Entretien avec Amzat Boukari-Yabara : historien et secrétaire général de la Ligue Panafricaine – Umoja

AFRICA UNITE ! Pour une histoire du panafricanisme

De la révolte des esclaves de Saint-Domingue aux luttes d’indépendance de la seconde moitié du XXe siècle, l’historien Amzat Boukari-Yabara, auteur de « Africa unite ! » (La découverte, 2014) revient sur la diversité et les contradictions des expériences panafricaines qui ont fait l’histoire de ce mouvement. Entretien.

Au début de votre ouvrage, vous écrivez que « [l]e panafricanisme est une énigme historique » (p. 5), que ses définitions varient, mais qu’en même temps « entre Amériques, Europe et Afrique, il n’y a pas d’histoire universelle sans histoire du panafricanisme » (p. 6) : comment définiriez-vous le panafricanisme comme projet politique ? Quelle est la différence entre le pan-négrisme et le panafricanisme ?

 

Le panafricanisme est une idéologie politique qui réunit de manière systémique et dynamique les mouvements de libération qui se sont construits, à travers l’aspiration commune de l’unité, dans les luttes menées par les peuples africains pour la restauration de leur conscience historique déchirée par des siècles de déracinement culturel, pour la réappropriation de leurs ressources matérielles et immatérielles spoliées par les systèmes de prédation économique capitaliste, et pour la réorganisation des relations internationales tenant compte de la défense des intérêts des peuples africains par eux-mêmes.

 

Le panafricanisme a d’abord été un pan-négrisme dans le sens où il s’est construit en résistance à la traite transatlantique qui, organisée et contrôlée par les Européens, avait la particularité de mettre en esclavage uniquement des Noirs. Entre l’indépendance de la République Noire d’Haïti en 1804 et la conférence de Berlin pour le partage colonial de l’Afrique en 1885, le pan-négrisme devient du panafricanisme. Les militants panafricains comprennent que le sort des peuples noirs partout dans le monde est lié à celui du continent africain, que tant que l’Afrique sera dominée et humiliée, les Africains établis dans le reste du monde le seront également, indépendamment de leur réussite individuelle.

 

Haïti semble occuper une place de premier plan dans votre travail. Par ailleurs, dans son livre A History of Pan-African Revolt (publié initialement sous le titre A History of Negro Revolt), C.L.R. James fait de la révolte d’esclaves de Saint-Domingue, au moment de la Révolution française, le point de départ des futures révoltes d’esclaves aux États-Unis. De la même manière, dans son livre La contre-révolution coloniale en France, Sadri Khiari écrit que « le Pouvoir noir à Haïti a ouvert l’époque de la révolution décoloniale ». En quoi la « naissance de la  »première république noire » marque l’entrée des Africains comme acteurs à part entière dans l’histoire contemporaine des relations internationales » (p. 22) ?

 

Des expériences révolutionnaires décoloniales plus importantes qu’Haïti du point de vue stratégique, mais non-concluantes du point de vue de l’histoire des relations internationales, ont eu lieu, notamment au Brésil avec le Quilombo de Palmares, en Jamaïque avec les Marrons et dans d’autres territoires de la Caraïbe. Le quilombisme et le marronnage sont les racines de territoires décoloniaux organisés sur la base d’une résistance économique, politique, militaire et socioculturelle panafricaniste.

 

La différence est que quand les Africains de Saint-Domingue se révoltent, ils le font en interprétant à la lumière de leur condition servile les contradictions d’une révolution qui les considère comme marginaux, et ils s’engagent en fonction de leurs propres aspirations jusqu’à se retrouver au cœur de l’épisode contre-révolutionnaire. Des hommes et des femmes nés en Afrique, auxquels on a enlevé toute initiative sur leur destin en les déportant en captivité, ont compris les enjeux économiques et politiques qu’ils représentaient pour la révolution française de 1789, puis construit un rapport de force avec les Espagnols, les Britanniques, les Français et les Américains pour provoquer l’abolition de l’esclavage en 1794, avant de se sacrifier pour leur liberté, le cas le plus emblématique étant Toussaint Louverture qui se laisse capturer et déporter pour accélérer la guerre d’indépendance contre la France.

