Rétrospective

Creil 1989, l’affaire des foulards – naissance de l’affaire

Vous rappelez-vous le délire médiatico-politique qui s’est emparé de la France il y a vingt ans lors de la première « affaire des foulards » ? En septembre 1989, six mois après l’affaire Rushdie, l’islam en France est passé, à la télévision, du statut de sujet périphérique, d’un intérêt secondaire et passager, à un sujet central au coeur de la société française. La stigmatisation maladive d’une « communauté musulmane » décrite comme un bloc homogène et l’incroyable hystérie politico-médiatique autour de trois malheureux « tchadors » dans un collège de Creil témoignent d’une profonde crise identitaire : les élites françaises expriment avec violence leur refus de reconnaître les réalités d’une France « postcoloniale », à laquelle appartiennent pourtant pleinement les jeunes Françaises et Français « issu(e)s de l’immigration ».

Dans un ouvrage publié en 2005, intitulé L’islam imaginaire. La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, Thomas Deltombe montre comment le petit écran a progressivement fabriqué un « islam imaginaire », sous l’effet conjoint de la course à l’audience et d’une idéologie pernicieuse de stigmatisation de l’« Autre » musulman (Cet ouvrage est disponible dans la collection La Découverte Poche / Essais n°265, 11 €.)].

“« En projetant sur cet événement mineur, d’ailleurs aussitôt oublié, le voile des grands principes, liberté, laïcité, libération de la femme, etc., les éternels prétendants au titre de maître à penser ont livré, comme dans un test projectif, leurs prises de position inavouées sur le problème de l’immigration : du fait que la question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? – occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? -, ils peuvent donner à cette dernière une réponse autrement inavouable. »
Pierre Bourdieu (Extrait de [cette page
.)”

Creil 1989, l’affaire des foulards – 1. Naissance de l’affaire

L’affaire des « tchadors » de Creil, qui s’ouvre en octobre 1989, est la conséquence directe de l’affaire Rushdie. Le 18 septembre, alors qu’il est de plus en plus question de « République » et de « laïcité » dans les médias, le principal du collège Gabriel-Havez de Creil (Oise), estimant que leur couvre-chef est contraire à la laïcité, interdit à trois élèves musulmanes de son établissement de suivre les cours avec leur foulard.

La « communauté musulmane », qui s’est matérialisée sur l’écran à la faveur de la polémique sur Les Versets sataniques, est décrite comme tiraillée entre deux pôles : les « intégristes » et les « modérés ». S’intronisant défenseurs des seconds contre les premiers, les élites médiatiques passent à l’offensive, à la rentrée scolaire 1989, en faisant du voile que portent certaines jeunes musulmanes une ligne de fracture évidente entre ces deux islams.

Le fait divers de Creil vient bientôt concurrencer un autre événement d’une importance historique pourtant sans commune mesure : la chute du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, qui marque l’écroulement du bloc soviétique. Derrière le foulard, on découvre en fait une société française qui s’interroge sur son identité.

Le voile, une vieille obsession

Le voile n’est pas une nouveauté à la télévision quand éclate, en octobre 1989, ce que les journalistes baptiseront l’« affaire des tchadors ». Déjà en 1960, un des tout premiers reportages télévisés sur l’immigration, Gennevilliers Bidonvilles, évoquait la question. Et déjà, le dialogue entre le journaliste, Pierre Desgraupes, et son interviewée d’origine algérienne, Mme Zaïd, pourtant typique de l’« assimilation réussie », achoppait sur le sens à donner au foulard :

« Cela ne vous manque pas, je pense ?
– Si, par moments, j’ai la maladie du pays, très souvent…
– Mais pas du voile ? »

Mme Zaïd, d’une voix frêle, à la limite du chuchotement : « Si, cela me plaisait assez (Genneviliers bidonville, « Cinq colonnes à la une », cité par Édouard MILLS-AFFIF, Filmer les immigrés, op. cit., p. 256.) … » Jusqu’au milieu des années 1980, le voile est avant tout une question visuelle, un implicite de la médiatisation de l’immigration. Les caméras de télévision, pour bien camper le décor « naturel » de leur sujet, s’arrêtent parfois sur les foulards des immigrées. Portés par des femmes d’un certain âge, ils apparaissent comme un des accessoires « évidents » d’une immigration perçue comme étrangère.

