Epiderme

Dans la peau d’un Arabe

Il y a une dizaine de jours, un article intitulé « Moi, Mustapha Kessous, journaliste au « Monde » et victime du racisme » a fait sensation dans le landernau politico-médiatique germanopratin qui semblait soudainement découvrir la lune. J’ignore quel âge à M. Kessous mais son témoignage, certes édifiant, m’a fait sourire. Car enfin, j’ai souvenir, dans les années 70 du siècle dernier, il y a donc bien une quarantaine d’années de cela, d’avoir vécu exactement ce que raconte le journaliste du prestigieux quotidien.

Cela s’est d’abord passé à Aix-en-Provence, petite ville ensoleillée et friquée, située à une trentaine de kilomètres de Marseille, où une dizaine de petits-bourgeois antillais (dont je faisais partie) avait décidé d’y aller « faire Sciences Po ».

Pur snobisme car à l’époque, les étudiants antillais se dirigeaient massivement vers Bordeaux et ensuite Toulouse et Paris. Nous ignorions au moins deux choses : que le Sud-est de la France regorgeait d’immigrés venus du Maghreb d’une part et que d’autre part, les Français confondent souvent les mulâtres ou les chabins antillais avec les Maghrébins.

Je me suis donc, à mon corps défendant retrouvé dans la peau d’un Arabe. Chacun se souvient de l’ouvrage intitulé « Dans la peau d’un Noir » écrit par J. H. Grifin, journaliste blanc étasunien qui s’était fait friser les cheveux et brunir la peau à l’aide de médicaments et avait voyagé en autobus à travers le Sud profond des Etats-Unis, y donnant une vision terrifiante du racisme qui y régnait à la fin des années 50. Pour ma part, je n’avais pas besoin de me grimer. Pour l’épicier du coin, pour le facteur, pour le flic, pour le garçon de café, pour le chauffeur de bus, j’étais sans aucun doute possible un bougnoule. On disait aussi : raton, crouille, melon, bicot, Nord’Af et j’en passe. Les Africains et les Antillais à peau noire étaient plus chanceux. Pour eux, il y avait juste un seul et unique qualificatif dépréciatif : négro. Mais assez rarement employé en fait, pour autant que je pouvais en juger. Les Noirs étaient tolérés dans la bonne ville du Roy René, Aix donc, mais pas les Arabes. Qu’on en juge :

. je m’assieds à la terrasse d’un café sur le magnifique Cours Mirabeau, artère centrale de la ville ombragée de platanes centenaires où, l’été, chantent des grillons. Ce café a pour nom « Les Deux garçons » et est très stylé vu l’uniforme des serveurs. J’attends dix minutes, vingt minutes, une demi-heure, une heure. Je fais signe aux garçons qui passent près de ma table et qui servent avec diligence les autres clients. En vain ! Ils ne me voient pas. Je suis invisible. Comme le héros d’ « Invisible man » du romancier noir étasunien Ralph Ellison. Finalement, par charité chrétienne, je suppose, un serveur se penche à mon oreille et me fait : « Le café pour les gens comme vous, c’est tout au bas du Cours Mirabeau. « Le Mondial » qu’il s’appelle… ». Effectivement, « Le Mondial » est peuplé de travailleurs immigrés maghrébins.

. c’est l’été qui, en Provence, est absolument sublime. Je me promène un après-midi avec des amis non loin de la cité universitaire lorsque nous passons devant un immeuble bordé de haies de petites fleurs jaunes dont j’ignore le nom. J’en cueille une par réflexe. Plus bas, il y a un groupe d’hommes, ils sont trois, je ne vois pas qu’ils nous observent méchamment. Arrivé à leur hauteur, l’un d’eux me balance un violent coup de poing sur la tempe, ce qui fait mes lunettes s’envoler et traverser la rue. Soudain, une femme surgit avec un berger allemand, hurlant : « Il a frappé mon mari ! Ce bougnoule l’a frappé ! ». Mes amis et mois battons en retraite devant les crocs du fauve. J’apprendrai plus tard que l’homme qui m’a frappé était le gardien de l’immeuble. Au commissariat d’Aix, les deux flics hilares qui me reçoivent mettront deux heures à enregistrer ma plainte. Toutes les cinq minutes, ils prétextaient un coup de fil à passer ou autre chose pour pouvoir me laisser en plan. A la nuit tombée, je suis retourné sur les lieux de l’altercation. Par miracle, mes lunettes avaient glissé sous une voiture en stationnement qui n’avait pas roulé de la journée.

