Fusillade d’Orlando, homophobie et monopole – blanc – du cœur : réponse à un plumitif parisien

Houria Bouteldja réagit à une tribune violente de Fabrice Pliskin parue dans les pages web du Nouvel Obs, le 13 juin dernier, intitulée : « L’homophobie est-elle une résistance farouche à l’impérialisme occidental ? » .

Le Nouvel Obs a publié une version courte* de la réponse d’Houria Bouteldja sous le titre : « Fusillade d’Orlando et homophobie : réponse à Fabrice Pliskin » . La version longue est sur le site du PIR.

Monsieur,

Je n’ai aucun mal à imaginer votre jubilation au moment où l’idée de commettre votre article[1] a germé dans votre esprit. C’était sûrement le soir même de la fusillade d’Orlando, entre la poire et le dessert ? Je ne vous connais pas, mais je devine votre mine réjouie comme si je vous avais en face de moi. Tout d’un coup, vous vous êtes souvenu de la colère qui s’est emparée de vous à la lecture des textes que vous me reprochez aujourd’hui. Vous vous êtes souvenu de l’indignation qui vous a saisi. Ou peut-être de la haine qui vous a submergé lorsque vous m’avez vue, dans quelque émission de télé, croiser le fer avec certains intellectuels de  votre sérail ? Ah, la gueule satisfaite du type qui croit s’être offert la tête de l’arrogante péronnelle.

Laissez-moi d’abord vous dire combien je me sens flattée d’être à ce point honorée par l’éditocratie française. Pas moins de sept articles en seulement quelques jours ![2] Vous m’avez longtemps snobée. Vous avez prolongé cette feinte indifférence à la sortie de mon livre[3], vous avez tenté d’organiser le silence mais nos succès vous troublent et vous obligent à changer de stratégie. L’heure est au lynchage. Et s’il faut, pour nous livrer à la vindicte populaire, user de l’infamie, vous le ferez avec la lâcheté qui caractérise ceux qui savent ne prendre aucun risque.

Je serais donc selon vous l’inspiratrice de la fusillade d’Orlando. « Comment Mme Dupont, vous ne savez pas que l’esprit qui arme les tueurs écrit depuis Barbès ? »

Si c’était le cas, Monsieur, je n’aurais aucun mal à le reconnaître car voyez-vous, je ne vous crains pas. Jusqu’ici, j’ai assumé toutes les ruptures auxquelles mon combat m’a contrainte. Et j’accepte d’en payer le prix.

Mais votre accusation n’est pas seulement lâche et abjecte, elle est fausse. Ne vous méprenez pas. Je ne crains pas d’être salie. Toutes mes ruptures m’ont salie aux yeux des vôtres et de vos dépendances[4]. Seulement, je voudrais être sûre d’être bien comprise. Elle est fausse parce que je ne suis pas de votre monde, pas plus que de celui du tueur. Aussi, ne puis-je pas être lue à travers votre grammaire, pas plus qu’à travers votre humanisme. Le monde qui produit ces monstres, je le vomis tandis que vous vous y vautrez. Il est à vous et je vous le laisse volontiers.

Dans le chapitre « vous les Blancs » de mon livre, je vous fais cette déclaration que je vous invite à lire comme une profession de foi :

 

« Je ne suis pas vous et me refuse à le devenir. La seule chose que je veux vraiment, c’est vous échapper autant que je peux. »

Plus loin, dans le chapitre « Nous, les indigènes », je m’adresse à celles et ceux qui partagent ma condition de sujet post-colonial et leur dis ceci :

« Des larves ou des monstres, des valets ou des coupeurs de têtes, des cireurs de pompes ou des kamikazes. Voilà l’alternative qui s’offre à nous. Nous avons réalisé la prophétie blanche : devenir des non-êtres ou des barbares. »

Un monstre ou un kamikaze, c’est ce que je ne serai jamais si je réussis à me dérober à votre monde. Car, voyez-vous, c’est cette effrayante déchéance que je pressens quand je prends position (entre autre) contre l’homonationalisme ou l’impérialisme sexuel sous sa forme gay ou évangéliste.