 

La révolution panafricaine est triple. Premièrement, le centre de l’Afrique n’est plus le continent mais une île caribéenne libérée par des Africains coalisés, d’où la naissance du panafricanisme, avec des répercussions politiques immenses dans les colonies espagnoles, en France et aux Etats-Unis. Ensuite, les grandes puissances cités plus haut découvrent avec horreur qu’elles peuvent tout perdre dès lors qu’elles refusent ou tardent à se coaliser, leçon qu’elles feront payer à Haïti et qu’elles retiendront pour la colonisation de l’Afrique et plus particulièrement du Congo, en validant le concept krypto-impérialiste de « communauté internationale ». Et enfin, le système capitaliste, expulsé de ce qui était alors la colonie la plus riche du monde, introduit le racket financier de la dette en obligeant Haïti à verser 150 millions de francs à la France en reconnaissance de son indépendance, dans un mécanisme fondateur de la recolonisation par la guerre économique.

 

Pourriez-vous revenir sur la naissance du « sionisme noir » ? Pourquoi l’Éthiopie est-elle devenue le « cœur de l’imaginaire nationaliste noir » (p. 37) au XIXème siècle ?

 

Dans les descriptions plus anciennes, l’Ethiopie désignait un territoire continental ainsi que les mers entourant ce territoire connu aujourd’hui comme étant l’Afrique, et dont certains royaumes comme celui d’Aksoum englobaient une grande partie du golfe arabique pré-islamisé. Le sionisme noir correspond à l’émergence d’un nationalisme territorialisé : il nous faut une terre, déclarent des Africains libérés aux Etats-Unis ou dans la Caraïbe au début du 19ème siècle. Le Libéria et la Sierra Leone seront des expériences de retour misant davantage sur la colonisation téléguidée par les intérêts américano-britanniques que sur le nationalisme noir.

 

En revanche, en 1896, l’Ethiopie de Ménélik II remporte une bataille militaire contre l’Italie à Adoua. Cette victoire a un retentissement important parmi les communautés afro-américaines et afro-caribéennes qui ne connaissaient le pays que dans un cadre spirituel. Le courant religieux de l’éthiopianisme adaptait les récits bibliques à la situation des Africains déportés en plaçant la Terre promise en Afrique. Le fait que l’église éthiopienne, avec ses personnages sacrés africains à la peau noire, soit distincte du christianisme occidental qui porte une lourde responsabilité dans l’esclavage et la construction du racisme, que l’Ethiopie a également résisté aux convoitises arabes et ottomanes, sont des points qui renforcent l’identification. La découverte de l’histoire riche et millénaire de l’Ethiopie indépendante favorise le passage d’un discours spirituel à un discours politique et militaire illustré par le voyage du militant haïtien Bénito Sylvain à Addis-Abeba en 1897.

 

De manière générale, quel fut le rôle des Églises africaines dans le développement du panafricanisme ?

 

Leur rôle est à la fois central et controversé, quand on le compare à la force positive des spiritualités africaines qui ont nourri les résistances politiques et culturelles. C’est une cérémonie vodou à Bwa Kaïman qui a lancé la révolution à Saint-Domingue en 1791. Il faut préciser que le mot « église » ne fait pas forcément référence à des lieux de cultes en conformité avec les dogmes catholiques ou protestants, ni aux actuelles églises de réveil qui essaiment dans les communautés africaines. Pour problématiser en préservant les susceptibilités, il faudrait dissocier le mot « église » du mot « mission », et comprendre que l’enjeu primordial pour le paradigme panafricain reste la désaliénation et la connaissance libre des éléments d’ancestralité et de spiritualité africaine.

 

Les églises créées et contrôlées par des Africains furent des espaces de formation intellectuelle, des réseaux d’information et de solidarité économique, aussi bien dans l’aide aux fugitifs pourchassés par les chasseurs d’esclaves aux Etats-Unis que dans le cadre des résistances anticoloniales. De nombreux nationalistes africains ont appris à retourner le public d’une église contre les objectifs initiaux de l’église, à savoir l’aliénation, pour réclamer un élargissement de leurs droits ou pour lancer des mouvements similaires à ceux de la théologie de la libération.

