siècle, ces espaces ne font plus que formellement partie de la France, ils sont envisagés comme des ‘points noirs’ (au nombre de 400 selon l’ancien 1er Ministre Alain Juppé), des ‘cancers’ de la république ou des mondes distincts peuplés de ‘sauvageons’ (JP. Chevènement, 9 mars 1998). Hier le système colonial employait la ségrégation entre colons et colonisés et maîtrisait les soubresauts identitaires ou nationalistes avec la ‘pacification’, aujourd’hui les politiques concernant les zones sensibles tendent à reproduire les mêmes schémas. Cette politique combine la répression, par l’implantation de commissariats, la multiplication des îlotages et l’installation de surveillance vidéo ; l’éducation (les établissements dotés de moyens spécifiques) ; l’intégration (les maisons de quartiers, les jeux de rue, la promotion du sport, etc.) ; et, enfin, la réaffirmation de l’autorité de l’Etat (construction de bâtiments administratifs, voyages officiels ministériels ou présidentiels fortement médiatisés, etc.) Comment ne pas rapprocher ce tableau des descriptions des espaces coloniaux à reconquérir à la fin du XIXe siècle ? Même vocabulaire, même appréhension devant l’inconnu, même volonté, aussi de (re)conquête. Car ce que l’on pourrait désigner comme les nouvelles enclaves coloniales – le missionnaire, l’administrateur, l’enseignant et le militaire -, se retrouvent pratiquement trait pour trait sous la forme de l’agent social (ou de l’éducateur), du représentant de l’Etat (ou du maire), du professeur, du policier (ou du CRS en cas de ‘crise’ ou de ‘pacification’). Il s’agit de ramener cet espace clos, hors de la République, à notre modèle urbain ‘normal’, la ville policée, tout comme les espaces sauvages des colonies devaient être‘civilisés’. Comme on vient de le voir, il s’agit d’opérer un quadrillage (policier, éducatif, soc, administratif, etc) : la réponse à la ‘ghetthoïsation’ progressive des banlieues, c’est d’abord de ‘civiliser’ l’immigré-type. (5) »

Bien entendu ce type de comparaison est loin de faire l’unanimité dans le champ académique, reste esquissé et laisse de toute façon pendants un certain nombre de problèmes méthodologiques sur la nature du rapprochement à établir entre passé colonial et présent. Mais par-delà ces préoccupations académiques légitimes, ce qui nous intéresse ici c’est de pointer, même s’il s’agit encore d’un phénomène très minoritaire, l’émergence d’une articulation entre les travaux sur l’immigration et l’histoire coloniale, ainsi que le début d’une réflexion sur la dimension postcoloniale de la France (6). Bref, il semblerait que ce qui a déjà été entrepris pour les zones anciennement colonisées comme l’Afrique ou l’Inde depuis un certain temps maintenant et en partie par des chercheurs originaires de ces zones : réfléchir à ce dont la situation actuelle a hérité de la colonisation, la France veuille commencer à le faire pour elle-même (7). Le fait d’avoir occupé la position dominante dans un processus de domination n’autorise pas à conclure que seuls les anciens dominés doivent se préoccuper de la nature postcoloniale de leur situation. C’est également de cette situation postcoloniale que les Assises prétendent partir. Une situation que caractérise certes les ruptures induites par les décolonisations, mais également un lourd héritage colonial dans les ex-colonies comme dans leur ex-métropole. Nous n’avons bien sûr jamais prétendu poser une équation entre la situation actuelle et l’expérience coloniale, c’est bien pourquoi si nous parlons des combats anticolonialistes à mener, nous précisons dans l’intitulé même des Assises qu’ils sont à mener en situation postcoloniale. Pistes de recherches, analyses militantes, discours activistes, ressenti des personnes, morceaux de mémoire vive, conjoncture nationale et internationale extrêmement défavorable aux personnes issues de l’immigration… autant d’éléments qui nous poussent à souhaiter d’une part que le débat sur le continuum colonial s’amplifie, et ensuite que les conséquences politiques en soient discutées et tirées collectivement au moins à un double niveau. Primo en mettant en évidence les origines coloniales de la République dans laquelle nous vivons, nous sommes également amenés à interroger les origines indissolublement républicaines et coloniales du racisme français, ainsi que la persistance d’un néo-colonialisme républicain. Secundo postuler qu’il existe une matrice républicaine du racisme français et du néo-colonialisme nous permet d’éviter de s’en tenir à l’énumération morne du disparate des horreurs (il y a des racistes, il y a des flics agressifs, il y a des gens méchants, des ministres imbéciles et des interventions maladroites en politique étrangère…) et à la dilution des cibles politiques. L’historicisation du racisme français en nous ramenant à l’histoire coloniale de la France et spécifiquement à l’histoire de la République coloniale nous permet dans le même temps d’entrapercevoir la possibilité d’une convergence des luttes contre les toutes les manifestations d’un même continuum colonial. Notre démarche consiste à pointer le rapport politique (la République postcoloniale) producteur de toute une série de discriminations que par ailleurs de nombreuses luttes particulières dénoncent (droit au logement, sans papiers, droit de pratiquer sa religion, lutte contre les crimes policiers, pour l’égalité dans le travail, etc.).

2) Comment peut-on oser critiquer la République et l’or de ses attributs, les Lumières, l’universalisme, l’égalité… ? C’est se vouer bien sûr à l’obscurantisme, au particularisme, au communautarisme… et autres maléfiques, et parfois anglo-saxonnes, doctrines.

