Contribution au débat

A propos de la campagne contre l’islamophobie du CCIF : Etre ou ne pas être le colonel Bendaoued

Ceci est une lecture critique de la campagne contre l’islamophobie du CCIF qui a suscité de l’enthousiasme chez certains et du scepticisme chez d’autres. Nous sommes de ces derniers. Ce point de vue d’Houria Bouteldja se veut constructif, fraternel mais sans concession. C’est parce que le travail de terrain et de conscientisation du CCIF nous paraît précieux que nous estimons nécessaire d’ouvrir ce débat, maintenant que la campagne a pris fin.

J’ai suivi la campagne du CCIF(1) avec empathie. Avec empathie et perplexité. Pourquoi avec empathie ? D’abord parce que cette campagne est l’expression de la puissance indigène. C’est une campagne qui dit d’abord : nous sommes là, musulmans, en France. Il faut que la société française en prenne acte. Il n’y a pas de retour en arrière possible. C’est une lutte des populations racialement dominées pour faire valoir un droit de cité que l’islamophobie médiatique et institutionnelle nous refuse. Le refus de la RATP(2) d’accorder à la campagne un espace publicitaire est aussi une lutte raciale : c’est la résistance d’une composante de la société blanche à cette poussée de la puissance indigène. Le caractère « politique » et « confessionnel » de l’annonceur a été mis en cause pour justifier ce refus. Mais combien d’affiches caritatives émanant d’annonceurs confessionnels sont visibles dans le métro parisien ? Par ailleurs, en 2011, le Mouvement français pour le planning familial et le Conseil régional d’Île-de-France lançaient une campagne d’affichage dans le métro intitulée « Sexualité, contraception, avortement : un droit, mon choix, notre liberté » : la régie publicitaire Métrobus ne juge-elle pas comme politique l’action du planning familial ? Le 15 novembre dernier, nous avons eu droit à une autre expression de cette résistance blanche, agressive cette fois : celle de l’hallucinante émission radio de Marc-Olivier Fogiel sur RTL « On refait le monde » dans laquelle le CCIF était accusé de représenter l’« islam fondamentaliste », de refuser de s’intégrer, de s’approprier la Nation, voire de viser – rien que ça – une « substitution de population ». Un reproche leur a été fait : Pourquoi ne pas avoir fait une campagne contre l’islamisme radical ?

Si Fogiel n’était pas un propagandiste, il saurait que le CCIF est un collectif qui lutte efficacement depuis 2003 contre l’islamophobie et qu’il jouit d’une reconnaissance tant auprès de la communauté musulmane, des citoyens antiracistes que de certaines instances internationales telles que l’ONU. Mais Fogiel est un propagandiste, aussi ne s’est-il pas donné la peine de corriger les excès verbaux de certains de ses invités. Il en a même rajouté en traitant les représentants du CCIF de « lâches ». Passons.

S’il est clair pour nous que la récente campagne du CCIF est bien l’expression d’une lutte de résistance indigène, qu’en est-il de sa stratégie, de ses intentions ? Sont-elles à la hauteur de la prétention affichée par ceux qui l’ont conçue et qui la défendent – montrer les indigènes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être dans le sens commun raciste ? Rien n’est moins sûr. D’où ma – grande – perplexité.

« Nous (aussi) sommes la nation » ou comment la campagne du CCIF évacue la question raciale

Être héritiers ou ne pas l’être, telle est la question. Nos anciens nous ont offert un adage « ‘arbi, ‘arbi wa louken el colonel Bendaoued »(3) . Cette simple formule réfute avec une intense lucidité l’illusion intégrationniste. Elle dit : tu es un arabe et tu le resteras quoi que tu fasses. « Arabe » ici, ne signifie pas appartenance à un groupe culturel et linguistique. Il signifie « race subalterne ». Cette formule de la conscience coloniale algérienne ajoutée à notre expérience des discriminations, générations après générations, devrait suffire à nous vacciner contre l’illusion intégrationniste. Et pourtant, le CCIF s’illusionne. Du moins en apparence.

Première illusion : l’égalité serait déjà là. Pour pouvoir dire « nous sommes la nation », il faudrait déjà être des égaux. Or, discriminés, ghettoïsés, injuriés quotidiennement par les medias mainstream, nous ne sommes pas la nation. Le présupposé de la campagne est pourtant bien que c’est en l’affirmant et en faisant la démonstration de la présence indigène que nous serons (aussi) la nation. Nous ne pouvons pourtant pas être de cette nation, de cette identité nationale, entièrement construite sur une identité blanche, européenne et chrétienne.
C’est pourtant cette ambition qui anime l’un des visuels de la campagne du CCIF.