Il va de soi que vous n’avez aucun intérêt à me croire. Voilà qui bouleverserait tout votre édifice moral, et pourtant…c’est bien parce que je crains, comme James Baldwin (légitime ici à plus d’un titre), pour la « beauté » de l’indigène[5] que j’assume le passage que vous citez en croyant m’embarrasser : « Il serait temps, une bonne fois pour toute, de comprendre que l’impérialisme – sous toutes ses formes – ensauvage l’indigène : à l’internationale gay, les société du sud répondent par une sécrétion de haine contre les homosexuels là où elle n’existait pas ou par un regain d’homophobie, là où elle existait déjà (…) ». D’ailleurs, vous pouvez compléter le processus de « décivilisation » en remplaçant « international gay » par « féminisme impérialiste », ou par « sionisme ». Le premier produit de l’homophobie, le deuxième de la misogynie et le troisième, la haine des Juifs. Ainsi l’ « ensauvagement » que je redoute tant se réalise. « Des larves ou des monstres… ».

Vous m’accusez d’y déceler une forme de résistance. Je vous le redis sans sourcilier : oui. Je persiste et signe. Car les réactions hostiles à l’homosexualité revendiquée (sous sa forme LGBT) chez les post-colonisés sont autant des formes d’intégration[6] que des formes de résistance : intégration dans l’histoire de l’homophobie européenne, et résistance à des normes qui paraissent exogènes et imposées de manière autoritaire à des sociétés qui ne supportent plus l’ingérence blanche. A la lumière de cette explication qui ne peut en rien être entendue comme une préconisation, votre « interprétation » de mes analyses : « Casser du pédé, c’est se décoloniser, c’est arracher ses chaînes, c’est se soustraire à la catastrophe de l’intégration, de l’assignation, de la sommation. Bravo. Hourra Houria » devrait vous faire rougir de honte car ce que je dis c’est précisément le contraire : notre « ensauvagement » est le signe de notre parfaite intégration/aliénation dans la modernité occidentale. Mais connaissez-vous la honte ?

On sait que les injonctions faites par le monde blanc et la violence tant symbolique que politique qui les accompagne produisent de l’homophobie. La promotion de l’homosexualité comme identité politique produit des dégâts tant sur le vécu des homosexuels dont la vie peut-être mise en danger[7] que sur les rapports sociaux surtout quand la protection due aux minorités sexuelles devient une exigence politique et éthique internationale à l’aune de laquelle se mesure la maturité civilisationnelle des nations néo-colonisées. La littérature en la matière ne manque pas. Avez-vous seulement pris la peine de vous pencher sur ces nombreux travaux de chercheurs du Grand Sud qui démontrent que l’homophobie est une importation récente dans une grande partie du continent africain[8], qui expliquent que la « radicalisation actuelle de l’homophobie relève de cette nouvelle tendance à utiliser les notions sexuelles occidentales alors que les systèmes locaux qui assuraient la paix et le bien-être social ont été détruits » (par des gens comme vous). Savez-vous, comme eux, qu’il devient impossible de discuter des droits de l’homme en Afrique dans un cadre impérialiste parce que celui-ci impose des catégories et crée de l’identité là où il y avait des pratiques.[9] Et que dire de ce constat : « Au Cameroun, où la pratique homosexuelle tente de se rendre publique, la question du glissement des normes symboliques – entre anciennes puissances coloniales et Nations « décolonisées » – semble prendre le pas sur tout le reste ; d’où cette cristallisation du débat sur la question morale qui opposerait le Cameroun et l’Afrique à la France et l’Occident (…). Cela se fait par l’entremise des détaillants de la liberté sexuelle (activistes gays, militants de la lutte contre le sida, touristes, médias transnationaux), que les commentateurs locaux associent à des détaillants de l’«impérialisme identitaire» »[10]. Seriez-vous plus légitimes que ces homosexuels africains qui accusent le gouvernement américain de la dégradation de leur condition ?[11] Enfin, seriez-vous plus avisés que ces juristes qui expliquent en quoi l’homophobie du code pénal tunisien est une survivance coloniale ?[12] Car avancer vers le progrès, c’était aussi civiliser la sexualité arabe, faire des pratiques hétérosexuelles – les seules légitimes aux yeux des Européens à l’époque – la norme de leurs sociétés. Par contraste, les périodes de l’histoire des Arabes connues pour leur tolérance envers les pratiques homo-érotiques étaient relues comme des périodes de déchéance et de régression.

