Atlanta, de Donald Glover

La ville d’Atlanta, connue pour la place qu’elle a pu prendre dans le combat contre les inégalités raciales aux États-Unis, a désormais sa série télévisée éponyme. Une série créée et scénarisée par le désormais célèbre acteur et rappeur Donald Glover et qui a reçu, le 8 janvier dernier, le Golden Globe de la meilleure comédie de l’année 2016. Si on peut évidemment reprocher au jury de limiter de fait cette série à sa forme comique, cette récompense a eu le mérite de disposer au vu et su d’un grand nombre de personnes une succession d’épisodes dressant le tableau des conditions existentielles de certains Afro-américains.

L’univers des séries télévisées a considérablement changé depuis cette dernière décennie, s’enfonçant toujours plus loin dans l’art du spectaculaire à coup de millions de dollars, certes, mais  ouvrant également les portes aux traitements d’objets relatifs aux discriminations. Ces questions n’ont-elles, depuis l’invention du genre, pas toujours plus ou moins été traitées ? Si elles l’ont été, ces thématiques n’en étaient pas moins tout à fait périphériques à travers des séries faisant office de “niche” – à l’instar de Roots (ou Racines en français) – ou à travers des épisodes concédant généreusement une miette à la dénonciation des inégalités, notamment raciales.

Et la France de patauger péniblement, parfois avec une assurance déconcertante, dans les clichés les plus élémentaires sur les conditions de vie des Noirs et Arabes des banlieues des grandes villes – à l’instar de la mini-série sans intérêt Kaïra Shopping – ou encore de construire des portraits décousus et désincarnés des réseaux de drogue dans ces mêmes banlieues, comme dans Cannabis[1]. Pendant ce temps, outre-Atlantique, les Étasuniens nous proposent de plus en plus de séries télévisées traitant frontalement des rapports sociaux de race et, plus particulièrement, de ce que signifie le fait d’être une personne afro-américaine aux États-Unis ; et plus que de traiter ces sujets, on montre les personnes non-blanches à l’écran et la discussion sur les Noirs est alors produite par des Noirs avec des Noirs.

La particularité d’Atlanta réside justement dans le fait qu’on est souvent plongé, à travers le personnage principal, Earn (joué par le créateur et scénariste de la série Donald Glover), dans des sphères presque exclusivement noires. Et c’est précisément par le prisme de ces sphères, ces lieux et ces instants passagers de la vie d’Earn, que le créateur de la série parvient à injecter de la complexité à des existences sociétalement et cinématographiquement malmenées : nous retrouvons de l’intersectionnel sans jamais évincer le biais racial, de l’unité communautaire sans jamais faire abstraction de la diversité. Cette série nous enjoindrait presque à nous questionner sur un point crucial de l’identité et du combat militant décolonial : peut-on parler de “communauté d’expérience”?

 

L’intersectionnalité et la race sociologique

En dix épisodes de vingt-quatre minutes chacun, Donald Glover nous présente dans Atlanta quelques instants de la vie d’Earn, un jeune afro-américain, père d’une petite fille, promis à un brillant avenir après quelques années d’étude à l’Université de Princeton. Or, sans jamais réellement en connaître les raisons, Earn semble avoir mis un terme à son parcours universitaire et ne plus fréquenter Princeton depuis trois ans. Dans une situation précaire impliquant des professions peu stables et mal rémunérées, un logement dépendant des personnes désireuses de l’accueillir (son ex-copine/mère de sa fille ou ses parents) et une fille dont il se doit partiellement de subvenir aux besoins, Earn apprend que son cousin Alfred (dit “Paper Boi”) commence à gagner en notoriété après la diffusion sur les réseaux sociaux de son clip de rap éponyme.