Il est toujours extrêmement difficile de critiquer la République en France, soit « le modèle français » par excellence, sans mettre en branle toute une série de réflexes de pensées, de dichotomies et de catégories pesantes ayant plus à voir avec les représentations idéales et incantatoires forgées par les doctrinaires de tout poil qu’avec la réalité des pratiques. Pour n’évoquer qu’un seul de ces pièges attendus, critiquant la République, nous ne serions pas « universalistes », nous serions donc par conséquent « communautaristes » puisque nous sommes sommés par la logique un peu courte des débats imposés de nous mouvoir entre ces deux pôles. « Communautaristes » ! Et la République de frissonner face à ce double péril de communautés closes et dangereuses, et d’un modèle anglo-saxon agressif. Peut-être est-ce impossible mais nous ne souhaitons pas prendre notre place dans le grand jeu de la concurrence entre des modèles abstraits. La République dont nous parlons, nous la regardons dans ses œuvres et au ras de ses pratiques, non dans les discours qu’elle tient sur elle-même. Si nous dénonçons avec vigueur certaines œuvres de la République réelle comme la colonisation et la répression, l’exclusion et le racisme, nous ne perdons pas notre temps à évoquer la République rêvée, celle qui définit un monde qui n’a jamais eu d’existence ou si peu, et dont la seule fonction historique aura été de masquer, précisément, la République réelle… Nous ne sommes pas plus les ennemis de la République rêvée que de la Licorne bleue. S’il nous arrive d’en dénoncer l’usage idéologique, nous ne nous posons pas plus en ennemis qu’en partisans de ce que nous analysons simplement comme un mythe.

C’est pourquoi lorsque nous parlons de la République, nous ne parlons pas du républicanisme en général ou en théorie, ni de la République romaine ou florentine, mais d’une incarnation historique précise : le projet indissolublement colonial et républicain de l’Etat français tel qu’il fut élaboré par la IIIe République au moment où l’extension impériale de la France atteint son maximum, et tel que ses échos perdurent encore de nos jours. Un projet qui tout en recyclant des pratiques d’Ancien régime fait rupture parce qu’il accorde une place centrale à l’Etat français dans le processus colonial, ainsi qu’aux discours et technologies que l’Etat produit pour rationaliser et légitimer ce processus (mission civilisatrice, droit colonial…). Les manuels de droit coloniaux républicains insistent sur le « caractère étatique », ainsi que juridique de la colonisation moderne, inaugurée au XIXe siècle : « La colonisation est une affaire d’Etat. Elle relève des gouvernements. Il faut bien comprendre le sens de cette affirmation. Pendant longtemps, la colonisation a été conçue d’une manière différente. Il se peut d’ailleurs que cette intervention de l’Etat soit précédée, préparée, facilitée par des initiatives privées. Ainsi en a-t-il été à l’origine de la formation de nombre de colonies. Mais, aussi longtemps que ces initiatives privées s’exercent seules, aussi longtemps que les gouvernants d’un Etat à civilisation européenne n’interviennent pas pour les guider, les contrôler ou les soutenir, il n’y a pas, à proprement parler, de colonisation (8). » L’investissement de l’Etat dans la colonisation moderne a débouché sur la fabrication d’un droit racialisé qui posait une différence au sein des Français entre les « citoyens français » (les métropolitains ou les personnes issues de métropole) et les « sujets français » aussi nommés « indigènes » (les populations de l’Empire) : « Nul n’ignore que, dans la métropole, tous les nationaux français, sans distinction d’origine, sont citoyens. Sans doute on réserve parfois le nom de citoyens à ceux qui bénéficient de l’électorat politique, c’est-à-dire aux nationaux remplissant certaines conditions d’âge et de sexe. Mais la notion de citoyen doit être entendue dans un sens plus large. (…) Les lois sont faites pour tous les nationaux français, sans distinction de race, d’origine, de religion, de situ soc. (…) La législation est unique et uniforme ; il n’y a pas plieurs catégorie juridiques de Français. Dans la plupart des colonies, on se trouve en présence d’une situation différente. Les nationaux se divisent en deux catégories : les citoyens, dont le statut politique et juridique se rapproche de celui des habitants de la métropole, et les non-citoyens, ou sujets français, dont le statut est assez sensiblement différent. L’existence de cette distinction s’explique assez aisément. S’il est normal de traiter la population d’origine européenne comme la population métropolitaine, il n’en va pas de même pour la population indigène. Celle-ci est très différente de civilisation et de formation. (…) En raison du degré de formation des indigènes et de leur nombre, une surveillance spéciale doit s’exercer sur eux. Il leur faut souvent un régime pénal et même un régime disciplinaire particuliers. Il y a là une nouvelle raison de la distinction des deux statuts. (9) » C’est bien entendu la différence de « civilisation », en bref la différence de mœurs et de coutumes, qui est supposée justifier d’une part la non-citoyenneté des indigènes de la République et d’autre part fonder le principe d’un régime punitif distinct du droit commun (le code de l’indigénat). Ainsi l’hétérogénéité « civilisationnelle » des indigènes justifie les discriminations et l’existence d’une nationalité à double vitesse. Et c’est l’assimilation, soit en fait l’adoption des mœurs, coutumes et normes (supposées uniformes) de la métropole, qui conditionne en grande partie l’accès aux droits civiques et politiques, ainsi qu’à l’égalité de traitement en matière pénale (10). Le racisme juridique et étatique qui accompagne la formation de la IIIe République persiste peu ou prou jusqu’aux décolonisations, il constitue l’une des conditions de possibilité de l’imaginaire raciste français et n’est sans doute pas sans effet sur la situation actuelle.La question mérite à tout le moins d’être posée et examinée d’un point de vue politique.

3) Vous victimisez les colonisés, alors qu’eux aussi savent être des salauds. La preuve : la catastrophe des régimes post-indépendance. Vous diabolisez, dressez un tableau en noir et blanc d’une France collabo et d'(ex)-colonisés victimes. Vous figez les identités dans un face-à-face binaire.