 

Mais cette réalité est bien trop gigantesque pour le provincial que vous êtes. Vous n’aurez jamais assez d’yeux pour la voir. Au bout de ce processus « d’ensauvagement », il ne manquera pas de belles âmes – comme la vôtre – pour vous émouvoir, pousser des ah ! et des oh ! vous absolvant ainsi de toute responsabilité. Et pour pallier votre propre inconséquence, vous n’avez qu’un seul recours : la calomnie. Ainsi, vous me faites passer, moi qui m’inquiète de la « sécrétion de haine contre les homosexuels là où elle n’existait pas ou par un regain d’homophobie, là où elle existait déjà », pour « homophobe ». Remarquez, vous dites tout haut ce que tout le monde pense tout haut. Hélas, ils sont nombreux ceux qui tiennent à leur confort moral.  Et vous ajouterez, facétieux que vous êtes, que ce brave « ensauvagé » qu’était Omar Mateen, ne vivait pas dans ce Grand Sud mais au cœur de l’empire (mon dieu ! j’y pense. J’espère que vous savez faire la différence entre « sauvage » et « ensauvagé » ?). En quoi serait-il concerné par l’impérialisme sexuel ?

Je vous répondrais que je n’en sais pas assez sur la personnalité trouble d’Omar Mateen et que je me garderais bien de commenter son geste. Il n’en reste pas moins que l’impérialisme sexuel a son pendant domestique : l’homonationalisme. Marine Le Pen ne s’y trompe pas lorsqu’elle déclare : «dans certains quartiers, il ne fait pas bon être femme, ni homosexuel, ni juif, ni même Français ou blanc». Elle emboite le pas aux autres extrêmes droites européennes qui ont tôt fait d’intégrer la cause des homos à leur logiciel. Et ça marche, Monsieur[13]. C’est ce qui fera dire à un copain lui-même homo : « Le mariage gay a eu un effet pervers, c’est devenu le décret Crémieux des pédés. »

« Décret Crémieux », vous avez bien lu. C’est ce texte de loi qui, de 1870 à 1940, octroie la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie pour les arrimer au nouveau régime (3ème république) de l’Etat colonial et à en faire des complices. L’homonationalisme procède de la même logique : faire correspondre les intérêts des communautés gays aux intérêts nationaux et impérialistes. Ainsi, en intégrant ces communautés au projet libéral et ethnocentrique européen, les pouvoirs élargissent leur base sociale et partant, leur pérennité. Là encore, vous êtes sûrement plus intelligent que Judith Butler qui, il y a quelques années, s’est émue de ce phénomène de confiscation à des fins nationalistes et racistes ?