C’est dans ce contexte qu’Earn se propose de devenir le manager de son cousin, requête à laquelle ce dernier finit par accéder. Le cadre étant posé, l’intérêt de la série se manifeste par la très grande diversité des objets abordés, bien qu’effleurés : les rapports de la police à la folie, les transformations chirurgicales des corps (sexe ou race), l’homosexualité, les rapports femmes/hommes, le rap, les aspirations professionnelles, la pauvreté, la drogue, les armes à feu, la mémoire… La force de ces thématiques réside dans le fait qu’elles ne sont jamais pensées par le scénariste comme des éléments indépendants mais comme nécessairement intersectionnelles ; et la force de cette intersectionnalité tire ses origines d’une capacité à toujours joindre à ces thématiques les qualificatifs “afro-américain” et/ou “noir”. Autrement dit, le scénariste Donald Glover semble attacher une grande importance à présenter une  diversité des problèmes rencontrés à Atlanta et aux États-Unis, tout en ne perdant jamais de vue un objectif essentiel : parler des Noirs.

Et en effet, qu’il s’agisse de présenter le rapport à l’homosexualité et à la transexualité, le rapport aux relations entre les sexes, le rapport à la réussite économique, cette série parvient à mettre en exergue la particularité de ces phénomènes au sein des communautés afro-américaines mises en scène par le scénariste. Quand Alfred, le cousin rappeur d’Earn, est taxé sur un plateau de télévision d’homophobie et de transphobie, il explique que ses paroles sont interprétées alors que lui-même ne produit pas une construction du sens de ses textes et ne fait que rapper sans nécessairement chercher à transmettre un message politique et/ou haineux ; il ajoute en outre qu’il ne voit pas pourquoi il devrait se sentir concerné par les causes homosexuelles et transexuelles alors qu’il a déjà beaucoup à faire pour défendre sa propre dignité d’afro-américain aux États-Unis et qu’ils sont peu nombreux dans ledit pays à se mobiliser pour ses intérêts. Cet épisode, brillant pour son traitement de la non-automaticité de la convergence des luttes, vient démontrer la complexité de l’intrication de l’afro-américanité, de l’hétérosexualité et du milieu du rap.

Et les nombreux exemples d’intrication de caractéristiques identitaires, ces intersectionnalités, sont au service d’une trame de fond inamovible : on nous parle des Noirs, on nous parle de race sociologique dont il est difficile voire impossible de se défaire car elle nous colle à la peau. Pierre Sérisier, rédacteur d’articles sur les séries télévisées sur un blog du Monde, a d’ailleurs très bien senti l’une des vocations d’Atlanta : “ce que dit la série est que l’apparence est un paramètre qui ne peut être occulté. La couleur de la peau est un des paramètres de l’équation et vouloir faire comme s’il n’existait pas revient à commettre une erreur de calcul”[2]. Les rapports sociaux de race ne peuvent être cantonnés à des variables essentiellement dépendantes des rapports sociaux de classe ou des rapports sociaux de sexe ; les rapports sociaux de race constituent également des éléments susceptibles d’influencer de nombreux phénomènes sociaux, y compris ceux relatifs aux classes et aux sexes sociaux.

 

“Nègres de maison” ou “nègres des champs” ?

Cette comparaison a été, comme chacun le sait, notamment rendue célèbre par Malcolm X. Elle avait un double objectif politique assez explicite : produire un continuum entre le passé esclavagiste des États-Unis et la période dont Malcolm X a été contemporain, mais également produire une distinction dichotomique entre les Afro-américains de son temps – à savoir les intégrationnistes et les nationalistes noirs[3]. Dans le premier cas, celui des “nègres de maison”, Malcolm X nous décrit des personnes reconnaissantes envers le maître blanc, vivant sensiblement comme lui et avec lui, et désireuses de veiller à son bien-être par crainte que sa mort puisse nuire à leurs conditions d’existence ; dans l’autre, les “nègres des champs”, qui ne vivaient ni avec le maître blanc ni comme lui, souhaitaient au contraire voir ce dernier dépérir et ne lui seraient aucunement venus en aide à l’article de la mort.

