Beurk

Des images colorées et des silences pesants

« Tout cela en 1954. Les Français d’Algérie pleurent leurs morts assassinés la veille. La communauté française vient d’être la cible d’attentats meurtriers. Une action violente et concertée. Ce sont les premiers morts de cette guerre qui commence. Elle va durer presque huit ans. Huit ans de violence inouïe dans laquelle un million et demi de soldats français vont être projetés, 30 000 ne reviendront pas ». Ce sont là les premières phrases lues par le comédien d’origine algérienne Kad Merad dans Guerre d’Algérie, la déchirure, documentaire de 120 minutes de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora, produit par Patricia Boutinar Rouelle, diffusé dimanche soir sur la chaîne publique France 2.

« Une Histoire qui a changé le visage de la France et, bien sûr, celui de l’Algérie »

D’emblée, on comprend le souci du documentaire : présenter la guerre d’Algérie aux téléspectateurs français, selon une vision et une orientation française. Avant la diffusion, David Pujadas, présentateur de France 2, a balisé le terrain. « C’est la première fois que la télévision raconte cette guerre de façon globale, pédagogique et dans sa chronologie. Une Histoire passionnante, effroyable. Une Histoire qui a changé le visage de la France et, bien sûr, celui de l’Algérie », a-t-il soutenu. Donc, ce ne sont pas les 132 ans d’occupation de l’Algérie par la France qui sont évoqués, mais seulement la période 1954-1962. Autrement dit, l’engagement militaire de l’Armée de libération nationale (ALN) contre les forces coloniales.

Le documentaire, qui a fait l’objet d’une publicité dans les médias parisiens, est présenté par les producteurs de cette manière : « cinquante ans après les Accords d’Évian et l’indépendance de l’Algérie, le temps semble venu de raconter la Guerre d’Algérie en regardant l’Histoire en face, sans tabous ni silences ». Pourtant, le titre annonce une « déchirure » empreinte de « silences ». D’abord, les victimes algériennes de la guerre. « Des centaines de milliers d’Algériens », est-il dit au début. Alors que pour les historiens algériens, cette guerre a provoqué la mort d’un million et demi d’Algériens. À la fin du documentaire, on précise que le nombre de victimes algériennes est de 400 00. Pas de précision sur les dégâts matériels. On a juste parlé de « la destruction » de centaines de villages et du déplacement d’un million et demi de paysans.

« Une guerre qui va déraciner près d’un million de pieds-noirs et le massacre de milliers de harkis fidèles à la France », est-il dit dans le documentaire. Le terme « déraciner » n’est pas employé par hasard, ni l’expression « massacre ». Plus loin, il est raconté que cette « guerre » n’a pas de nom. Or, côté algérien, on lui a bien donné un nom : la Guerre de libération nationale.

Le documentaire réduit l’étendue géographique de l’insurrection du FLN du 1er novembre 1954 : « plusieurs centaines d’homme cachés dans les montagnes de Kabylie et des Aurès ». On prétend que tout a basculé le 8 mai 1945. Et là, on donne une version des faits : « alors que partout ailleurs, on fête la victoire (sur l’Allemagne nazie, NDLR), les militaires français traquent les responsables d’un massacre commis à Sétif et à Guelma. Ici, dans le défilé qui fête la fin de la Seconde Guerre mondiale, un homme a brandi un drapeau blanc et vert, le drapeau algérien. Il a été abattu par la police. En réaction, les manifestants algériens ont assassiné 103 Français. Les survivants sont sous le choc. Comment oublier ce qu’ils ont vu ? Les hommes ont été émasculés, les femmes les seins coupés, des dizaines de viols commis. À l’agression brutale, va répondre la répression aveugle ». Autrement dit, les massacres commis par l’armée française à Sétif, Kherrata et Guelma, avec plus de 40 000 morts, n’étaient en fait qu’une réaction à « un acte brutal ». Comment des manifestants algériens désarmés ont-ils pu tuer 103 Français alors que le documentaire évoque « la traque » de responsables « d’un massacre » par des militaires ? Sans détailler le bilan de la répression, le documentaire évoque la mort de « milliers de civils ». Sans autres précisions.