L’une des affiches de la campagne fait en effet référence au serment du Jeu de paume : imitant la célèbre toile de David qui a immortalisé l’événement, l’image représente des musulmans qui tiennent le rôle des députés des États généraux, certains arborant un drapeau tricolore, tandis qu’au premier plan trois personnages figurent respectivement un catholique, un juif et un sikh.

Cette image est là pour inscrire les musulmans dans la continuité nationale. Les musulmans qui ont la carte d’identité française seraient ipso facto des Français, jusqu’à s’inscrire dans l’histoire de France à un moment bien précis : celui de la constitution de la France comme État-nation. Cette stratégie de communication révèle ici sa propre impasse intégrationniste. Pour modifier le regard sur les musulmans, pour représenter les musulmans comme étant déjà membres de la nation française, il faut susciter dans l’imaginaire politique un fantasme : les musulmans seraient constitutifs de la nation y compris dans son moment fondateur. Or, il s’agit bien d’un fantasme : s’il est vrai que nombre d’entre nous sont titulaires de la citoyenneté française, c’est la colonisation qui nous a liés à la France, par la force des baïonnettes. À travers l’histoire, nous ne sommes pas partie prenante de la France comme nation. Nous sommes des sujets, pas des citoyens. Nous sommes des indigènes de la république. Ainsi notre propre histoire de colonisés d’une part et d’héritiers des luttes anticoloniales d’autre part est effacée. Moi qui me croyais fille d’Abdelkader et de Lalla Fatma M’semer, me voilà celle de Robespierre !

Or, il s’agit bien pour le CCIF d’évacuer cette dimension gênante : la question raciale/coloniale qui clive le corps national. Le slogan « Nous sommes (aussi) la nation » n’a plus aucun sens si l’on tient compte de cette réalité. La campagne est donc bien obligée de produire des fantasmes, des illusions, des rêves.

En politique, tous les rêves ne se valent pas. Le rêve du CCIF est celui d’une intégration de la population musulmane dans un imaginaire national établi – en allant même plus loin, car les drapeaux tricolores ne figuraient même pas sur la toile de David qui inspire le visuel. On pourrait au contraire imaginer une série de visuels où des Français identifiables comme Blancs endosseraient les couleurs, les drapeaux, les slogans des luttes décoloniales. Ce serait donc, par exemple, aux citoyens blancs de s’investir dans le slogan : « Diên Biên Phu, c’est (aussi) notre victoire ! » Ce serait tout autant un rêve, mais un rêve qui anticipe une transformation politique majeure, pas un fantasme qui réécrit nos histoires pour les conformer au récit national français.

Au-delà de la symbolique, les mouvements de l’immigration et des quartiers populaires ont défendu, de la marche pour l’égalité jusqu’à aujourd’hui, que l’on défasse le lien entre la citoyenneté – la jouissance de droits égaux – et la nationalité. Pourquoi devoir se conformer à la nation française pour pouvoir voter, travailler et être soumis aux mêmes lois que tout citoyen français ? C’est aussi cet héritage des luttes de l’immigration que la campagne du CCIF passe à l’as.

Nous ne pourrons pas mettre en œuvre une transformation de cette ampleur autrement que par la lutte. La raison à cela est que l’identité nationale n’est pas seulement affaire de représentations, d’une guerre d’images. Elle est encore moins une question de « dialogue entre religions ou communautés », comme semble le sous-entendre la présence d’un rabbin et d’un prêtre catholique sur l’affiche du CCIF. L’identité française s’appuie sur des institutions, sur les structures profondes de la société française.

Splendeur et misère de la communication

Moi, ma boussole c’est le colonel Bendaoud. Je ne croirai jamais à l’intégration. Mais je dois reconnaître avec dépit que c’est une très forte aspiration. Même si la campagne a eu ses détracteurs, elle a aussi eu ses fervents soutiens, elle a suscité de l’enthousiasme, de l’espoir et elle a su mobiliser. C’est là un autre de ses aspects positifs : toute mise en mouvement des indigènes est bonne à prendre. Elle révèle un potentiel et montre à quel point les indigènes sont fatigués d’être des indigènes, qu’ils aspirent à la paix, au respect, à la justice. Cette aspiration contredit précisément l’idéologie dominante qui nous décrit comme des corps réfractaires à la civilisation. Dès lors, le succès de la campagne montre combien nos prétentions sont modestes. Et effectivement, le projet de la campagne est modeste. Au besoin d’intégration, la campagne oppose plus d’intégrationnisme encore – d’abord en niant le caractère structurel du racisme.