. un déséquilibré mental algérien poignarde un chauffeur de bus français sur la ligne Aix-Marseille. Aussitôt, c’est un déchaînement inouï de ratonnades dans toute la région : un jeune cyclomotoriste arabe se fait exploser la tête par une Winchester, deux ouvriers rentrant du travail sont écrasés par un véhicule qui ne s’arrête pas, bref 17 Arabes sont massacrés dans la semaine qui suit. Le journal d’extrême-droite, « Le Provençal », publie un éditorial écrit par un certain Domenech dont je n’ai pas oublié un mot : « Dehors les sauvages arabes ! Dehors les criminels arabes ! Dehors les assassins arabes ! Dehors les syphilitiques arabes ! … », le reste à l’avenant sur une demi-page ! Une bombe est déposée par le groupe « Occident », ancêtre du Front National, au consulat algérien de Marseille. Bilan : 3 morts et douze blessés. Le directeur de la cité universitaire où je loge, « Les Gazelles », fait apposer une affiche : « Nous demandons à tous les étudiants arabes ou de type arabe de ne pas sortir après dix-sept heures ». Les ratonnades se produisaient, en effet, le plus souvent entre chien et loup : tôt le matin ou au crépuscule. Je suis resté quinze jours enfermé dans cette cité avec les étudiants de mon « type » !

. j’achète « Le Monde », bible des étudiants de Sciences Po, toujours au même kiosque à journaux. La dame, des mois durant, me balance la monnaie sur le comptoir au lieu de me la tendre. Jusqu’au jour où je suis accompagné d’un Antillais noir de peau avec lequel je parle créole. Etonnement de la dame qui écarquille les yeux et me fait : « Vous n’êtes pas Arabe ? ». Mon ami lui fait signe que non. De ce jour, elle me rend gentiment la monnaie et toujours avec un « Alors, les Antilles, ça va ? Il doit faire beau là-bas en ce moment ? ».

J’aurais pu écrire un livre entier d’anecdotes du même type si j’avais du temps à perdre. Toujours est-il que je me souviens avoir adopté l’attitude inverse de mes compatriotes antillais qui, à 99%, lorsqu’ils sont confondus avec des Arabes, s’empressent de démentir et de jouer au gentil Antillais bon sportif-bon musicien-bon baiseur. D’ailleurs, certains étudiants d’Aix, dès le printemps venu, arboraient de grands tee-shirts marqués « Antilles », « Martinique » ou « Guadeloupe » pour éviter toute confusion. J’avais honte de leur attitude. Mon attitude à moi a toujours été : vous me prenez pour un Arabe, eh bien, oui, je suis un Arabe ! Si bien que régulièrement, je m’entendais dire par quelque Gaulois, confus de sa méprise : « Mais vous auriez pu le dire plus tôt que vous êtes Antillais ! ».

Les années passant, Aix oublié, je reviens souvent à Paris, dans les années 90, pour la promotion de mes livres. Rien n’a changé. A la station de métro où je sors, Place de la Nation, le même CRS pendant quinze jours, me contrôle tous les jours, d’un air soupçonneux, tournant et retournant mon passeport pour voir s’il n’est pas faux. Il ne comprend pas pourquoi je n’ai pas de carte d’identité. Il devient encore plus soupçonneux quand je lui apprends que je n’ai jamais eu ni carte d’identité ni chéquier de toute ma vie. Chaque matin, il m’accueille en haut des marches de la bouche de métro en rigolant : « Alors, Mohammed, cette fois, on avoue ? ».

Dernière anecdote : un soir, de 1996 ou 97, je sors d’un colloque en province et n’ai pas pensé à acheter de quoi manger. Je n’ai absolument rien chez moi, même pas de quoi grignoter. Il est minuit moins le quart. J’avise une pizzéria au bas de mon immeuble qui est miraculeusement ouverte à cette heure. Le patron, tablier blanc autour des reins, fume une cigarette sur le pas de la porte. A l’intérieur, je vois un couple de Français en train d’achever de dîner. Je m’approche et demande respectueusement au patron :

« Bonsoir, vous auriez encore des pizzas à emporter ? »

Il me dévisage, me regarde de haut en bas et de bas en haut. Je sais ce que signifie ce regard. J’en ai fait cent fois l’expérience : « Encore un bougnoule de merde ! ». Il me tourne alors le dos et lance à son pizzaiolo qui s’affaire près du four :

« Une pizza ! Une ! A EXPORTER ! »

J’entends le couple de Français et le pizzaiolo éclater de rire à l’intérieur. Je tourne alors les talons et vais me coucher sans manger.

RAPHAEL CONFIANT

19 octobre 2009

Source : http://www.montraykreyol.org/spip.php?article3113

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