« Soustelle veut pacifier les zones rebelles en leur apportant le progrès »

Dans tout le documentaire, toutes les données relatives aux victimes algériennes sont laissées dans l’imprécision, le vague. Les témoignages sonores des nationalistes algériens sont peu nombreux, à peine audibles, par rapport à ceux des responsables français. « La justice exige la rigueur », a déclaré François Mitterand, ministre de l’Intérieur en 1954, repris dans le documentaire. C’est le début de la politique de la terre brûlée contre les combattants de l’ALN au nom de « la justice ». Pour le commentateur, Jacques Soustelle (gouverneur général d’Algérie entre 1955 et 1956) est « un homme ouvert ». « Partout où il va, il s’adresse à la population et il défend l’idée de l’intégration. Pour lui, il faut donner aux Musulmans les mêmes droits qu’aux Français »,est-il dit.

Le mot « intégration » remplace en fait celui d’assimilation, véritable politique, menée par Soustelle, de destruction culturelle de la personnalité algérienne. « Soustelle veut pacifier les zones rebelles en leur apportant le progrès », est-il encore prétendu. Ce même Jacques Soustelle, ancien marxiste, rejoindra l’organisation terroriste, OAS (Organisation armée secrète) qui sera à l’origine de plusieurs attentats en Algérie et en France (plus de 2 700 victimes, entre morts et blessés).

Plus loin, le documentaire présente les Européens comme de grands « amoureux » de la terre algérienne, qu’ils auraient contribué à « développer et à faire prospérer ». N’est-ce pas là la théorie des « bienfaits de la colonisation », autrement dit ? On reconnaît tout de même que le système colonial était inégalitaire et que neuf Algériens sur dix ne savaient « ni lire ni écrire le français ». Le documentaire rapporte que des paysans algériens se seraient attaqués durant l’été 1955 « à la hache, à la machette et au couteau » à des Français et à… « des Musulmans modérés ». Cet épisode inconnu est présenté comme « un acte de revanche » du FLN du fait de son « harcèlement » par les militaires français. « Le choc psychologique est violent et le point de non-retour vient d’être franchi », est-il soutenu.

En fait, tout le documentaire est bâti sur cette thèse d’action réaction. Autrement dit, les exactions massives de l’armée coloniale française n’étaient, en fait, qu’une réaction à « la barbarie » supposée du FLN. Cette idée est revenue souvent dans le débat orienté qui a suivi la diffusion du film. Ali Haroun, un ancien de la Fédération FLN de France, était isolé parmi cinq Français, dont les historiens Benjamin Stora et la fille de harki (qui assume complètement l’acte de son père) Dalila Kerchouche.

Le documentaire est longuement revenu sur les ultras anti-indépendantistes – contre le Général Charles De Gaulle. Il a également défendu la thèse de l’échec du FLN à la fin de la guerre pour prétendre que les négociations d’Évian n’en étaient que la conséquence ! Les essais nucléaires français dans le Sud algérien ont été présentés « comme une grande victoire » de De Gaulle dans la construction de la politique de dissuasion française. Rien n’a été dit sur les accidents qui ont accompagné ces tests atomiques. La plupart des archives, parfois inédites, étaient colorisées (certaines ont été données par l’armée française). Manière d’embellir les vérités historiques ? On a vu, pour la première fois, Ahmed Ben Bella assister à la cérémonie de levée du drapeau algérien à l’ONU, le cadavre du colonel Amirouche gisant aux pieds de militaires, les réfugiés algériens affamés en Tunisie, la visite de Ferhat Abas en Chine, Ahmed Wahbi en train de chanter…

Source : Algeria Watch

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