Dans le contexte contemporain de Malcolm X, ce dernier jugeait qu’il était encore pertinent de mobiliser cette distinction tant elle permettait de situer et d’identifier des attitudes et des postures politiques différenciées des Afro-américains de son temps. Malcolm X tenait alors à clarifier son militantisme en exposant une radicalité désireuse de mettre un terme à la domination blanche ; ici, il ne s’agissait non pas de s’adapter à des règles pré-établies dont les Noirs n’avaient nullement participé à l’élaboration, mais de proposer un nouveau monde avec de nouvelles règles par les Noirs et pour les Noirs : autrement dit, résister aux inégalités non pas en refoulant ses différences mais en les exacerbant pour proposer un nouveau modèle. Dans cette perspective, Earn aurait pu rentrer dans la catégorie des “nègres de maison”, celle justement des intégrationnistes ou des “Oncle Tom” (pour reprendre une autre formule de Malcolm X) : il a fréquenté une grande université étasunienne dans laquelle il a nécessairement été principalement en contact avec des Blancs, il se montre peu enclin (même si surpris et plutôt choqué) à réagir vivement et négativement à l’utilisation du terme “nigger” – constituant pourtant un endonyme exclusif – par un homme blanc qu’il connaît etc… D’ailleurs son cousin Alfred n’hésite pas, alors qu’Earn se propose de devenir son manager, à lui objecter : « I need Malcolm (Malcolm X). You’re too Martin (Martin Luther King) »[4]. Le profil d’Earn et cette phrase le décrivant pourraient venir entériner cette distinction entre nationalisme noir et intégrationnisme. Pourtant, s’il semble que Donald Glover ait volontairement souhaité faire référence aux deux postures militantes historiques, le scénariste désirait également nous exposer un panel plus large.

À travers le personnage d’Earn, les figures dichotomiques du “nègre de maison” et du “nègre des champs” se voient subtilement façonnées, les réunissant pour former les différentes faces d’une même pièce, ou les réfutant. Earn ne constitue sans doute pas une figure de la résistance virile aux assauts racistes dont il peut être victime, il n’en est pas moins prêt à s’insurger face à une classe moyenne et bourgeoise afro-américaine critiquant le rap populaire – décrit par ces personnes comme un milieu de « voyous » – de son cousin Alfred dit “Paper Boi”. Earn est sans doute sensible aux convergences des luttes et pourraient volontiers dénoncer l’homophobie et le sexisme de certains Afro-américains, dont celui de Paper Boi ; il n’est néanmoins pas indifférent au point de vue de son cousin selon lequel il est ardu de produire des ponts entre les luttes quand on doit soi-même veiller à échapper aux discriminations dont on est victime. Earn constitue donc cette illustration contemporaine d’un “nègre” vacillant entre la “maison” du maître et les “champs”, s’ingéniant à faire des critiques à l’encontre des règles domestiques du maître blanc à l’aune de son expérience des terrains afro-américains populaires d’Atlanta. Ainsi, alors que dans une posture dichotomique, Earn aurait pu être qualifié d’ “Oncle Tom”, Donald Glover réadapte ingénieusement ces deux figures historiques en inscrivant la résistance dans la résignation, l’unité dans la diversité des parcours de vie.

 

Communauté d’expérience, aspiration à l’expérience communautaire

On l’aura compris, les expériences de vie d’Earn diffèrent singulièrement de celles de son cousin Alfred : Earn a fréquenté l’une des plus prestigieuses universités des États-Unis et s’est éloigné d’Atlanta durant ses quelques années d’études, il n’a jamais participé au trafic de drogue, a une petite fille et n’était – jusqu’au début de la série – pas inscrit sur les registres de police de la ville d’Atlanta. Ici, deux Afro-américains, sensiblement du même âge, ayant grandi dans la même ville et faisant partie de la même famille, ont des parcours qui divergent significativement. Même si ce propos semble relever du truisme, il constitue une prémisse dont les conséquences vont plus loin qu’un candide “nous sommes tous différents”. En réalité, cette prémisse, que l’on peut conjecturer de ladite série télévisée, en vient même à questionner l’existence d’une “communauté d’expérience” afro-américaine.