Avec la révolution iranienne et le changement de regard sur l’immigration, les images de femmes voilées deviennent plus ambivalentes. La crispation autour de l’identité française, l’intérêt croissant pour la « deuxième génération » et la montée, à travers le monde, des courants militants se réclamant de l’islam accentuent la focalisation sur le voile : à mesure que les commentaires se font moins conciliants à l’égard des immigrés, les journalistes s’arrêtent davantage sur les foulards des jeunes filles en France.

Si l’« affaire des foulards », au sens médiatique du terme, éclate à la rentrée 1989, des jeunes filles portent le foulard dans les écoles publiques depuis que les enfants « issus de l’immigration » vont à l’école (Gilles KEPEL, À l’Ouest d’Allah, op. cit., p. 276.)]. Car le foulard est d’abord une question d’âge. Ainsi, alors qu’un nombre croissant de filles d’immigrés atteignent l’âge de la puberté, une quinzaine d’années après l’ouverture de la politique de regroupement familial, la question se pose, pour les familles qui avaient cette habitude dans les pays d’origine, de porter ou non le foulard en France.

Avec la thématique de l’« intégration », les voiles sont pourtant décrits comme une « anomalie » et parfois comme une marque d’agressivité à l’égard de la société française. Consacrant, on l’a vu, sa première couverture à « L’islam en France » en 1986, Le Nouvel Observateur choisit comme illustration une jeune femme lourdement voilée, dont on n’entrevoit que les yeux. Et c’est une Marianne voilée qui s’étale sur la couverture du Figaro Magazine quelques semaines plus tôt, quand l’hebdomadaire se demande si « nous serons encore Français dans trente ans ».

Ces deux couvertures serviront d’accroche visuelle à Bernard Rapp pour introduire la première émission d’ampleur consacrée à l’islam en France à la télévision, en 1987. Après avoir visionné un intéressant reportage signé par la journaliste Guilaine Chenu sur Les beurs et l’islam aux Minguettes, le chanteur Charles Aznavour, invité sur le plateau de « Sept sur sept » aux termes de l’affaire Rushdie, insiste lui aussi sur la question vestimentaire : « Je pense que c’est la troisième génération qui va être la génération la plus importante… d’abord parce qu’elle sera vêtue comme les autres. Je parle des vêtements parce que ce qui gêne un petit peu certaines personnes – pas moi, bien sûr -, c’est de voir des gens (qui sont) habillés différemment. À partir du moment où nos amis français musulmans seront comme les autres, je crois qu’ils ne gêneront plus personne ([« Sept sur sept », TF1, 9 avril 1989.)]. »

« L’affaire du foulard a surgi dans un contexte historique, politique et culturel particulier, notent les sociologues Françoise Gaspard et Farhad Khosrokavar. Elle a mis au jour un certain nombre de non-dits propres à la France, qui touchent à des vérités sur elle-même qu’elle préfère taire, ignorer ou occulter. Si le débat a été si intense, c’est justement parce que ces morceaux d’étoffe, en envahissant les écrans de télévision, ont révélé une France différente de celle que les manuels scolaires et les responsables politiques s’évertuent à décrire. La France éternelle, chère au général De Gaulle, a semblé brutalement menacée dans son essence. Comme si les foulards apportaient la preuve d’une menace pesant sur son identité. En réalité, sur quelques filles voilées se concentraient les effets de choc subi par la découverte de la sédentarisation d’une population qu’on avait voulu regarder comme étrangère ([Françoise GASPARD, Farhad KHOSROKAVAR, Le Foulard et la République, La Découverte, Paris, 1995, p. 163.)]. »

À la veille de l’affaire de Creil, le foulard apparaît à la plupart des journalistes et des commentateurs comme une marque, parfois militante, du refus d’une « modernité » décrite comme l’apanage exclusif de l’Occident, si ce n’est de la France elle-même.

Le port du voile et le rapport de l’islam avec la laïcité sont interprétés d’une façon particulière par ceux qui mèneront la polémique qui éclate en octobre 1989. Habitués à décrire les jeunes femmes issues de familles de culture musulmane comme d’éternelles victimes des traditions religieuses et animés par la volonté d’en faire les vecteurs d’intégration de l’immigration maghrébine, les médias ne parviennent pas, pour la plupart, à concevoir que certaines jeunes filles puissent se rebeller contre ceux-là mêmes qui prétendent les défendre : le foulard est vu comme un signe par nature étranger à la France et intrinsèquement « islamique ».