Pour pallier le reproche de victimisation, faut-il vraiment montrer patte blanche et reconnaître un certain nombre de préalables qu’il ne nous semblait pas indispensable de faire figurer dans un appel à des assises se déroulant en France ? S’il s’agit de reconnaître la nullité dramatique de certains régimes post-indépendance, nullité qu’il convient néanmoins aussi de mettre en rapport avec les effets du legs colonial français, d’accord. Par parenthèse la critique de ces régimes est souvent assumée, non sans difficultés bien sûr, par les personnes qui vivent ou ont vécu sous ces régimes. Si plus généralement il s’agit aussi de reconnaître la complexité du phénomène colonial qui n’est pas exclusivement constitué d’un face-à-face entre des colons blancs et coupables et des victimes noires, cela est certain. Que des chefs arabes et africains d’ailleurs aient participé à la traite, oui. Que les tirailleurs sénégalais et les troupes coloniales ne se soient pas contentés de tirer sur les « ennemis de la France » en 1870 et pendant les deux guerres mondiales et qu’ils aient aussi servi à conquérir de nouvelles colonies, ainsi qu’à faire du maintien de l’ordre dans l’empire, c’est vrai. Qu’aient existé des élites indigènes et des Beni oui oui qui s’accommodèrent plutôt bien du système colonial et relayèrent sa domination, certes. Qu’il existe également des classes sociales dans les sociétés indigènes, et par conséquent un cœur de la domination coloniale en l’espèce du « subalterne », dominé doublement par les élites coloniales et par les bourgeoisies indigènes, puis ensuite par les élites nationalistes, d’accord. Qu’il y ait eu aussi à travers et parfois par-delà domination et coercition, des productions et des luttes communes, des amours, des amitiés, des mariages mixtes et des métis… oui. Et oui encore, c’est Emilie Busquant, compagne de Messali Hadj et fille d’un mineur anarcho-syndicaliste qui confectionna pour la première fois à Paris le drapeau national algérien…

En même temps, il est assez curieux que le principal argument invoqué pour montrer que les ex-colonisés ne sont pas seulement des victimes soit l’échec des régimes issus de l’indépendance. S’il convient d’évoquer ces dictatures, c’est bien plutôt pour dénoncer le soutien que la République française ne leur a jamais ménagé. Pourquoi être renvoyé hors de France lorsqu’on appelle à une réflexion ainsi qu’à la constitution d’un mouvement autour de la question de la décolonisation de la République française ? Et là c’est à nous de renverser le soupçon ou du moins de s’interroger sur ce que pourrait signifier ce déplacement. Signifierait-il que ces régimes issus de la décolonisation furent si catastrophiques que finalement l’Etat français est immunisé contre toute critique, ou mieux qu’il ne fut pas si terrible le bon vieux temps des colonies. Se faisant l’écho d’un phénomène qui déborde le seul champ historique, des historiens de l’Inde coloniale ont peut-être raison de s’inquiéter « d’une récente vague de nostalgie impériale, allant de pair avec un millénarisme marchand, qui a donné une nouvelle vie au mythe selon lequel les empires coloniaux européens du XIXe et du XXe siècles auraient incarné des structures plutôt bénéfiques. Ainsi certains historiens répètent à l’envi que, dans sa grande magnanimité, l’Empire britannique a apporté la ‘modernité’ aux barbares, et que nous devrions lui en être reconnaissants. (11) » Pourquoi par ailleurs renvoyer un appel qui pointe les problèmes bien français vécus par des personnes vivant sur le sol français à ce qui se vit dans des pays étrangers ? Ce procédé n’a pas cessé d’être utilisé dans ce qu’on appelle communément « l’affaire du foulard », puisque dans cette affaire française impliquant des jeunes filles et des jeunes femmes le plus souvent françaises, l’Algérie ou encore l’Iran n’ont cessé d’être convoqués. Pourquoi parler du voile en citant les exemples de pays étrangers à des françaises qui n’ont souvent jamais mis les pieds dans ces pays et n’en parlent pas la langue… ? Pour les convier une nouvelle fois à l’idée qu’elles ne sont pas complètement françaises sans doute.

4) En distinguant entre initiateurs et soutiens, vous reprenez un mode d’agencement binaire et manichéen du type les « victimes et leurs ami(e)s », déjà difficilement justifiable au moment des décolonisations mais assurément périmé. Comment se reconnaître dans cet appel sans être « issu des anciennes colonies » et autrement que sur le mode de la culpabilité ou à titre de force d’appoint ? Et d’abord de quel « nous » parlez-vous ?

Rapidement et pour éviter tout malentendu la distinction entre initiateurs et soutiens ne renvoie qu’à une simple question de division du travail, et ne constitue en aucun cas à la reprise des catégories en vigueur à l’époque des combats pour la décolonisation. Les initiateurs désignent concrètement les personnes qui se sont réunies régulièrement pour préparer ces assises. Et d’ailleurs parmi les initiateurs certains ne sont pas « issus » des anciennes colonies, tout comme parmi les soutiens beaucoup en sont issus.