 

Pourriez-vous revenir sur le concept de « double conscience » que développe W.E.B. Du Bois dans Les Âmes du peuple noir ? En quoi ce concept vous semble-t-il toujours actuel/dépassé ?

 

Du Bois évoquait la difficulté pour le Noir aux Etats-Unis de concilier deux appartenances. Peut-on être Noir et Américain ? La question est bien évidemment toujours valable pour infirmer l’idée que l’élection de Barack Obama aurait ouvert une époque « post-raciale », mais en même temps, la conscience est devenue multiple, plus complexe et stratifiée. Le concept permet de comprendre comment nos identités sont hiérarchisées et perçues de l’extérieur, puisque la réflexion sur la « double conscience » de Du Bois renvoie au sentiment d’être vu derrière un voile et de voir le monde derrière un voile. Qu’est-ce qui fait que le regard extérieur privilégie tel ou tel critère d’apparence plutôt qu’un autre pour définir l’appartenance ? Qu’est-ce qui fait sens dans l’apparence et dans le regard ? Ce concept reste très lié à l’intime, chacun doit avoir le droit de décider ce qu’il veut dévoiler de lui et l’identité par laquelle il souhaite se faire connaître au monde.

 

Quels étaient les objectifs de la conférence panafricaine de Londres (1900) ? En quoi fut-elle le point de départ du panafricanisme ? En quoi le congrès panafricain de 1919 joua-t-il un rôle différent que la conférence de Londres ?

 

La conférence panafricaine de 1900 organisée par l’avocat trinidadien Henry Sylvester-Williams visait à réunir les militants et intellectuels noirs du monde entier pour débattre de la situation inhumaine dans les colonies, notamment en Afrique du Sud. Pour la première fois, on met en place une association organisée avec un bureau, un secrétariat, un agenda, un journal, un compte-rendu et des communiqués, dont un « Appel aux nations du monde » qui résume les revendications des panafricanistes.

 

En 1919, c’est le premier congrès panafricain, organisé à Paris par Du Bois. La différence est qu’il y a une refonte de la « communauté internationale » au lendemain de la Grande Guerre, avec la création de la Société des Nations, et les militants panafricains veulent avoir leur mot à dire en réclamant notamment que les colonies allemandes soient remises aux Africains plutôt que placées sous mandat français, belge et britannique. Ils réclament les outils politiques, économiques et juridiques pour défendre eux-mêmes leurs intérêts, et doivent composer leurs revendications dans un monde progressivement clivé entre le capitalisme et le communisme.

 

Comment expliquer que des figures comme Blaise Diagne, en France, ou W.E.B. Du Bois, aux États-Unis, aient joué un tel rôle dans le recrutement de soldats noirs au moment de la Première Guerre mondiale ?

 

Blaise Diagne, le député du Sénégal, était tout simplement un pur produit de l’assimilation française, un vendu qui faisait croire aux soldats africains qu’ils auraient les mêmes droits que les colons en versant leur sang. Ce fut une arnaque qui permit à Diagne de poursuivre une carrière politique mais dans le même temps, la classe sociale des anciens combattants va jouer un rôle essentiel dans le combat anticolonialiste. Aux Etats-Unis, les soldats noirs ont été utilisés dans absolument toutes les guerres y compris celle d’indépendance, et la pensée de Du Bois est du coup bien plus complexe. Pour résumer, il fut dans les années 1900 assez proche des milieux libéraux blancs américains, avant de connaître peu après 1910 une brève et décevante expérience socialiste qui l’amena néanmoins à voir dans la Guerre une possibilité pour les colonies de participer à l’édification d’un nouvel ordre mondial et pour les Noirs de s’émanciper.