Le vocabulaire utilisé pour le décrire est significatif : on parle à l’époque de « foulard coranique » ou de « voile islamique », plus rarement de hidjab. Mais c’est l’utilisation du mot « tchador » qui est la plus révélatrice : alors que le « tchador » est la variété de foulard spécifiquement iranienne et chiite rendue obligatoire par le régime iranien au début des années 1980, la majorité des journalistes l’applique à une immigration massivement maghrébine et sunnite qui ne l’a jamais appelé ainsi. Ce qui donne au foulard une connotation « intégriste » qui renvoie directement au vocabulaire et aux images issus de la Révolution iranienne de 1979.

Faisant de la théocratie iranienne la quintessence de l’islam, la façon dont maints observateurs envisagent les rapports entre laïcité et religion musulmane est elle aussi singulière. « On voit bien que c’est une religion où la séparation entre le spirituel et le temporel n’existe pas, et où le politique n’est pas émancipé du religieux. Il faudra bien fixer une limite », explique ainsi François Furet alors que s’ouvre l’affaire des « tchadors ». « Je m’avance avec prudence, ajoute cependant l’historien. Je ne suis pas un spécialiste de l’islam ([Le Nouvel Observateur, 5 octobre 1989.)]. » Il a raison. Car, comme l’avait rappelé le spécialiste de l’islam Mohammed Arkoun devant la commission de la nationalité mise en place par le gouvernement Chirac en 1987, il ne faut pas toujours croire ce que l’« on voit ». L’idée selon laquelle « l’islam confond totalement le spirituel et le temporel » est un « dogme », une « légende », qu’on utilise pour rendre « inassimilables les musulmans en France », avait-il expliqué : « Il est scandaleux de répéter des slogans puisés dans l’observation des événements actuels pour construire une image de l’islam ([Cité in « Trois représentants de la Mosquée de Paris entendus par la commission de la nationalité », AFP, 6 octobre 1987.)]. » Il ne sera pas écouté.

La naissance d’une « affaire »

On peut dater la naissance de l’« affaire des tchadors » du 5 octobre 1989. Ce jour-là, Antenne 2 et Le Nouvel Observateur sortent un dossier commun. La couverture de l’hebdomadaire exhibe la photo d’une petite fille au poing levé et coiffée d’un voile noir, assortie du titre suivant : « Fanatisme. La menace religieuse : la grande enquête Nouvel Observateur/Antenne 2. » Parallèlement est diffusée sur la chaîne publique une grande émission de « L’Histoire immédiate », présentée par Jean-Claude Guillebaud et Daniel Leconte et intitulée : Faut-il avoir peur des croyants ?

« Je crois que ce n’est pas la peine de biaiser, explique Jean-Claude Guillebaud au début de l’émission, quand on parle de l’intégrisme, c’est immédiatement à l’islam que l’on pense, à cause de l’actualité. » À la fin du programme, alors qu’il a essayé de retenir l’ardeur de ses invités tout au long de la soirée, il introduit enfin le sujet dont tout le monde veut débattre : « Puisque nous promettons sans cesse, depuis tout à l’heure, à nos invités d’aborder la question de la laïcité, je voulais dire que c’est cette question à laquelle nous voulions arriver depuis le début. »

Pour faire la promotion de l’émission dans son journal de 20 heures en l’ancrant dans l’actualité, Antenne 2 a envoyé une journaliste à Creil, pour couvrir l’expulsion des trois jeunes filles voilées du collège Gabriel-Havez quinze jours plus tôt ([L’AFP signalait un cas de contentieux autour d’un voile en juin 1989.)]. Relayée le 4 octobre par l’AFP et reprise par Libération et L’Humanité, l’affaire trouve une spectaculaire caisse de résonance dans le journal d’Antenne 2.

Dans les jours qui suivent, les prises de position sur l’« affaire de Creil » se multiplient. La polémique devient nationale et les médias investissent le terrain. Alors qu’un compromis est trouvé à Creil, les rédactions dépêchent des reporters à la recherche de tous les « incidents » comparables en France. Les chefs d’établissements se posent pour la première fois la question des foulards. À Marseille, une lycéenne d’un établissement professionnel se voit interdire l’accès en classe. Ce sera la même chose dans les jours et les semaines suivantes, à Avignon, Noyon, Aulnay-sous-Bois, Poissy… Les médias sont rapidement submergés par le courrier des lecteurs. Les rédactions se déchirent.

La classe politique est embarrassée. La gauche, qui a toujours placé l’antiracisme et la laïcité au cœur de son identité, est mal à l’aise face à une laïcité orientée prioritairement contre les « musulmans ». La droite, traditionnellement plus prompte à stigmatiser les « immigrés », est quant à elle gênée par l’aspect « laïque » de l’affaire. N’a-t-elle pas manifesté en masse et en bloc, de Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen, pour la défense de l’enseignement privé catholique en 1984 ? Les responsables politiques réagissent en ordre dispersé.