Creusons encore un peu avec Baldwin. Dans un texte remarquable écrit en 1967 (que les gens comme vous ne lisent pas) « les Noirs sont antisémites parce qu’anti-Blancs » il explique les effets paradoxaux du racisme sur les Noirs[14]. Il perçoit déjà le rôle que l’Amérique dévolue aux Juifs. Il dit par exemple, je cite : « A Harlem, il (le Juif) joue le rôle que les Chrétiens lui ont depuis longtemps assigné : il fait leur sale boulot ». Ou encore « Et si on reproche au Juif d’être devenu un Américain blanc, il n’est pas exclu, si l’on est Noir, que ce soit uniquement par jalousie. »

Cela me rappelle ces jeunes de banlieue qui un jour m’ont refusé un tract contre l’islamophobie m’expliquant que cela ne servait à rien, parce qu’en France « même les homos passent avant les quartiers ». Derrière un dédain certain pour les homosexuels, il y avait aussi l’idée d’un privilège accordé aux uns et pas à d’autres ? Avaient-ils tort lorsqu’on sait que la France vote d’un côté des lois islamophobes et de l’autre des lois qui accordent de nouveaux droits aux communautés LGBT créant ainsi par le haut une « concurrence des victimes » qu’on viendra ensuite reprocher aux habitants des quartiers.

Quant à Omar Mateen, avec lequel vous me prêtez de grotesques accointances, il semble être parti avec son mystère. Avait-il une sexualité non assumée, s’en vengeait-il sur la communauté LGBT non blanche qui lui semblait affranchie des troubles qui l’habitaient ? Vivait-il un déchirement entre son identité musulmane et son identité gay ? Peut-on lire son acte criminel à travers les injonctions paradoxales du progressisme blanc : s’intégrer en tant que gay, se nier en tant que musulman ? Etait-il un simple psychopathe comme sait les produire l’Amérique ? Ce ne sont ici qu’hypothèses mais il n’est pas  improbable que l’analyse qui précède ces interrogations puisse fournir des clefs de compréhension.

Au terme de cette mise au point, vous l’aurez compris, non seulement vous n’avez pas le monopole du cœur mais, au contraire, vous participez du malheur de ce monde. Aussi, ferais-je mieux de m’en tenir là et vous laisser mariner dans le jus de votre misérable et insondable grossièreté.

 

Houria Bouteldja, membre du PIR

Notes

[1] Fabrice Pliskin, «L’homophobie est-elle “une résistance farouche à l’impérialisme occidental? ».

[2] Laurent Cantamessi, «Houria Bouteldja: l’amour-haine…… pour les “souchiens” ».

Jean-Paul Brighelli, «Du racisme autorisé. Quand le camp du Bien joue avec la guerre civile ».

Jack Dion, «Houria Bouteldja ou le racisme pour les nuls ».

Benoît Rayski, «Et voilà comment Houria Bouteldja des Indigènes de la République fut sacrée intellectuelle ! ».

Clément Ghys, «La dérive identitaire de Houria Bouteldja ».

Jean-François Kahn, «A propos d’un racisme inversé ».

[3] Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et Nous, vers une politique de l’amour révolutionnaire, éditions La Fabrique.

[4] Elles sont nombreuses. Il y en a même au Monde Diplo.

[5] Houria Bouteldja, « Qu’adviendra-t-il de toute cette beauté ? ».

[6]La rédaction, « Omar Mateen ? Un tueur « made in America » ».

[7]« Ahmed, menacé de mort pour la défense des homosexuels en Tunisie ».

[8]Charles Gueboguo, « L’homosexualité en Afrique : sens et variations d’hier à nos jours ».

Val Kalende, « Africa: homophobia is a legacy of colonialism ».

[9] http://africasacountry.com/how-do-senegalese-talk-about-gay-identities/

[10]Patrick Awondo, « Identifications homosexuelles, construction identitaire et tensions postcoloniales entre le Cameroun et la France ».

[11] NORIMITSU ONISHI, « U.S. Support of Gay Rights in Africa May Have Done More Harm Than Good ».

[12] Farhat Othman, « L’homophobie du Code pénal est une survivance coloniale ».

[13]Aude Lorriaux, « La tuerie d’Orlando va exacerber la haine des gays contre les musulmans ».

[14] James Baldwin, retour dans l’œil du cyclone, Christian Bourgeois Éditeur.

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