 

Si la position de Du Bois sur le recrutement de soldats noirs peut paraître similaire à celle de Diagne, elle ne l’est absolument pas dans les motivations car Du Bois écrit un article en 1915 où il explique les racines africaines de la Guerre. Diagne veut des soldats noirs pour sauver la Mère-Patrie dans une logique d’assimilation coloniale, alors que Du Bois veut des soldats noirs pour infiltrer et déségréguer l’armée américaine et peser sur le sort de l’Afrique. D’ailleurs, c’est de manière quasi-clandestine que Du Bois quitte les Etats-Unis pour Paris, et c’est à la condition que Diagne soit présent, que l’on autorise Du Bois à tenir le congrès panafricain de 1919. La rivalité entre Diagne et Du Bois illustre la manière dont le système français a toujours fabriqué et favorisé des agents domestiques noirs pour combattre le panafricanisme tout en donnant le sentiment d’une liberté qui vit de nombreux Afro-Américains fuir la ségrégation aux Etats-Unis pour se réfugier à Paris.

 

Au moment de la Première Guerre mondiale, Du Bois écrivit de nombreux articles dans The Crisis sur la question de l’impérialisme et de la super-exploitation de l’Afrique par l’Europe, par la suite ces écrits aboutirent à une analyse de Du Bois des contradictions internes au prolétariat des États-Unis (au début des années 1920 notamment)[1] : quel fut l’impact des analyses de Du Bois sur le mouvement panafricain ?

 

Du Bois avait une vision dépassant le seul « monde noir », et au fur et à mesure qu’il développait une lecture marxiste indépendante, il a lié le panafricanisme aux luttes anticolonialistes en Asie où il effectua plusieurs voyages. Ses notes sur la conférence de Bandung d’avril 1955 montrent qu’il était très en avance sur cette question. Certaines de ses positions reprennent la critique de Lénine sur la partition impérialiste de l’Afrique et le rôle des monopoles, et d’autres doivent être nuancées car au début des années 1920, il y a une lutte terrible entre les différents leaders noirs aux Etats-Unis, plus précisément à Harlem. Marcus Garvey est radicalement anticommuniste, Asa Philip Randolph développe une lutte syndicale noire contre l’American Federation of Labor, Cyril Briggs passe du nationalisme noir au communisme… Bref, il faut retenir des analyses de Du Bois la manière dont il croise l’histoire africaine et la sociologie afro-américaine pour montrer, dans ses écrits de l’époque, les affinités entre le socialisme et les modes d’organisation communautaire africains.

 

Pourriez-vous revenir sur les différences entre le panafricanisme de Du Bois et celui de Marcus Garvey ? Pourquoi le projet garveyiste de retour en Afrique a-t-il échoué ?

 

Les deux approches sont en réalité complémentaires, mais comme avec Malcolm X et Martin Luther King, l’opinion publique qui se nourrit auprès d’une historiographie divisionniste et anti-africaine a toujours tendance à opposer les figures de libération issues d’un même combat panafricain. Néanmoins, Du Bois avait une approche plus institutionnelle du panafricanisme, plus complexe et problématisée dans un cadre plus global. Son panafricanisme est le résultat de sa formation sociale, celle d’un intellectuel interdisciplinaire et critique, premier Noir docteur en histoire de Harvard, formé à la sociologie en Allemagne par Max Weber, qui a vécu près de cent ans en léguant de solides institutions académiques, et qui a constamment revisité ses positions.

 

Avec une organisation de masse, une église, des ordres politico-religieux, des groupes paramilitaires, une compagnie de navigation et des entreprises, le panafricanisme de Garvey, beaucoup plus populaire et revendicatif, s’inscrit dans une approche digne d’un empire ou d’un Etat-Nation dont le caractère initialement plus dogmatique que celui de Du Bois va voler en éclat sous l’effet des crises internes à son mouvement, l’UNIA, et nourrir une multitude de courants dont les plus féconds relèvent du mouvement rastafari, de la négritude et du Black power. Et puis au-delà du rapport incroyablement passionnel et pathétique de Garvey à ses deux femmes et collègues, Amy Ashwood et Amy Jacques, je pense que beaucoup de femmes noires, qu’elles se reconnaissent ou pas dans l’afro-féminisme, seraient surprises de voir à quel point leur rôle était déjà central pour le panafricanisme à cette époque. Idem pour Du Bois qui a été un soutien de toutes les luttes pour l’émancipation des femmes noires.