À gauche, SOS-Racisme, la Ligue des droits de l’homme et le MRAP condamnent la décision « discriminatoire » du principal de Creil. Le ministre de l’Éducation nationale, Lionel Jospin, rappelle son attachement à la laïcité, mais demande à ce que la question soit réglée à l’amiable : « L’école est faite pour accueillir les enfants et non pour les exclure. » Convoqué très tôt sur Antenne 2, il prie les journalistes de faire preuve de modération : « Je ne suis pas sûr qu’on ait intérêt à braquer les médias à chaque fois qu’il y a une petite fille qui va avec un foulard sur la tête à l’école, explique-t-il. J’ai l’impression qu’il faut traiter ces problèmes avec calme et avec discrétion. Si à chaque fois on en fait une affaire nationale, on ne nous aidera peut-être pas à les résoudre ([JT de 20 heures, 17 octobre 1989.)]. » Il reçoit un soutien de poids en la personne de Danièle Mitterrand, qui explique devant les caméras : « Si aujourd’hui, deux cents ans après la Révolution, la laïcité ne pouvait accueillir toutes les religions, toutes les expressions en France, c’est qu’il y aurait un recul ([Journaux télévisés, Antenne 2, TF1, 20 octobre 1989.)]. » Michel Rocard, Premier ministre, finit par soutenir son ministre de l’Éducation nationale. Mais le PS, et le gouvernement lui-même, sont divisés. Le ministre chargé des relations avec le Parlement, Jean Poperen, « approuve totalement » la décision du principal et met en garde contre une forme de « libanisation pacifique de la France ([L’Express, 13 octobre 1989.)] ». Laurent Fabius, Jean-Pierre Chevènement et l’association France-Plus, rivale de SOS-Racisme, souscrivent à cette analyse.

À droite, les divisions de la gauche et l’intervention de la femme du président de la République incitent à la mobilisation. L’avis majoritaire sera bien résumé par le jeune député-maire RPR de Neuilly, Nicolas Sarkozy : « Des pays musulmans modérés comme la Tunisie et le Maroc ont le courage d’interdire le port du tchador, non seulement à l’école mais dans les lieux publics. En France, on démissionne (…). Je suis pour l’intégration, mais pas à n’importe quelle condition. Lorsqu’on est en France, on respecte les traditions de la France ([Europe 1, 8 novembre 1989.)] . » Quelques voix discordantes s’élèvent toutefois, comme celle de Bernard Stasi, vice-président du Centre des démocrates sociaux (CDS), qui se déclare « tout à fait d’accord avec la position raisonnable » de Lionel Jospin : « Bien entendu, il est préférable, compte tenu du principe de la laïcité, qu’il n’y ait pas de signes trop apparents d’appartenance religieuse à l’école, mais il ne faut surtout pas exclure ([RFI, 26 octobre 1989.)]. »

Face à la flambée éditoriale et politique autour des élèves voilées, les organisations musulmanes cherchent à se positionner. Comme pour l’affaire Rushdie, elles comprennent mal la passion qui entoure l’affaire. Le nouveau recteur de la Mosquée de Paris, Tedjini Haddam, appelle à la « dédramatisation » et condamne les expulsions qu’il juge « discriminatoires » ([Le Monde, 21 et 24 octobre 1989.)]. Pour lui, le foulard est une recommandation religieuse, mais aucune contrainte ne doit être exercée en la matière.

Loin des caméras, les organisations rivales de la Mosquée de Paris s’activent discrètement à Creil après l’exclusion des trois élèves musulmanes. Estimant que le port du voile est une obligation religieuse, elles les inciteront avec succès à rompre un compromis trouvé quelques jours plus tôt avec le principal de l’établissement. Mais la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), née en 1985 et animée principalement par des Français convertis à l’islam ([Comme Yacoub Roty et Daniel Youssouf Leclerc.)], et l’Union des organisations islamiques en France (UOIF), mouvement qui prône une lecture de l’islam inspirée de la tradition des Frères musulmans, restent invisibles à la télévision. Ces organisations n’appelleront pas leur base à participer à la manifestation de La Voix de l’islam, qui réédite à Paris, le 22 octobre 1989, la marche organisée quelques mois plus tôt contre les Versets sataniques.

Thomas Deltombe

SOURCE : [LDH-Toulon

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