Les auteurs de la campagne le disent d’emblée : son objet est de s’adresser à « l’islamophobie émotionnelle ». Selon cette conception, pour combattre le racisme, il faut avant tout montrer – notamment par l’exemple – que le discours dominant a tort de s’en prendre aux musulmans. Il s’agit de déconstruire les préjugés. Mais où va, et jusqu’où peut aller une telle démarche ?

Combattre les préjugés c’est, de l’aveu même du porte-parole de la campagne Marwan Muhammad, montrer que « les musulmans français viennent de toutes les origines, de toutes les cultures », voire qu’ils sont de toutes les « appartenances socio-professionnelles(4) ». Cette préoccupation se traduit dans les visuels par une mise en exergue de figures musulmanes atypiques. Il y a d’abord une affiche qui représente « une famille française » : on y voit un couple de Blancs convertis à l’islam, la femme couverte d’un voile et « enseignante ». L’homme est « charcutier ». Bien sûr, la charcuterie halal existe mais, malgré tout, celle-ci est spontanément associée au porc. Un hasard ? Il s’agit de dire qu’on peut être musulman et contredire les attentes du discours dominant : on peut être musulman et correspondre aux stéréotypes d’une famille française blanche – étonnamment très « souchienne ». Les deux fillettes blondes, bien plus qu’un fantasme d’indigènes qui se rêvent blancs, représentent l’idéal type du Français blanc qui se rêve suédois et que l’indigène assoiffé d’intégration s’approprie. L’indigène rêve du rêve du blanc.

Une autre affiche présente une « galerie de portraits », en majorité d’indigènes, chaque vignette étant associée à une profession, liée par des flèches qui explicitent la relation que chaque personnage entretient avec son voisin sur l’image. Ce visuel représente de façon notable un grand nombre d’indigènes appartenant à des catégories supérieures : « maire », « avocat », « notaire », « banquier », « patron »…

Pour combattre les préjugés, là encore, le CCIF choisit de liquider la question raciale. Liquider la question raciale en refusant que les musulmans soient discriminés, en dernière instance, non en tant que « citoyens de confession musulmane », mais en tant qu’indigènes. Liquider la question raciale en choisissant de montrer des musulmans qui ressemblent à des Blancs. Liquider la question raciale en présentant une « photo-instantanée de ce que pourrait être la société française(5) » où les indigènes sont plutôt cadre qu’intérimaire, plutôt maire que chômeur, plutôt notaire que femme de ménage. Occulter par là-même que la question raciale signifie aussi que l’immense majorité des indigènes sont cantonnés aux catégories les plus défavorisées et les plus pauvres de la société.

Quand on se donne pour ambition de déconstruire l’islamophobie par la « communication » et la « pédagogie », on doit tenir compte de la perception des Blancs. On doit montrer ce que l’idéologie raciste considère a priori comme des images positives ou négatives de l’islam. On ne peut pas « déconstruire les préjugés » en montrant des lascars, des blédards, des chibanis, des caissières ou des mères au foyer. On ne fait pas de la communication avec le peuple des indigènes. Or on ne peut pas vaincre le racisme d’État sans le peuple des indigènes, sans les quartiers populaires. Car vaincre les « discriminations » impliquerait le démantèlement des lois et décrets islamophobes, et plus généralement toutes les mesures législatives et les appareils répressifs qui cimentent le racisme structurel et, au-delà, transformer en profondeur les rapports de la France à ses anciennes colonies comme avec le reste des pays du Sud. Vaincre, c’est aussi mener des réformes qui portent un authentique projet politique aux champs d’action très variés : pour renverser la politique étrangère de la France, pour combattre le chômage et la précarité dans les quartiers populaires, pour réhabiliter les mémoires de l’esclavage, des crimes coloniaux et des victoires de nos résistances, à l’école et à l’université, dans l’espace médiatique et dans la politique culturelle, etc. Ces transformations, ce projet politique, ne pourront pas être menés sans force politique, sans la participation active et autonome du peuple indigène avec ses bruits et ses odeurs, sans la mise en mouvement des quartiers populaires.

Il ne s’agit pas de demander à une campagne de communication de faire état de l’ensemble de ces problématiques. Il s’agit de souligner que cette campagne prétend transformer les opinions racistes en marginalisant la population capable d’imposer un rapport de force à la société blanche. On en revient à la modestie du CCIF…

Intégration versus crise

Car l’un des aspects sans doute les plus problématiques de la campagne est sans doute sa manière de représenter des indigènes « normaux ». En effet : surreprésentation des indigènes « qui ont réussi ». Synonyme du « quand on veut on peut ». Comme avec la nation : l’égalité est « déjà là » de sorte que la preuve que les indigènes font bien partie de la nation est qu’ils occupent des responsabilités de haut rang.