 

Garvey en misant tout sur l’Afrique sans y avoir été une seule fois, avait créé une véritable nation en quête de sa terre de rédemption pour devenir un Etat. Il est important de savoir que le retour des Afro-Américains au Libéria qui a été organisé à partir des années 1820 dans le cadre d’un projet colonial n’a pas grand-chose à voir avec le projet de retour au Libéria lancé par Garvey après 1920. Combattu par la Maison-Blanche et le FBI, le projet garveyiste prévoyait tout ce que le projet colonial avait refusé d’intégrer : création d’écoles, pharmacies, dispensaires, avec un vrai plan de développement agricole pour rompre avec la dépendance alimentaire et économique. A l’époque, le Libéria, endetté, rejette la demande d’établissement de Garvey après avoir subi la pression de la France et de l’Angleterre qui contrôlaient les colonies voisines, des Etats-Unis qui craignait la puissance de l’UNIA, et de la multinationale Firestone qui cherchait à s’emparer de plantations d’hévéa.

 

En quoi la négritude est-elle née « dans le mouvement de retour à l’Afrique » (p. 98) ?

 

L’Afrique a redonné une identité à des millions de personnes déracinées que l’on voulait maintenir dans une position subalterne. Une bataille politico-culturelle a été livrée au 19ème siècle entre intellectuels haïtiens, certains voulant garder la référence culturelle française, et d’autres comme Anténor Firmin appelant à se tourner vers l’Afrique et les civilisations égypto-nubiennes. C’est dans ce second courant, que des écrivains comme Jean Price-Mars ou Aimé Césaire vont s’inscrire, ce dernier fondant officiellement le mouvement de la Négritude avec les écrivains guyanais Léon-Gontran Damas et sénégalais Léopold Sédar Senghor. Ce dernier, incapable de traduire ses écrits poétiques dans une politique autre que néocoloniale et universaliste, sera scientifiquement et politiquement combattu par Cheikh Anta Diop.

 

La manière dont la liaison entre Afrique et négritude se fait dans les années 1930, décennie d’apogée du colonialisme, du fascisme et du nazisme, permet de comprendre en quoi le panafricanisme est porteur d’une humanité. Le panafricanisme porte dans son ADN la résistance aux crimes commis contre l’humanité, en premier lieu celui de la déportation et la mise en esclavage de captifs africains pendant plusieurs siècles. Césaire, en liant Haïti et le Congo qui ont subi les plus grandes propagandes racistes de l’histoire occidentale, montre que le retour culturel à l’Afrique permet de réconcilier cette humanité.

 

La lutte contre l’invasion de l’Ethiopie par l’Italie fasciste semble avoir été un moment crucial dans l’évolution du panafricanisme. Pourriez-vous revenir sur la centralité de l’Ethiopie pour le projet panafricain ?

 

L’Ethiopie est restée indépendante et faisait partie de la Société des Nations. Quand Mussolini décide de l’attaquer en 1935 pour venger l’Italie de l’humiliation d’Adoua, la SDN fait la sourde oreille. L’empereur Haïlé Sélassié part en exil et annonce que si la SDN ne réagit pas, c’est le monde qui s’embrasera très vite. En plus des rastafariens qui voient en Haïlé Sélassié un Dieu vivant, les militants panafricains dans le monde entier s’organisent pour aider la résistance éthiopienne. Une nouvelle génération se crée dans cette cause commune, et reprendra le projet panafricain en accentuant la question anticoloniale, sous la houlette de George Padmore, qui rompt avec le communisme, et de Kwame Nkrumah. L’Ethiopie est ainsi le lieu où, en 1963, est créée l’Organisation de l’Unité Africaine.

 

Dans quelle mesure le panafricanisme a-t-il joué un rôle dans les indépendances post-1945 ? Quels rapports y-a-t-il entre panarabisme et panafricanisme après la Seconde Guerre mondiale ?

 

Le panafricanisme a accompagné les mouvements de libération nationale sur une base politique, culturelle et militaire. Si l’échec pour réaliser une unité syndicale panafricaine est selon moi le point crucial, on retient généralement les débats pour savoir si les Etats devaient devenir indépendants séparément dans des frontières héritées du colonialisme, ou ensemble dans une entité fédérale. C’est la première solution qui a prévalu, sous la responsabilité de présidents souvent imposés aux peuples par les puissances coloniales, notamment dans les anciennes colonies françaises qui sont, comme Frantz Fanon le rappelait, les obstacles les plus conséquents à la libération et l’unité africaine. Des indépendances ont été conditionnées par la France au renoncement à la souveraineté monétaire, diplomatique, militaire et culturelle. Des leaders panafricanistes, de Patrice Lumumba à Thomas Sankara, ont été assassinés pour s’y être opposés.