Mais pour répondre plus précisément encore à la question des agencements qui sous-tendent le « nous » employé, disons qu’il y a de nombreuses façons, plus ou moins vives bien sûr, d’être touché par les persistances coloniales républicaines et de pouvoir se dire « descendants d’indigènes » :
Il y a d’abord celles et ceux qui sont touchés en première personne et de plein fouet. Celles et ceux qui sont constamment ramenés à leurs « origines » en raison de leur nom, de leur sale gueule, de leur histoire sociale ou de leur nationalité… Celles et ceux qui sont effectivement issus des anciennes colonies avec une mention spéciale pour les plus précaires d’entre eux.
Mais il y a aussi tous ceux, en théorie tout le monde, qui vivent avec eux selon toute la gamme des affects et des situations : ami(e)s, amant(e)s, épouses, maris, voisin(e)s, collègues, passant(e)s…Ceux encore qui réagissent mal à la brutalité d’un contrôle au faciès. Ceux qui parce qu’ils habitent eux aussi dans des quartiers dits « sensibles » sont contrôlés plus souvent et plus mal que de coutume. Ceux qui dans la communauté scolaire refusent l’exclusion de jeunes filles ou de jeunes garçons pour le motif qu’ils portent voile ou turban. Ceux qui dans la communauté hospitalière auront bientôt à se prononcer sur l’exclusion d’un personnel soignant voilé, et sur le libre choix de son médecin. Ceux qui dans un aéroport ou un avion réagissent à une expulsion…
Enfin il existe un certain nombre de réverbérations métropolitaines de l’expérience coloniale qui touchent à de nombreux domaines et qui ont indigénisé des pans entiers du modèle républicain : « Il ne faut jamais oublier que la colonisation, avec ses techniques et ses armes politiques et juridiques, a bien sûr transporté des modèles européens sur d’autres continents, mais qu’elle a eu aussi de nombreux effets de retour sur les mécanismes de pouvoir en Occident, sur les appareils, institutions et techniques de pouvoir. Il y a eu toute une série de modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que l’Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une colonisation, un colonialisme interne. (12) » On peut bien sûr penser aux techniques répressives employées à l’encontre du prolétariat français, ce sont par exemple les militaires formés sur le terrain algérien, le maréchal Bugeaud en tête qui matèrent les journées de juin 1848 et imposèrent leur vue concernant la guérilla urbaine (13). On peut encore penser à l’expérience de l’exclusion des droits civiques et politiques qui fut commune aux « indigènes » de l’empire français et aux femmes françaises ; puisque les uns comme lesautrestout en étantdenationalité française ne furent exclus de la citoyenneté jusqu’en 1944. On peut évoquer enfin ce que l’école de Jules Ferry et le devoir de dresser les « fils d’ouvriers et de paysans » afin qu’ils ne tombent pas dans « l’idéal socialiste ou communiste » a pu emprunté à l’idéologie de la « mission civilisatrice ».

Ainsi de même qu’il y a plein de bonnes raisons de participer à une manifestation de défense de l’avortement sans être une femme ou sans être une femme qui a avorté, de même qu’il y a plein de bonnes raisons de participer à une gaypride sans avoir de pratiques homosexuelles, de même qu’on peut participer à un mouvement de précaires sans l’être (ou du moins pas encore) ou à une manif de sans-papiers tout en ayant sa carte d’identité dans la poche, il n’est pas besoin de brandir son arbre généalogique pour participer à un mouvement des « indigènes de la République ». L’usage expansif de la 1ère personne du pluriel depuis les années 70 dans les luttes pour l’émancipation a fait émerger des sujets politiques complexes dont nous ne comprenons pas pourquoi les « indigènes » seraient exclus.

5) Vous excluez la question sociale, or pour penser l’action commune il faudrait précisément revenir à la question sociale plutôt que de l’ethniciser ?

D’une part, il faut bien constater que les problèmes liés au racisme ne se résorbent pas entièrement dans la question sociale. L’on peut souffrir du racisme en France, et même du racisme d’Etat sans appartenir aux classes les plus pauvres, ainsi que l’atteste l’exemple récent des jeunes filles voilées et exclues de leurs établissements. Sans se prononcer sur les situations sociales de ces jeunes filles, globalement modestes d’ailleurs, l’injonction à l’invisibilité que manifeste la loi qui les exclue de l’école constitue en soi un problème que le « traitement social » du racisme semble insuffisant à appréhender. Par ailleurs et surtout plutôt que de vouloir faire passer à la trappe la question raciale au motif qu’elle fâche ou qu’elle divise, il conviendrait plutôt de se demander pourquoi les pourtours de la question sociale épousent si souvent et si bien ceux de la communauté issue de l’immigration. 40 % de cette communauté est au chômage (contre 10 % qui est la moyenne générale), et ceux de ses membres qui obtiennent un travail restent le plus souvent dans les positions les plus subalternes. C’est au sein de cette communauté que les médias, les experts et souvent les prisons recrutent les nouvelles « classes dangereuses »… Plutôt que de botter en touche, nous préférons reprendre le questionnement initié par Abdelmalek Sayad dans un texte posthume, « L’immigration en France, une pauvreté ‘exotique’ » (14). Dans ce texte Sayad tout en reconnaissant la matrice commune de la pauvreté des nationaux et de celle des immigrés – être perçue dans les pays riches comme un échec du système et donc comme quelque chose d’extérieur -, notait aussi la spécificité de la pauvreté immigrée. Une pauvreté doublement incongrue puisqu’à la fois extérieur au système et provenant de l’étranger. De cette spécificité de la pauvreté immigrée tirait toute une série d’interrogations qui nous semblent toujours d’actualité. « Dans quelles conditions et sous quelle forme, l’immigration est-elle synonyme de pauvreté ? Quel traitement social cette ‘autre’ pauvreté peut-elle recevoir et quels traitements a-t-elle reçus au fur et à mesure des transformations qu’a connues l’immigration (et, ici, l’immigration algérienne) en France ? Quel effet a-t-elle pu avoir sur la pauvreté ‘nationale’ et en quels termes parlait-on et parle-t-on encore, de l’une et de l’autre ? » Bref loin d’évacuer la question sociale, nous nous demandons plutôt pourquoi ladite question sociale touche de plein fouet les personnes issues de l’immigration. Reconnaître que les personnes issues de l’immigration constituent bien souvent la première cible du précariat généralisé ou du tout sécuritaire par exemple n’exclue bien sûr pas la convergence avec ceux qui luttent sur ces mêmes terrains. Nous n’avons jamais voulu isoler le combat des post-colonisés des luttes contre les autres formes de domination. Les différentes modalités de domination s’imbriquent, se supportent, se confondent souvent, et impliquent donc aussi, mais pas seulement, des combats communs.