Souvent, dès lors qu’il s’agit de comprendre ce qui peut réunir des personnes formant une communauté, on cantonne le schéma explicatif à l’idée d’un ensemble d’expériences partagées ; c’est d’ailleurs particulièrement le cas quand on traite des populations racisées dites minoritaires. On part alors du principe que ce sont les expériences communes des discriminations raciales notamment – empiriques, historiques et mémorielles – qui sont à l’origine de la construction d’une communauté d’intérêt. Or, s’il est évident qu’il ne faut pas écarter d’un simple revers de la main ce phénomène, Donald Glover nous présente dans Atlanta quelque chose de sensiblement différent et, surtout, susceptible d’affiner nos analyses sur les identités des minorités racisées. En effet, Earn a certainement connu des expériences d’humiliation et de discrimination négrophobes – et on nous présente d’ailleurs certaines de ces humiliations dans la série –, mais la communauté restreinte comme élargie à laquelle il appartient n’est pas formée de personnes ayant toutes vécues les discriminations de plein fouet ou avec la même violence et intensité. Certes, Earn est décrit par son père comme un homme tentant de s’en sortir du mieux qu’il peut, “like the rest of us”[5]. Mais limiter l’appartenance communautaire d’Earn à une “expérience de la galère” consisterait à manquer une partie du tableau : l’aspiration à l’expérience communautaire. Earn aurait pu choisir de rester à l’Université de Princeton, aurait pu choisir de s’éloigner d’Atlanta ou d’avoir un enfant à un âge plus tardif ; l’univers des possibles qu’il était parvenu à se créer lui ouvrait la voie à de multiples opportunités. Et pourtant, il revient parce qu’il n’aspire pas à ces champs des possibles et fait le choix – choix qu’on peut difficilement qualifier de libre (peut-on d’ailleurs jamais le faire ?) tant il a pu être stimulé, il est vrai, par des expériences singulières – d’en revenir à la communauté afro-américaine populaire d’Atlanta.

Dans la situation explorée par le scénariste Donald Glover, nous semblons plus proches d’une aspiration économique et politique communautaire que d’une communauté d’expériences en réalité. Cette série vient exposer une communauté d’aspiration, des personnes qui aspirent à résister ensemble au racisme négrophobe étasunien, qui aspirent à pouvoir vivre voire survivre en se cantonnant à des rôles stéréotypés sans qu’ils soient nécessairement pensés et décrits par les Blancs (comme par les Noirs de classe moyenne et bourgeoise) comme des rôles stéréotypés ; bref, des personnes qui, quoi qu’en disent les pourfendeurs du communautarisme, souhaitent pouvoir se retrancher sur les opportunités offertes par les communautés afro-américaines tout en rejetant l’idée selon laquelle cesdites opportunités seraient stéréotypées et relatives à des pressions sociales voire des déterminismes culturels. On nous présente ici des choix, choix comme souvent emplis de contradiction  mais qui sont les subtils témoins d’aspirations : aspiration à la vie en communauté, aspiration à la résistance politique face au racisme et aspiration à la réussite économique. Trois formes d’aspirations que Donald Glover parvient à nous exposer, sans jamais oublier leur intrication. Trois formes d’aspirations qui nous présentent le désir communautaire non comme un déterminisme inconscient mais comme une option rationnelle et affective. Trois formes d’aspirations qui viennent dévoiler l’amour profond qui peut lier une personne à une communauté.

 

Yassin Boutayeb

 

Notes

[1]     http://seriestv.blog.lemonde.fr/2016/10/03/atlanta-question-identitaire/

[2]     http://seriestv.blog.lemonde.fr/2016/10/03/atlanta-question-identitaire/

[3]     https://www.youtube.com/watch?v=IAgLORiZqcc

[4]     « J’ai besoin d’un Malcolm (Malcolm X). Tu es trop Martin (Martin Luther King) ».

[5]     « comme nous tous » (le « nous » faisant vraisemblablement référence aux communautés afro-américaines).

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