 

Sur les rapports avec le panarabisme, cela dépend de ce qu’on entend réellement par « panarabisme ». La guerre d’Algérie a été pour l’ensemble du continent africain une lutte de libération et d’autres mouvements politiques passés à la lutte armée au Cameroun, en Angola, en Guinée-Bissau ou en Afrique du Sud ont été entraînés ou armés depuis l’Afrique du Nord. A la fin des années 1950, alors que les visions panafricaines de Nkrumah et panarabes de  Nasser pouvaient espérer profiter de l’esprit de Bandung pour se connecter dans un cadre internationaliste, une figure comme Fanon, ambassadeur du GPRA à Accra, faisait le lien avec l’Afrique du Nord où plusieurs mouvements de libération africains avaient leur siège. L’élimination de Mehdi Ben Barka et la politique africaine du Maroc, les difficultés de la seule Afrique du Nord à s’unir politiquement en dépit des éléments communs de langue ou de religion, ainsi que l’histoire particulière de l’Egypte sous Nasser puis Sadate, de la Libye de Kadhafi et du Soudan aujourd’hui divisé sont quelques uns des points qui sont à discuter plus largement.

 

Sur la forme, une solidarité continentale d’Alger au Cap a existé tant que les grands combats idéologiques le permettaient, mais depuis trente ans, c’est une agonie relative. Pourtant, nous sommes saisis en tant que militants panafricains au sujet de la cause palestinienne qui suscite une intense bataille diplomatique en Afrique subsaharienne, nous sommes conscients de la négrophobie en Afrique du Nord ou de la servitude des Noirs en Mauritanie et dans les pays du golfe, ainsi que de l’expansionnisme des puissances émiraties. Les gouvernements africains, au contraire des militants, ont totalement capitulé sur ces questions. La réalité est que le panafricanisme ou le panarabisme n’ont plus grand chose à voir avec les Etats ou institutions auxquels un public non-informé aurait instinctivement tendance à les raccrocher. Les dirigeants de la Ligue Arabe comme de l’Union Africaine servent des intérêts éloignés de l’unité arabe ou africaine. Des groupes militants organisés peuvent reconstituer l’unité à condition de ne pas reproduire les dominations, dont l’une porte le stigmate de l’esclavage arabo-musulman. Cette partie de l’histoire qui reste actuelle doit être débattue hors de l’ingérence occidentale, non pas sous l’angle de la victimisation ou de l’islamophobie mais sous celui des résistances menant à la renaissance africaine.

 

C.L.R. James et George Padmore jouèrent un rôle important dans la formation de Kwame Nkrumah, figure de premier plan du panafricanisme. Alors que James déclarait à Padmore que Nkrumah « n’était pas très brillant, mais qu’il était déterminé à chasser les impérialistes d’Afrique » au moment où Nkrumah partait pour l’Angleterre, il écrivit par la suite qu’« un an plus tard, je lis une allocution de Nkrumah sur l’impérialisme qui était un chef-d’oeuvre. En un an, il avait appris ce qui nous avait demandé des années d’apprentissage et d’élaboration. Mais il ne fit pas qu’apprendre. Il apporta à l’organisation de Padmore un grand nombre de connaissances propres et d’idées constructives[2] ». Pourriez-vous revenir sur l’évolution de Nkrumah et sur le rôle qu’il joua dans la révolution ghanéenne ?

 

Kwame Nkrumah a construit sa réputation et sa formation politique aux Etats-Unis et en Angleterre pendant un exil de douze ans. En 1945, il est la pièce maitresse du congrès panafricain de Manchester, qui lance la marche pour l’indépendance et l’unité de l’Afrique. Quand il revient en Gold Coast en 1947, c’est à l’invitation de membres de la petite bourgeoisie conservatrice qui, ayant eu connaissance de son dynamisme, lui ont demandé de restructurer leur parti politique. Nkrumah va donc s’emparer d’un appareil politique dont l’orientation idéologique était contraire à la sienne, et progressivement retourner cet outil en sa faveur, avant de créer son propre parti avec lequel il remporte les élections alors qu’il est emprisonné.