6) Vous nous considérez comme de la « gangrène »…

Un certain nombre de critiques portent sur l’affirmation polémique de l’appel suivant laquelle : « Une frange active du monde intellectuel, politique et médiatique français, tournant le dos aux combats progressistes dont elle se prévaut, se transforme en agents de la « pensée » bushienne (…). Déjà, elle est parvenue à imposer sa rhétorique au sein même des forces progressistes, comme une gangrène »

D’une manière assez surprenante, un certain nombre de lecteurs et de lectrices de l’appel, se considérant pourtant ‘de gauche’, ‘progressistes’, ‘anti-racistes’, etc., se sont reconnu-e-s dans cette description. Notre première réflexion serait de répéter l’adage suivant lequel « qui se sent morveux, qu’il se mouche ». Et peut-être que le nombre de celles et ceux qui se reconnaissent dans une formule qui visait expressément les réactionnaires new-style du Nouvel Obs, les Taguieff, Finkelkraut ou Gallo, est-il l’indice de ce que la « gangrène » évoquée dans l’appel s’étend plus qu’on ne l’aurait cru, ce qui renforce l’urgence de sa dénonciation.

A y bien réfléchir, on reste toutefois surpris : ainsi, ceux-là même qui rechignent à s’identifier aux « indigènes de la République » n’hésitent pas une seconde à s’identifier à la « gangrène des forces progressistes ». Nous ne chercherons pas à expliquer à ceux-là qu’ils se trompent : ils ont choisi leur camp. Mais il nous semble utile de souligner leur exemple à l’attention de celles et ceux qui s’interrogent sur la pertinence de l’analyse proposée dans l’appel : ils en sont en effet bonne illustration des désastres de l’idéologie coloniale persistante…

7) Vous êtes communautaristes.

En employant le terme d’« indigène », une catégorie juridico-administrative stigmatisante produite par la République pour désigner l’ensemble des populations colonisées de son empire, ainsi que leur assujettissement, nous ne revendiquons pas d’autre communauté que celle qui subit, reconnaît et critique activement l’intériorisation de certaines normes coloniales par le pays dans lequel nous vivons. Cela dit, c’est plus pour ce qu’il sous entend que pour ce qu’il énonce expressément que le grief de « communautarisme » nous choque. Et plutôt que de répondre à ce grief, nous entendons le critiquer. De quoi parle-t-on, dans le débat français, lorsque l’on parle de « communautarisme » ? Concrètement, dans la plupart des cas, il y a « communautarisme » dès que plus de trois arabes se retrouvent ensemble. Dans une version plus élaborée, il y a « communautarisme » lorsque des arabes s’organisent pour agir ensemble. Il est rare qu’on stigmatise comme « communautaristes » les associations locales de portugais ou d’auvergnats. On pourrait s’interroger sur les raisons qui poussent certains, se réclamant généralement avec insistance de la « République », à dénoncer un « communautarisme » largement fantasmatique en tant que courant d’opinion ou que position politique. Force est de le constater : il s’agit toujours de dédouaner la société elle-même de la communautarisation qui résulte objectivement de son fonctionnement – et singulièrement des exclusions sociales diverses dont sont victimes celles et ceux à qui on reprochera de « choisir » des solutions communautaires. Conscience du ghetto, culture du ghetto, fierté du ghetto seraient impensables sans l’existence préalable du ghetto.

En quoi l’appel « Nous sommes les indigènes de la République… » serait-il « communautariste » ? Par la quantité de ses signatures à consonance arabe ? Trouve-t-on dans son texte même une volonté que les « indigènes » se retrouvent « entre eux » ? Non, et c’est même le contraire qui est vrai. Les discriminations y sont dénoncées, et la solidarité de toutes et tous, quelles que soient leurs origines réelles, est affirmée et demandée.

Mais pour caractériser l’appel de « communautariste », un autre argument revient périodiquement : « votre appel est signé par Tariq Ramadan ». Il est pittoresque de voir juger un texte par le fait que, parmi ses 1200 signataires, on en trouve un qu’on n’aime pas… une approche objective de la question conduirait à noter que l’adhésion de Tariq Ramadan à une initiative aussi totalement séculière, plutôt que de marquer l’appel comme « communautariste », marquerait plutôt Ramadan comme ne l’étant pas… Il est également ici ou là insinué que l’appel émanerait « de proches de Tariq Ramadan ». Ce n’est certes pas injurieux ni diffamatoire, et ce n’est même pas totalement inexact ; c’est simplement partiel, puisque s’il y a bien parmi les initiateurs des « proches de Tariq Ramadan » – comme le Collectif des Musulmans de France – ils ne sont qu’une composante parmi d’autres des structures ou personnes qui ont pris l’initiative de cette démarche politique. En fait, ce reproche émane de personnes dont on voit mal comment, indépendamment de cette signature, elles pourraient approuver la démarche anticolonialiste qui anime l’appel puisque cette démarche est inverse à celle qui anime la campagne de lynchage dont Ramadan est l’objet : à y regarder de près, le principal reproche ayant quelque fondement qui lui ait été fait est d’être un musulman s’assumant comme tel. Les mêmes que ne gêne pas la signature (sur d’autres textes…) d’Elie Wiesel ou de l’Abbé Pierre devraient y réfléchir à deux fois. Celles et ceux qui nous reprochent d’accepter la signature de Tariq Ramadan pourraient se demander plutôt pour quelles raisons il est devenu une des cibles et des prétextes de l’offensive « anti-intégriste », alors qu’il représente un courant de l’islam politique comme un autre. Sans doute la raison en est-elle que « l’intégrisme » (épouvantail dont l’appel souligne à juste titre que, comme l’islamisme, il est plus souvent dénoncé que défini…) n’est qu’un prétexte, et que derrière lui, c’est en fait l’islam – et les musulmans, c’est-à-dire en France, et pour l’essentiel des « indigènes de la République » – que l’on vise.