On ne peut pas abattre le racisme avec une telle stratégie. D’abord parce que la classe moyenne, même si elle existe, est encore fragile mais surtout parce que le projet de la faire émerger est déjà une stratégie de gouvernement. La tension est telle dans les classes populaires qu’il est urgent pour les Etats majors blancs de trouver des alliés qui fassent tampon entre les masses et une élite indigène. C’est par la cooptation des mosquées, de quelques chefs d’entreprise, de personnages politiques et publics que l’État tente de juguler, d’endiguer la résistance indigène en offrant à quelques élus l’opportunité de réussir ou de participer au pouvoir raciste – à la condition de s’y soumettre et de se conformer au monde blanc. Ainsi, on ne s’étonnera pas que Soros ait bien voulu financer la campagne.

Cette stratégie est non seulement dangereuse, mais elle est vouée à l’échec. La crise et l’austérité accélèrent la montée du chômage. Qui sont les derniers embauchés et les premiers licenciés, quel que soit le poste et la qualification, entre un Blanc et un indigène ? D’autre part, l’érosion de la classe moyenne, sa dévalorisation et précarisation sociale croissantes, entament d’autant l’ambition de constituer une classe moyenne indigène. En premier lieu, ce que les statistiques appellent « catégories intermédiaires » dans laquelle nombre des descendants d’immigrés se sont retrouvés – ce qui constituait une forme d’ascension sociale -, se rapprochent d’année en année du niveau de vie des catégories ouvrières et employées.

Les perspectives sociales de l’ensemble de la population française, et en particulier celles de la classe moyenne, ne cessent de s’éroder ; le secteur public – par lequel l’État pourrait envisager de fournir des postes de cadre à des indigènes – est condamné par les coupes budgétaires. Dans ces conditions, que pouvons-nous attendre d’autre qu’une compétition accrue sur le marché du travail et, par ricochet, dans l’ensemble de la vie sociale, entre indigènes et Blancs ? Décidemment, Bendaoued est une bonne boussole !

Une autre civilisation s’impose

Quand les Blancs perdent leur triple A , les plus puissants d’entre eux mettent tout en œuvre pour sortir de la crise sur le dos des moins favorisés. Parmi eux, les Blancs licenciés, précarisés, abandonnés par l’État social, n’ont plus que leur blanchité à faire valoir contre les descendants d’Africains, les indigènes. Leur État-nation, leur république, leur laïcité sont leur seule fierté, le salaire psychologique et moral qui compense la dégradation de leurs existences. Parce qu’ils ont un peu plus que nous, ils seront complices, parfois à leur insu, mais de plus en plus activement, de l’aggravation de nos conditions face à la police, la justice, dans l’accès à l’emploi. Leur compétition sera sans merci, que l’on soit cadre chez EDF ou un ouvrier des travaux publics. Les prolétaires blancs croiront tirer leur épingle du jeu à peu de frais, mais nous savons qu’ils prépareront ainsi les catastrophes à venir.

C’est leur civilisation, c’est leur État-nation qui les précipitent dans la barbarie : la barbarie économique, militaire et répressive. Notre salut à nous, c’est de savoir que nous serons (que nous sommes) les premiers à en subir les conséquences. Notre salut, c’est d’être à mêmes de proposer un autre espace politique, un autre projet politique, une autre civilisation.

La lutte sera longue. Il n’y aura pas de raccourci par la communication ou par une imagerie consensuelle. C’est bien par notre ténacité que nous construirons les rapports de force qui, demain, nous donneront une existence politique. Pour oser vaincre, il faut oser la lutte décoloniale.

Houria Bouteldja, membre du PIR

(1)http://noussommeslanation.fr/

(2)http://www.bakchich.info/france/2012/11/12/quand-la-ratp-refuse-une-campagne-contre-lislamophobie-61929

(3)Une légende rapporte que vers la fin du XIXe siècle, le premier Saint-Cyrien algérien du nom de Bendaoud avait réussi à franchir les échelons de la hiérarchie militaire pour se retrouver colonel dans l’armée française. Un jour, lors d’une réception où il y avait des personnalités du gouvernement français en visite en Algérie, le Colonel Bendaoud se vit refuser l’entrée, alors que des officiers moins gradés que lui y étaient acceptés. Bien évidemment, la différence est que lui était un « indigène ». Même sa bravoure et son courage dans les combats au sein de l’armée française, l’attachement qu’il vouait sincèrement à la France qu’il aidait d’ailleurs de son mieux dans son œuvre de colonisation, ne lui auront finalement pas servi à grand chose. »

(4) http://www.noussommeslanation.fr/blog/video-presentation-visuel-3-galerie-de-portraits/

(5)Ibid.

(6)http://www.indigenes-republique.fr/article.php3?id_article=1762

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