 

Quand il devient chef du gouvernement, il doit négocier avec les Britanniques une transition de six ans au cours de laquelle il a le temps d’observer ses adversaires, d’apprendre de ses erreurs et de comprendre que l’indépendance du Ghana, effective le 6 mars 1957, n’est rien sans la libération et l’unification de l’Afrique. Il lance alors le projet politique des Etats-Unis d’Afrique, exigeant de chaque Etat devenant indépendant qu’il renonce à sa souveraineté au profit d’un gouvernement continental gérant en commun la défense, la diplomatie et la monnaie. Engagé au Congo auprès de Lumumba, il ne ménage pas ses efforts mais son plan est rejeté au profit du système de l’OUA en 1963, et trois ans plus tard, il est renversé par un coup d’état. Objectivement, tout le monde s’accorde à dire que la vision de Nkrumah était la seule possible pour développer l’Afrique[3].

 

Le panafricanisme vous semble-t-il toujours pertinent aujourd’hui ? Pourquoi ?

 

Le fondement contemporain de l’unité africaine était de remédier à deux problématiques. Premièrement, la fragmentation de l’Afrique (mais également des îles culturellement africaines de la Caraïbe et de l’Océan Indien qui sont encore sous domination coloniale française) qui a donné naissance à des Etats qui ne sont absolument pas viables économiquement ni capables de se défendre militairement. La seconde est la dépossession de la souveraineté politique et économique des peuples africains, qui est le résultat de cette fragmentation, de l’exploitation coloniale intensive et des structures économiques primitives qui empêchent tout développement. Il est pertinent, et même évident, que les deux problématiques sont liées et doivent être résolues de manière conjointe et dialectique.

 

Les dirigeants africains ont très peu de possibilité et encore moins de volonté de former des alliances alternatives entre eux ou en dehors du continent en raison du fait que le pouvoir politique est encore à décoloniser. L’objectif d’une organisation politique fédérale comme celle que je représente, la Ligue Panafricaine – UMOJA (LP-U)[4], est de réunir toutes les personnes panafricanistes confirmées ou aspirantes qui se reconnaissent dans cette histoire, de construire et développer des sections affiliées dans chaque territoire africain et de la diaspora afin de court-circuiter les relations verticales d’émetteur (l’ancienne métropole) à récepteur (la néocolonie) qui alimentent le système néocolonial. Le pouvoir politique panafricaniste doit se construire dans un travail d’éducation et d’autoformation collective qui rejette la personnalisation du panafricanisme et la notion néolibérale de « leadership » qui alimentent inutilement les égos. La conclusion habituelle – Don’t agonize, organize – est qu’il faut cesser de se tourmenter et continuer à s’organiser.

 

Propos recueillis par Selim Nadi, membre du PIR

 

Notes

[1] « Jusqu’à quel point peut-on appliquer le dogme de la lutte des classes au peuple noir aux États-Unis aujourd’hui ? Théoriquement, nous faisons partie du monde prolétaire dans la mesure où nous sommes principalement une classe exploitée de travailleurs bon marché ; mais en pratique nous ne faisons pas partie du prolétariat blanc et nous ne sommes pas vraiment reconnus par ce prolétariat. Nous sommes victimes de leur oppression physique, de l’ostracisme social, de l’exclusion économique et de la haine personnelle ; et lorsque nous ne cherchons qu’à survivre en nous défendant nous-mêmes, on nous traite de  »jaunes ». »

[2] Cité dans Matthieu Renault, C.L.R. James. La vie révolutionnaire d’un « Platon noir », La Découverte, Paris, 2015, p. 160.

[3] Kwame Nkrumah, CETIM, 2016 : http://www.cetim.ch/kwame-nkrumah-une-pensee-essentielle/

[4] Ligue Panafricaine – UMOJA : http://lp-umoja.com/lpu/onepage/

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