S’il fallait à tout prix trouver un fondement rationnel à l’accusation de « communautarisme » dont nous faisons l’objet, ce serait en remarquant que nous refusons le thème de l’intégration/assimilation. L’objectif du « vivre-ensemble » ne nous semble pas devoir passer par la normalisation de chacune et de chacun. Nous refusons le modèle de la République de Procuste, le modèle du carcan dans lequel tout le monde doit être pareil (sous-entendu : pareil que la « communauté » majoritaire) pour avoir droit à l’existence. La revendication d’égalité, pour nous essentielle, ne passe pas par l’uniformité. En définitive s’il y a bien un « repli identitaire » qui mérite, dans la France d’aujourd’hui, d’être combattu, c’est celui qui concerne une fantasmatique « identité française ». Le reproche récurrent fait aux descendants de colonisés de ne pas « s’intégrer » est en définitive celui de n’avoir pas, comme tout le monde, des ancêtres gaulois. Le véritable « communautarisme » est le communautarisme majoritaire, franco-français, qui se construit autour de cette identité. Il est le résultat de la circonspection et de la peur de celles et ceux qui n’acceptent pas volontiers que le monde – et singulièrement leur pays – ne ressemble pas, ou plus à ce qu’on leur avait annoncé. La présence de millions de descendants de colonisés en France, la nationalité française irrémédiable de la plupart d’entre eux, tout cela n’entrait pas dans les prévisions des « vrais » Français, autochtones, catholiques, et blancs. Et ce sont eux qui se referment sur ce que l’on doit bien appeler le « communautarisme gaulois », autour du mythe des « français de souche » – et de ceux qui acceptent de faire semblant d’en être. Ce qu’ils appellent l’intégration est la croyance que devraient acquérir les descendants de colonisés qu’eux aussi, ont des ancêtres gaulois. Ils veulent bien que l’on ait tous les droits du monde à condition d’être comme eux. Les contrôles au faciès cesseront d’eux-mêmes quand les colonisés accepteront de changer de faciès. « Un peu de bonne volonté, que Diable ! » C’est ce que nous refusons. A ceux qui nous disent : « Vous avez tous les droits à condition d’être comme nous », nous répondons que nous nous passerons de leur autorisation, et que nous nous battrons à la fois pour le droit à l’existence de tous, et le droit à l’égalité de chacune et de chacun.

8) Vous êtes des « islamistes », des « populistes islamistes » ou mieux des islamistes qui auraient parfaitement intégré la rhétorique gauchiste…

Comme en contrepoint de l’accusation de « communautarisme », et comme en complément du reproche d’avoir « accepté » la signature de Tariq Ramadan, un certain nombre de personnes ont crû pouvoir caractériser l’appel « Nous sommes les indigènes de la République » d’« islamiste » ! Aucune exégèse du texte lui-même ne permet de comprendre cette caractérisation, et il nous faut une fois de plus chercher d’où ses tenants tirent ce grief.

Une première approche conduirait à dire qu’ « islamistes » et « communautaristes » seraient des mots quasi synonymes. Dans leur usage, ils le sont en effet bien souvent. Le fait que de nombreux arabes aient signé le texte permettrait ainsi à la fois de le caractériser comme communautariste et comme islamiste. Un regard plus poussé fait voir parmi les initiateurs des personnalités et organisations se réclamant expressément de la religion musulmane. Or, dans un certain discours, « musulman » = « intégriste » – sauf à montrer expressément « patte blanche ». Il y a les musulmans « modérés », qui ne font pas plus de quatre prières par jour, ne boivent d’alcool que rarement, et évitent de manger en public pendant le mois de Ramadan, et il y a les autres, non « modérés », c’est-à-dire islamistes, intégristes, etc. Ceux là refusent obstinément de manger du jambon, se rendent dans des mosquées (quelle horreur !), et certaines des femmes de cette catégorie vont jusqu’à porter un foulard qui cache leur chevelure. Ainsi, parce que le Collectif des Musulmans de France ou le site internet Oumma.com figureraient parmi les initiateurs de l’appel, celui-ci serait entaché d’intégrisme, et peu importe qu’on trouve également parmi les initiatrices et initiateurs des « non-musulmans » bien connus (quelles que soient leurs origines effectives). Ces mêmes non-musulmans voient mal comment faire de la politique à la 1ère personne du pluriel sur la question de l’immigration postcoloniale sans faire de la politique aussi avec des musulmans car c’est un fait une partie conséquente de cette immigration se déclare « musulmane ». Il faudra donc bien soit accepter de faire de la politique avec entre autres des musulmans, soit comme de coutume décider de confisquer leur parole ou mieux de parler à leur place. Nous défendons le projet des Assises parce qu’il donne la parole aux premiers concernés et parce qu’il rompt avec la logique des porte-paroles bien comme il faut, philanthropes et surtout non musulmans. C’est sans doute cela que d’aucuns qualifient d’islamo-gauchisme.

