Bouquin

Guadeloupe : faire face à l’Histoire

« Les époques de révolution sont des temps propices. On peut interroger l’histoire, inventorier nos connaissances, critiquer l’historiographie. Combien de massacres d’autochtones, de tueries de Nègres esclaves, hommes et femmes, d’exécutions de « nouveaux libres » pour les contraindre à adopter le moule du système colonial/assimilateur… ? La colonisation de la Guadeloupe a été un crime impardonnable que nulle contrition publique, nulle réparation ne parviendront à effacer.

En 1848, nous dit-on, la liberté a été octroyée. Une liberté aurait impliqué pour nos ancêtres esclaves la réappropriation de leur identité, de leur force de travail et de leur indépendance. Or, ils ont été libérés sous le chapiteau de la colonisation/dépendance, avec les entraves invisibles du parfait colonisé et, baïonnettes aux reins, les obligeant à se métamorphoser en citoyens forcés d’un Etat situé à 8 000 km qui les avait si longtemps asservis, humiliés, déshumanisés, dégradés, anéantis par la « mort sociale ». (…)

Une obsession quotidienne que je voudrais exprimer brièvement. La population de la Guadeloupe a été particulièrement violentée, non seulement pendant l’époque du système esclavagiste, mais également après la destruction de l’esclavage, en 1848. Une période de mise au pas, de contrôle, a succédé au système esclavagiste. Une colonisation à la française a organisé l’oubli et a contraint une population à entrer dans le moule. Le dernier stade de cette politique assimilationniste est atteint en 1945-1946 avec l’élaboration et le vote de la loi du 19 mars 1946 qui transforme les quatre colonies – Guadeloupe, Guyane, Martinique, La Réunion – en départements français. (…) Comment expliquer aux politiciens ces résistances, ces troubles, ces soucis, ces traumatismes qui tourmentent les individus ? Des élus, députés, sénateurs, qui apparaissent finalement comme des politiciens compatibles avec les visées assimilationnistes imposées à la colonie par l’Etat français. (…)

A tous ces élus, dirigeants, cadres, militants, responsables d’associations, je n’ai qu’un mot à dire : Attention ! Attention ! Population marginalisée, cherchant désespérément à survivre. Population traumatisée, population meurtrie par les brûlures de l’histoire ! (…) Aucune enquête n’a jusqu’à ce jour évalué les troubles physiques, sociaux, psycho-traumatiques et psycho-affectifs provoqués par la colonisation. On ne peut que conjecturer le rôle joué par l’humour, la musique, la culture des contes en tant que facteurs de résilience.

On doit réfléchir, poser des questions, débattre, prendre des décisions, agir sur le présent, chercher à le transformer. Ensemble. Toute la population. Tous placés dans le même bateau comme le chante le musicien Erick COSAQUE. C’est entre nous que se situent les échanges, un examen critique de notre situation présente. Un moment crucial de notre destinée. Nous embarquons tous pour un voyage au long cours à bord d’un navire dont nous sommes les propriétaires : cé tan nou ! Un bâtiment que nous avons construit et qui appareille pour sa première traversée, disons-le clairement : sans maîtres ni esclaves. Sans dominants ni dominés. Sans « métropolitains » ni colonisés courant toujours après leur assimilation éventuelle. Sans dévorants ni dévorés.

Arrive cependant le temps de l’action. C’est alors que les difficultés surgissent. Comment transmettre à la population insulaire une histoire si complexe ? Comment se faire écouter des politiciens élus qui, par définition, n’entendent que ce qu’ils racontent au peuple ? Des dirigeants et responsables politiques qui n’ont jamais rien à apprendre des scientifiques et qui tiennent à se faire applaudir.

Finalement, penser historiquement, quand on est Guadeloupéens descendants de ces anciens libres et de ces Nègres esclaves émancipés en 1848, c’est résister, en cherchant à échapper aux sirènes de l’assimilation, de la consommation programmée depuis 1848. C’est affronter lucidement les problèmes à débattre au présent et les obstacles qui encombrent le développement de la Guadeloupe. C’est assumer sa condition d’être libre et ses multiples dimensions([Cf. Oruno D. LARA, Space and History in the Caribbean, Princeton, Markus Wiener Publ., 2007, p. 156.)].

Pour nous Guadeloupéens qui sommes aussi, comme nos ancêtres, des survivants, la route est encore longue, nous devons rester sur nos gardes, nous méfier des lendemains qui chantent et des sergents recruteurs. Vivre et mourir Guadeloupéens, affranchis des tutelles castratrices et aliénantes, hommes et femmes décidés à construire ensemble une société démocratique fondée sur un consensus de base élaboré par nous seuls, sans aucune emprise étrangère.

Finalement, en dernière analyse, le temps est venu, me semble-t-il, pour les Guadeloupéens d’opter pour l’une ou l’autre de ces deux perspectives : il y a ceux qui acceptent sans regimber, déjà déterminés, quoi qu’il advienne, à se laisser couler dans le béton français ; il y a ceux qui résistent, refusant de disparaître sous la livrée des bourreaux de leurs ancêtres.

Le futur est une aventure qui s’opère dans la construction. La Guadeloupe s’ancre dans l’espace des Caraïbes, arrimée une fois pour toutes à l’arc oriental, avec ses partenaires insulaires et ses prolongements continentaux. Guadeloupéens et Caribans, conscients de ces deux identités, nous sommes assurés que faire face à l’Histoire, c’est produire, inventer sa vie en connaissant ses racines, en maîtrisant le présent. »

Oruno D. LARA

SOURCE : Extrait du livre de Oruno D. LARA Guadeloupe : faire face à l’Histoire, Editions L’Harmattan, 2009

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