Le texte lui-même ne met aucune problématique « musulmane » (a fortiori intégriste) en son centre. Cela n’a pas empêché certain de le voir « centré » sur la question de la loi anti-foulard. Pourtant, si la phrase unique consacrée à cette loi était supprimée du texte, cela n’en modifierait pas l’économie. Une fois de plus, la question du « foulard » sert ainsi de révélateur de positions qui vont bien au-delà dudit « foulard » lui-même. Sur la loi anti-foulard, le texte dit quatre choses : que la loi est discriminatoire, qu’elle est raciste, qu’elle est sexiste, et qu’elle est une loi d’exception avec des relents coloniaux. Chacun de ces quatre points nous semble parfaitement justifié, et mérite à tout le moins d’être discuté plutôt que d’être rejeté sans examen.
La loi est d’abord raciste, et il est étonnant qu’on en discute, dans la mesure où les seules victimes de la loi, ou peu s’en faut, sont des personnes ayant plus d’origines qu’il n’est bienséant. Par ailleurs – les interventions prononcées à l’Assemblée Nationale sont à cet égard extrêmement éclairantes – l’ensemble du débat dénote ce racisme. On y a évoqué « l’insolence des immigrés arabo-musulmans de la troisième génération », le « faible enracinement » de « nos compatriotes musulmans », ou le fait que pour ces « français à part entière », « certaines de nos valeurs paraissent inaccessibles ». Ce ne sont bien sûr là que les propos d’une partie des partisans de la loi : plus précisément, ce ceux qui l’ont faite ; mais ils sont révélateurs d’une ambiance bien particulière, et il n’y a pas à s’étonner que les auteurs de propos racistes à propos d’une loi en préparation adoptent en fin de compte une loi raciste. Au demeurant, rares sont les conversations de plus d’un quart d’heure au terme desquelles les partisans de la loi anti-foulard continuent à justifier les exclusions sans lâcher une formule du genre « ici, en France… », ou « chez nous… », etc. L’affirmation (communautariste s’il en est) suivant laquelle « la laïcité » serait une spécialité 100% française, voire l’essence de la « francité » n’est d’ailleurs pas très éloignée d’un certain racisme… Raciste dans sa conception, la loi l’est aussi dans son effet discriminatoire : seules les jeunes filles musulmanes (et les garçons sikhs : 3 ont été exclus de leur lycée…) sont concernées par la loi ; une jeune fille catholique, par exemple, ou sans religion aucune, peut parfaitement se présenter au lycée avec un hijab sur la tête : dès lors qu’elle ne manifeste pas ainsi, ostensiblement, ses convictions religieuses, il n‚y a pas de problème… autrement dit, l’interdiction du « foulard » s’applique seulement aux filles pour lesquelles il présente une importance existentielle. Les autres peuvent le porter sans violer la loi. Destiné à s’appliquer seulement à certaines lycéennes – les musulmanes pratiquantes, le plus souvent issue de l’immigration (post)coloniale – la loi est bien, au sens strict, l’expression d’un racisme discriminatoire.
La loi est également à l’évidence sexiste : comment ne pas qualifier de telle une loi qui, par hypothèse, aura pour seules victimes des filles et jeunes femmes ? Ce sont celles-là mêmes qu’on prétend protéger‚ qui sont exclues du système scolaire, à cause d’un effet vestimentaire qu’elles ne portent que parce qu’elles sont des femmes, un « marqueur de l’identité sexuée », ce que certains d’ailleurs lui reprochent. On est donc bien en plein sexisme. On doit ajouter à ces remarques que le refus d’entendre les premières concernées relève aussi d’un paternalisme bien sexiste. On se refuse à admettre que des femmes puissent, de leur propre initiative et par leur propre choix, décider de porter un foulard ; on manifeste ainsi le plus grand mépris pour leur libre arbitre ; on leur explique comment elles doivent s’émanciper, comme si – femmes, arabes, musulmanes – elles étaient par hypothèse incapables d’en décider elles-mêmes.
Quant aux « relents coloniaux » de cette loi d’exception, on a pu les sentir dans tout ce qui précède. La « norme » française dominante est jugée par définition supérieure à tout comportement qui s’extrait de cette norme. Les professeurs se chargent d’émanciper les élèves en les dévoilant comme, en les dévoilant, les parachutistes émancipaient les femmes d’Alger en 1958. Le refus d’entendre la voix des filles concernées est – outre une manifestation de la superbe d’enseignants cherchant à se rassurer quant à leur autorité – un exemple assez typique de la superbe colonialiste qui sait mieux que les « sauvages » musulmanes ce qui est bien pour elles.

9) Les Assises veulent engager un travail de mémoire et risque ainsi d’enfermer les luttes présentes dans une rumination stérile. Pourquoi valoriser le massacre de Sétif au détriment des autres ?

Parce que l’Appel aux assises de l’anticolonialisme postcolonial prend pour point de départ le continuum colonial, certains ont voulu le cantonner à un travail de mémoire et à une volonté commémorative. C’est une interprétation fausse. Tout l’enjeu des Assises consiste à ne pas disjoindre la reconnaissance des crimes du passé de celle des injustices du présent. Il y a effectivement des combats de mémoire à mener, nombreux, dans le champ savant, dans les manuels scolaires, dans l’espace public… et l’état actuel du rapport de force mémoriel n’est pas tel qu’il ne faille pas encourager tous les efforts pour rendre à l’histoire coloniale et à l’histoire de l’immigration leur place dans l’histoire de France. Il y a par ailleurs des revendications multiples de justice ici et maintenant qui n’ont pas attendu les assises pour être formulées. Des représentants de ceux qui luttent contre l’oubli et de ceux qui luttent aujourd’hui pour plus d’égalité seront bien sûr présents aux assises. Mais ce que nous tenterons collectivement d’éviter c’est le catalogue disparate des injustices de jadis et de maintenant et ce que nous rechercherons c’est à comprendre le lien des unes et des autres avec le fonctionnement pérenne de la République. Ce qui du passé n’est que passé ne nous intéresse pas, notre objectif est politique et non mémoriel en ce sens. C’est bien pourquoi le choix du 8 Mai 2005 pour organiser la « Marche des Indigènes de la République » tient peu au fait que 60 ans plus tôt l’armée ainsi que les pouvoirs civils français aient massacré précisément à Sétif et Guelma. Les représentants de l’Etat français après tout ont massacré dans tout l’Empire et pendant toute la période coloniale ; la même année que Sétif et Guelma des syndicalistes camerounais étaient tués en masse, et 2 ans plus tard Madagascar était le théâtre d’une énorme boucherie… Ce qui nous intéresse dans la date du 8 mai 2005 c’est que 60 ans plus tôt le jour même où la France célébrait la capitulation de l’Allemagne nazie, elle massacrait aux colonies. Notre ambition n’est pas de commémorer Sétif comme tel, mais de mettre en évidence la concomitance du rétablissement républicain et du massacre colonial, afin de montrer que l’état d’exception colonial n’est pas un épisode marginal ou un à-côté maladroit dans l’histoire du régime républicain français, mais un phénomène structurel. Bref il s’agit plutôt à partir de la commémoration de la libération du territoire français et de son lot de discours sur le rétablissement de « l’état de droit » d’ouvrir un espace polémique. Nous n’avons rien contre la mémoire à condition toutefois qu’elle ne serve pas à momifier le passé et à rejeter dans l’oubli ses effets pérennes. Nous ne nous laisserons pas enfermer dans des musées, ça ne sont pas des plaques commémoratives que nous voulons, mais une rupture de fait ici et maintenant avec certaines pratiques de la République.

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(1) Cf. Gregory Mann, « Des tirailleurs sénégalais aux sans-papiers », in Patrick Weil et Stéphane Dufoix (dir), L’esclavage, la colonisation et après…, Puf, 2005.

(2) C’est ce qui ressort de façon très nette des entretiens filmés par Jérôme Host dans « Un racisme à peine voilé ».

(3) Les deux épisodes qui suivent sont évoqués l’un par Houria Bouteldja du Collectif féministe « les Blédardes » dans un texte mis en ligne sur le site toutesegaux. Net, « De la cérémonie du dévoilement à Alger (1958) à Ni Putes Ni Soumises : l’instrumentalisation coloniale et néo-coloniale de la cause des femmes » et l’autre par Nacira Guénif-Souilamas et Eric Macé dans « Les féministes et le garçon arabe », L’aube, 2004.

(4) On peut rappeler ici le témoignage de Marc Garanger qui fut photographe dans l’armée française à cette époque :  » J’ai ainsi photographié près de 2000 personnes, en grande majorité des femmes, à la cadence de 200 par jour. Dans chaque village, les populations étaient convoquées par le chef de poste. C’est le visage des femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se dévoiler et de se laisser photographier. Elles devaient s’asseoir sur un tabouret, en plein air, devant le mur blanc d’une mechta. J’ai reçu leur regard à bout portant, premier terrain de leur protestation muette, violente. » In Femmes algériennes 1960, Contrejour, 1982.

(5) Cf. Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, « L’invention de l’indigène : entre imaginaire collectif et pensée républicaine » in Passerelles, 16, Thionville, printemps 1998.

(6) A titre d’exemple parmi des travaux récents on pourra citer le n°53 de la revue Genèses paru en décembre 2003 « Sujets d’Empire », ainsi que l’ouvrage collectif de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, 2003. Il convient aussi d’indiquer que par le passé certains travaux pionniers comme ceux par exemple d’Abdelmalek Sayad ou d’Etienne Balibar ont fourni sur des modes très différents des éléments pour penser l’articulation entre colonisation et immigration, sans toutefois que cette problématique parvienne pleinement à s’imposer dans le champ académique.

(7) Il est toujours étonnant de constater l’avance prise par les historiens indiens et africains s’agissant de la thématique postcoloniale. La réflexion sur la façon dont les régimes issus de la décolonisation et des mouvements nationalistes ont repris à leur compte une partie du projet de l’Etat colonial est en cours depuis les années 1980, une réflexion certes aiguisée par la déception suscitée par ces régimes, mais aussi peut-être par un esprit critique qui sur ce point trouve plus difficilement à s’exercer en France. Sur les travaux si peu traduits en français et abordant la situation postcoloniale en Inde et en Afrique, voir par exemple Mamadou Diouf, L’historiographie indienne en débat. Colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales, Karthala, 1999.

(8) Cf. Louis Rolland et Pierre Lampué, Précis de législation coloniale (Colonies, Algérie, Protectorats, Pays sous mandat), Dalloz, 1931.

(9) Ibid, p. 199.

(10) Sur ce point, voir par exemple Emmanuelle Saada, « La République des indigènes », in Vincent Duclert, Christophe Prochasson (dir), Dictionnaire critique de la République, Flammarion, 2002.

(11) Voir l’introduction de Sanjay Subrahmanyam, in Velcheru Narayana Rao, David Schulman et Sanjay Subrahmanyam, Textures du temps. Ecrire l’histoire en Inde, Seuil, 2004.

(12) Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Seuil Gallimard, p. 89.

(13) Maréchal Bugeaud, La Guerre des rues et des maisons, Jean-Paul Rocher éditeur, 1997.

(14) Cf. Mémoires algériennes, Coordination, Aïssa Kadri et Gérard Prévost, Syllepses, 2004.

24 février 2005

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